Expérimentation, Recherche d’inspiration (1907-1918)
3. Elaboration des projets : de la commande à l’approbation l’approbation
3.3. Le cadre réglementaire
3.3.2. La Préfecture de Police et la sécurité publique
Outre le permis de construire, les projets de salles de spectacles doivent obtenir l’autorisation du Préfet de Police ; ainsi, en parallèle avec les architectes voyers, le Bureau des théâtres de la Préfecture de Police est chargé d’examiner les plans des cinémas pour approuver leur convenance en matière de sécurité. Or, les archives de la Préfecture de Police, pour cette période, ne sont pas aussi bien conservées que celles de la Préfecture de la Seine135. Il nous est donc impossible d’apprécier les interventions concrètes et la réelle part du Bureau des théâtres dans la modification des plans de cinémas. Par conséquent nous nous contenterons d’étudier et de commenter les règlements établis par la Préfecture de Police. Le premier texte règlementaire mentionnant nommément les cinématographes date de 1898 ; il s’agit de l’ « Ordonnance concernant les théâtres, cafés-concerts et autres spectacles publics » du Préfet de Police promulguée le 1er septembre de cette année. Cette ordonnance, rapportée par celle du 10 août 1908, n’a été appliquée qu’aux établissements créés en 1907. Elle mérite, néanmoins, étude et analyse particulière notamment dans la perspective de retracer l’évolution de la réglementation des cinématographes. Le texte initial comprend 113 articles sous quatre titres dont les deux premiers décrivent longuement (articles 1 à 97) les dispositions à respecter dans les théâtres ; de la construction en général à l’éclairage, du service médical à la police des représentations. C’est sous le troisième titre, intitulé « Des cafés-concerts et autres spectacles publics », que l’on retrouve les seuls passages intéressant les cinématographes. L’article 98 de cette ordonnance inclut le cinématographe dans les spectacles publics dont l’exploitation est soumise à une
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autorisation préalable de la Préfecture de Police. Il est précisé par la suite que la demande d’une telle autorisation devra être accompagnée, « s’il y a lieu », des plans et coupes à l’échelle de 0,02 cm pour mètre, en triple expéditions avec l’indication du nombre de places, et que « l’autorisation ne sera accordée qu’après l’enquête et exécution des prescriptions reconnues nécessaires pour assurer la sécurité du public »136. Ainsi, d’une part, les exploitants de certains établissements, probablement ceux aménagés dans le bâti existant, sont dispensés de fournir les plans et coupes de leurs salles. D’autre part, les élévations n’étant pas exigées, la préfecture ne s’intéresserait qu’à la disposition intérieure des salles, et ce jusqu’en 1908 où ces deux traits seront modifiés.
Malgré la nette distinction faite, dans ce texte, entre théâtres et autres salles de divertissements, l’article 99 prescrit, pour tout établissement de spectacles, la plupart des mesures imposées aux théâtres.
Les dispositions de la présente ordonnance, y lit-on, établies pour les théâtres, en ce qui concerne les loges d’artistes, l’éclairage électrique lorsqu’il sera appliqué ou imposé, les lampes de secours, le chauffage, la ventilation, les dégagements, la circulation intérieure et la sortie du public sont applicables aux cafés-concerts et autres salles de divertissements publics.137
Ces derniers ne sont, en fait, exempts que des prescriptions concernant la scène, et cela pour cause : l’article 104 ne leur admet qu’une « scène sans machination, sans dessus ni dessous ». Parmi les dispositions communes aux théâtres et autres établissements, celles qui affectent le plus la conception architecturale des cinémas concernent la circulation du public, notamment les escaliers qui « seront toujours droits sans quartiers tournants », et d’une largeur proportionnelle au nombre de spectateurs et au moins de 1m50138. De même, la largeur des dégagements et des sorties doivent être proportionnelles à l’importance de la salle et jamais inférieures respectivement à 2m et 4m139. Aussi, pour la disposition et la desserte des places, certaines normes sont établies ; les sièges devront être disposés en rangs distancés au moins de 0m45 et desservis par « des chemins d’au moins 1m de largeur et en nombre suffisant pour assurer une prompte évacuation »140. Quant à la ventilation, il est seulement édicté : « tout chauffage, par quelque méthode que ce soit, doit être
136 Bulletin municipal officiel, 17ème année, N° 258, 24 septembre 1898.
137 Ibid.
138 Ibid. Article 24.
139 Ibid. Articles 27 et 28.
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accompagné d’une ventilation énergique d’air salubre, en quantité suffisante »141. Sur l’éclairage, l’article 41 précise qu’ « il ne pourra être fait usage, pour l’éclairage du théâtre, que de la lumière électrique ». Cependant, l’article 101 de l’ordonnance précise que « l’éclairage électrique pourra être imposé à tout café-concert ou salle de divertissements publics lorsque la sécurité publique l’exigera », ce qui sous-entend que l’obligation de l’éclairage électrique dans les théâtres ne s’appliquerait pas nécessairement à tous les autres établissements de spectacles.
Sous le troisième titre de cette ordonnance, on retrouve un paragraphe intitulé « Dispositions spéciales aux cinématographes ». Celles-ci au nombre de neuf, constituent l’article 108 de l’ordonnance, et concernent, toutes, de manière directe ou indirecte, l’aménagement de la cabine de projection. Cette dernière devient désormais un élément indispensable des salles de représentations cinématographiques. L’aliéna 2 de cet article exige des directeurs de cinématographes de « placer l’appareil de projection dans une cabine construite en matériaux incombustibles et du côté opposé à la sortie du public »142. Cette prescription avec l’obligation d’ « aérer la cabine à l’aide d’une ouverture ménagée dans le plafond et garnie d’une toile métallique à mailles fines »143, sont, d’ailleurs, les seules à impliquer un effet concret sur l’architecture des salles. Cependant, une tolérance semble être accordée quant au positionnement de la cabine du côté opposé à la sortie du public, car dans la plupart des salles établies en 1907, cette prescription n’est pas observée. En tout cas, le restant des dispositions imposées sont aussi toutes des mesures contre les risques d’incendie, encore que de nature « non-architecturale » comme par exemple l’interdiction d’utilisation de lampes à carburateur oxyéthérique pour la lumière de projection, la défense de fumer dans la cabine, ou encore l’obligation de « recueillir les pellicules au fur et à mesure qu’elles se déroulent dans une caisse métallique ». D’autres mesures exigent de « placer à portée de la main des opérateurs deux seaux remplis d’eau », et de « ne pas faire usage de lampe à incandescence mobile et mettre les conducteurs électriques sous moulures ». Pour expliquer ces prescriptions à la fois sommaires et ciblées, il faudrait rappeler le contexte dans lequel ce règlement est établi ; d’une part le cinématographe, à ce moment, n’est en exploitation que depuis à peine deux ans, souvent, de manière provisoire, dans diverses salles de spectacles. Les établissements consacrés exclusivement au cinématographe sont encore rarissimes sinon inexistants. D’autre part, cette ordonnance est rédigée un an après le drame du Bazar de la Charité où un incendie avait éclaté dans la petite salle affectée au cinématographe. Cet accident avait fait une centaine de victimes
141 Ibid. Article 39.
142 Ibid. Article 108, alinéa 2.
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parmi les dames et la jeunesse de l’aristocratie. L’enquête révéla que le feu s’était déclenché dans la cabine de projection ; une cabine bricolée en bois et camouflée dans des étoffes, où la lumière du cinématographe provenait d’une lampe à carburateur oxyéthérique ; les pellicules, en se déroulant, se tassaient, à l’abandon, sous une table ; et cela juste au moment où l’opérateur eût grillé une allumette pour rallumer une lampe144. Ainsi, toutes les prescriptions de l’ordonnance de 1898, concernant les cinématographes, semblent à la fois basées et limitées aux leçons tirées de ce sinistre événement.
Une dizaine d’année plus tard, un nouveau texte, pareillement intitulé « Ordonnance concernant les théâtres, cafés-concerts et autres spectacles publics », est édicté par le préfet de police145. Sur le fond, à quelques modifications et compléments près, le texte reprend les mêmes principes et normes, mais dans sa forme, il est entièrement restructuré. D’abord, les prescriptions sont énoncées de façon plus détaillée et constituent 238 articles (au lieu de 113 pour le précédent texte). Elles sont regroupées sous neuf titres représentant les thèmes abordés tels que « dispositions générales », « construction et aménagement », « dégagement de la salle », « chauffage, ventilation et hygiène », « éclairage », « secours contre l’incendie », « dispositions spéciales à certaines attractions », « mesures d’ordre et de police » et enfin « dispositions exceptionnelles et mesures d’application ». La distinction initiale entre théâtres et autres établissements est ainsi estompée en faveur d’une catégorisation plus générale des salles. En effet, ce nouveau règlement, plus exigeant et minutieux, soumet « la construction ou l’exploitation de tout établissement où seront donnés des spectacles … ou divertissements quelconques comportant l’admission du public » à une demande d’autorisation. Cette demande devrait être adressée à la préfecture de police avant le commencement des travaux. Par surcroît, il est précisé que dans tous les cas, seront joints à la demande des plans détaillés, y compris le plan des installations électriques, coupes et élévations. Ceux-ci indiqueront, par étage et par « espèces » [sic], le nombre de places et la largeur des dégagements. Les établissements « sont divisés en trois catégories suivant les dangers que peuvent représenter les installations et les aménagements de la scène » ; ainsi sont appelés de la 1ère catégorie les établissements qui comporte une scène
machinée avec dessus et dessous ; de la 2ème catégorie, ceux ayant une scène non
machinée sans dessous ni dessus ; et de la 3ème catégorie, ceux qui n’ont pas de scène mais peuvent comporter une estrade fixe ou mobile. « La classification d’un établissement dans une catégorie, est-il précisé ensuite, est déterminée par la destination habituelle de cet établissement … »146. Dans les articles suivants, les prescriptions spécifiques à chaque
144 Pour le récit détaillé de cet événement voir Meusy 2002, pp. 53 à 57.
145 Bulletin municipal officiel, 27ème année, N° 231, 26 août 1908.
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catégorie d’établissement sont répertoriées par thèmes. Les cinématographes faisant partie, pour la majorité, des établissements de la 3ème catégorie. L’autre nouveauté de ce texte réside dans la prise en compte du nombre de places des établissements, notamment, en relation avec l’emplacement et l’isolement de la salle. L’article 7 de ce règlement décrète :
Tous les établissements de la 1ère catégorie et ceux des 2ème et 3ème catégories pouvant contenir au moins 500 personnes devront avoir à chaque étage sur une ou plusieurs rues, une façade d’au moins 6m de largeur, en ajoutant que, la largeur des façades sera augmentée à raison d’un mètre par 100 personnes en plus des 500 premières.
De plus, pour les établissements d’une capacité entre 1500 et 2000 places, une façade sur deux rues ou un isolement sur deux faces est prescrit. Lorsque le nombre de places dépassera les 2000 sans atteindre 3500, une façade sur trois rues ou un isolement sur trois faces, et enfin au-delà de 3500 places, l’isolement de l’établissement sur toutes ses faces sont exigés147. Nous avons déjà remarqué les conséquences de ces normes dans l’évolution de la structure des parcelles affectées aux cinémas, particulièrement à compter de 1910148. L’agrandissement progressif des salles à partir de cette date, entraîne, sous l’effet de ce règlement, l’installation des cinémas dans des parcelles d’angle, traversantes, ou encore bénéficiant de droit de passage sur les propriétés voisines.
Les articles 14 à 40 de l’ordonnance traitent de la disposition de la scène, et ne s’appliqueraient pas aux établissements cinématographiques. Les articles 41 à 59 abordent la construction de la salle. Ils reprennent en général les termes du texte précédent qui insistaient particulièrement sur l’usage des matériaux incombustibles et la couverture des parties en bois (poutres, poteaux, charpente, etc.) par une enveloppe résistante au feu. En ce qui concerne les dégagements, en revanche, le positionnement de la salle par rapport au niveau de la rue fait l’objet de normes jusqu’alors inédites. Selon l’article 60 « les places du rez-de-chaussée ne pourront jamais être à un niveau inférieur à 3m50 en contrebas des sols extérieurs » ; une mesure préventive contre l’installation des salles dans de profonds sous-sols, disposition qui n’est pas pourtant très courante à cette époque. L’article suivant règlemente le niveau du rez-de-chaussée de la salle en contrehaut de la rue. Pour les établissements de la première catégorie et ceux de la deuxième catégorie contenant plus de 500 personnes, il ne pourra être supérieur à 4 mètres. Dans les établissements contenant moins de 500 personnes, ainsi que ceux de la troisième catégorie, la salle ne pourra être
147 Ibid. Articles 8, 9 et 10.
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placée à plus de 8m en contrehaut de la rue. La largeur des dégagements et des sorties mises à la disposition du public est également définie en fonction de nombre de spectateurs. Dans les salles d’une capacité entre 100 et 500 personnes, au moins deux sorties, et en plus des 500 premières, par chaque groupe de 250 personnes, une sortie supplémentaire sont exigées. Les largeurs minimums des sorties et des dégagements intérieurs sont fixées respectivement, à raison de 0m80 et 0m60 pour 100 personnes. La disposition des escaliers fait aussi l’objet de prescriptions semblables ; par surcroît, le nombre de marches entre deux paliers d’une volée d’escalier est limité à 20 ; la largeur minimum de chaque volée d’escalier à 1m20. Concernant les chemins de circulation dans la salle, des normes plus précises sont instaurées ; les articles 92 à 98 énoncent notamment que les places doivent être desservies par des passages perpendiculaires aux rangs de sièges, de largeur d’au moins un mètre et en nombre suffisant « de manière que chaque spectateur, pour atteindre un passage, ne devra jamais être obligé de passer devant un nombre de sièges supérieur à sept »149. Ce nouveau texte est nettement plus abondant (articles 60 à 99) et plus méticuleux en ce qui concerne les normes de dégagement de la salle, comme d’ailleurs les prescriptions en matière de l’éclairage. Ces dernières constituent, à elles seules, 48 articles de l’ordonnance. La lumière électrique est imposée comme le seul mode d’éclairage admis dans les établissements de la 1ère et de la 2ème catégorie ; néanmoins, il est ajouté que, « à titre exceptionnel et par dérogation spéciale », l’éclairage au gaz pourrait être toléré dans certains établissements de la deuxième catégorie. Les caractéristiques des équipements autorisés (câbles, fils conducteurs, tableaux de distribution, lampes, rhéostats, etc.) sont définies par les articles suivant. Sur le chauffage et la ventilation, en revanche, le règlement demeure aussi succinct que le précédent. Hormis l’interdiction du chauffage « au moyen de calorifère à air chauffé directement par le feu », il réitère les termes de l’ordonnance de 1898. Quant aux mesures de secours contre l’incendie, la nouveauté réside dans l’exigence de l’installation d’une canalisation d’eau en pression dans tous les établissements, complétée dans les salles de la 1ère catégorie, par une seconde canalisation en pression suffisante pour défendre les parties hautes.
Sous le septième titre de cette ordonnance, intitulé « dispositions spéciales à certaines attractions », sont répertoriées, en 16 articles, les prescriptions concernant les cinématographes ; elles sont suivies de quelques consignes (5 articles) sur la « ménagerie et exhibition des animaux » et « attractions dangereuses » ! Focalisant sur la cabine, le nouveau règlement reprend et complète les neuf prescriptions de l’ordonnance de 1898. Quelques modifications importantes sont néanmoins à remarquer : d’abord, l’instauration de
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dimensions minimums pour la cabine. Désormais, elle devra avoir au moins 1m60 de longueur sur 1m35 de largeur150 ; à noter que la hauteur de la cabine ne fait pas encore l’objet de norme précise. Ensuite, le même article décrète que la cabine « sera d’un accès facile et située de manière à ne pouvoir nuire à la sortie du public dans le cas où le commencement d’incendie surviendrait à l’intérieur ». Ainsi est abrogée la prescription de l’ancienne ordonnance exigeant que la cabine soit installée du côté opposé à la sortie du public ; une disposition, du reste, rarement observée. L’interdiction de placer les spectateurs à moins de 2 mètres de la cabine151 est encore un apport de ce nouveau règlement ainsi que l’obligation, sauf autorisation exceptionnelle, de l’usage de la lumière électrique pour les
projections. Une nouvelle mesure qui entraîne également une « conséquence
architecturale », est formulée dans l’article 188 ; d’après celui-ci : « Il n’y aura dans la cabine que la bande en service sur l’appareil ; les autres bandes seront renfermées dans des boîtes métalliques placées dans une resserre isolée du public et ventilée ». Cette disposition est à l’origine de la création d’une pièce comme réserve ou magasin de films souvent contiguë à la cabine de projection. Au demeurant, les dispositions de cette nouvelle ordonnance constituent des mesures préventives contre l’éclatement de feu dans la cabine ou, une fois ceci survenu, contre la propagation de l’incendie à la salle.
De la comparaison des deux ordonnances de Police, il ressort que la postérieure est « architecturalement » plus déterminante, notamment en ce qui concerne la capacité de l’établissement en fonction de son emplacement, l’aménagement intérieur de la salle et la disposition des sièges. Ceci explique partiellement certaines différences entre les salles établies en 1907 et celles des années suivantes ; encore que ces différences paraissent relativement de moindre importance. Par ailleurs, certains cinémas de 1907 observent d’ores et déjà, la plupart des dispositions de cette ordonnance et pourraient avoir inspiré le règlement de la Police. Les projets de la société Cinéma Exploitation sont, de ce point de vue, particulièrement intéressants ; dessinés un an avant l’ordonnance de Police, et malgré des largeurs de salles différentes, ils ne prévoient jamais plus de quatorze places dans une rangée délimitée par deux allées longitudinales, une disposition qui sera formulée et prescrite par le nouveau règlement. En fait, ce n’est pas seulement en matière de sécurité que les projets de cette société auraient servi de modèle, comme nous allons le voir, ils ont vraisemblablement influencé, à plusieurs égards, la conception des cinémas parisiens.
150 Ibid. Article 175.
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