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Expérimentation, Recherche d’inspiration (1907-1918)

1. De la fonction au projet

1.3. Une typologie des projets

Le programme que définit la salle de représentations cinématographiques semble, d’emblée, d’une simplicité évidente : outre un espace réservé au public généralement assis comme dans toute salle de spectacle, il consiste à installer un écran en face de lui, ainsi qu’à établir un local abritant l’opérateur et l’appareil. La construction en dur d’une cabine isolant le cinématographe, est prescrite, dès 1898, par une ordonnance de la Préfecture de Police. Auparavant, l’engin magique placé dans la salle, était caché de la vue des spectateurs dans une baraque ou, comme au Salon Indien, dans « une sorte de loge drapée de velours » 65. En 1897, un incendie éclate dans la petite salle sommairement aménagée pour des représentations cinématographiques au sein du Bazar de la Charité, une manifestation caritative organisée par les dames de la haute société parisienne. Faisant une centaine de victimes majoritairement femmes et enfants, ce désastre traumatise le Tout-Paris et entraîne, pour quelques années, la bouderie de la bourgeoisie envers le cinématographe66. C’est dans ce contexte que le Préfet de Police prend l’ordonnance de 1898 réglementant l’établissement et l’ouverture des salles de spectacles. Les leçons tirées du drame de l’année précédente semblent inspirer la majeure partie des prescriptions en ce qui concerne le cinématographe. Ainsi est-il ordonné, entre autres, de « placer l’appareil à projections dans une cabine construite en matériaux incombustibles et du côté opposé à la sortie du public »67. C’est à compter de cette date que la cabine de l’opérateur devient l’élément concret qui caractérise les salles autorisées à donner des représentations cinématographiques. Aussi, lorsqu’une dizaine d’années plus tard, les premiers projets de cinémas sont dessinés, il est question de créer une salle de spectacle a priori quelconque, intégrant néanmoins deux éléments spécifiques, l’écran et la cabine dont le positionnement réciproque et par rapport au public s’avère d’une importance primordiale.

65 Deslandes 1966, p. 231.

66 Pour le récit et les conséquences de cet événement voir Meusy 2002, pp. 53 à 60.

67 L’article 108 de l’ordonnance du 1er septembre 1898 de la Préfecture de Police, Bulletin municipal officiel, 17e

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Ces premiers projets de cinéma correspondent à ceux qui sont soumis aux services d’architecture de la ville pour obtention de permis de construire. Que pour un projet, un permis de construire ait été demandé ne signifie pas qu’il s’agit nécessairement d’élever un bâtiment neuf ; à l’inverse, toute modification du bâti existant n’est pas, à cette époque, assujettie à l’approbation de la Préfecture. En fait, le permis de construire est alors, d’une part, une mesure d’hygiène contre l’insalubrité, et d’autre part, un moyen de maintenir les alignements fixés pour les voies. De ce fait, il n’est obligatoire que pour les projets affectant l’un de ces deux aspects68. Ceci explique l’écart entre les nombres de salles répertoriées dans l’Annuaire de commerce et les salles ayant obtenu l’autorisation de bâtir. En fonction de la nature et de l’ampleur des travaux, les projets déposés pour le permis de construire pourraient se regrouper en trois catégories que nous désignerons par « aménagement », « restructuration » et « édification ». La catégorie « aménagement » comprend toutes les reconversions en salle de représentations cinématographiques de locaux -clos et couverts- existants, le plus souvent, des hangars, anciennes salles de spectacles, boutiques, salles de café ou brasseries, ateliers d’artisanat, etc. Les principaux enjeux de ce type de projets sont de disposer les rangées de sièges, créer et installer la cabine et l’écran, supprimer le cas échéant quelques cloisons, transformer éventuellement le décor intérieur et la façade, ainsi que modifier au besoin les ouvertures, entrées et sorties. Dans les « restructurations », il s’agit d’établir la salle dans un espace clos mais, au moins en partie, découvert (généralement la cour intérieure ou l’arrière cour d’un immeuble existant). Ici, vient s’ajouter aux enjeux de l’aménagement, le problème de la couverture –construction d’un toit se posant sur les mitoyens ou, parfois, sur une nouvelle ossature indépendante. Enfin, par « édification » nous entendons tout projet consistant à ériger un nouvel édifice pour les représentations cinématographiques que ce soit sur un terrain nu ou à l’emplacement de constructions à démolir. Ainsi, outre les travaux qu’impliquent les deux types précédents, dans une édification, est posée, de façon plus aiguë, la question du parti constructif et celle de la création d’une façade. Cette taxinomie des projets permet d’esquisser quelques hypothèses quant aux enjeux économiques, socioculturels et urbanistiques de la création des cinémas. Nous nous contentons, ici, de certaines constations générales, mais tirerons parti de cette typologie tout au long de notre étude pour une meilleure analyse et comparaison des projets. Aussi faut-il noter, avant tout, qu’abstraction faite des matériaux utilisés, de la qualité de construction et des coûts fonciers, un projet d’édification exige un investissement plus important qu’un projet de restructuration qui, à son tour, est plus coûteux qu’un simple aménagement ; ceci, compte tenu de l’importance des travaux qu’entraînent respectivement ces trois types de projets. Par conséquent, l’importance de chacune de ces

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trois catégories pourrait être en partie indicatrice du niveau des investissements dans l’exploitation cinématographique qui, partant, refléterait la prospérité ou la stagnation de l’industrie du cinéma dans son ensemble.

L’examen de la répartition temporelle des trois types de projet révèle, de prime abord, la prépondérance des édifications pour toute la période de 1907-1918 [Annexes, Graph 3. p. 6]. En effet, des 73 projets de cette période faisant partie de notre corpus d’étude, 42 consistent à élever des constructions neuves, contre 18 projets de restructuration des immeubles et 13 reconversions du bâti existant. Rappelons toutefois que le faible nombre de projets d’aménagement repérés aux archives pourrait résulter du fait que les modifications intérieures seraient souvent exemptes de permission de la préfecture. En tous les cas, le pourcentage annuel d’édifications varie entre la moitié et les deux tiers pour toute la période d’avant la guerre ; 1908 et 1910 exceptés, et pour cause : la conséquence de la crise cinématographique déjà évoquée aux alentours de 1909. L’évolution du nombre annuel d’édifications montre que la première vague des salles de cinéma, en 1907, comporte le plus grand nombre de ce type de projet. Après une baisse abrupte, l’année suivante, ce nombre ne cesse d’augmenter régulièrement jusqu’en 1914, sans toutefois jamais regagner le niveau de 1907. Quant aux restructurations, si l’on excepte la première année, leur nombre annuel reste quasi constant, ce qui est également le cas des aménagements, avec néanmoins une poussée remarquable en 1912 vraisemblablement liée à l’emplacement de ces projets, implantés majoritairement dans les quartiers centraux et déjà structurés de Paris. Nous aborderons progressivement les caractéristiques de ces trois types de projets, sous l’angle de leur répartition géographique, leurs commanditaires et concepteurs, et leurs traits architecturaux. A ce stade, formulons simplement quelques remarques quant à l’importance et à l’ordre de grandeur des salles procédant de chaque type de projets. Dans la catégorie des cinémas aménagés, qui offrent, en 1918, environ 7000 places aux parisiens, on retrouve des salles de 280 à 1200 places avec une majorité comportant entre 300 et 450 places ; la moyenne du nombre des places pour cette catégorie s’élève cependant à 590. En ce qui concerne les cinémas procédant de restructuration, l’éventail est encore plus large : tandis que la plus grande salle de cette catégorie comporte 1230 places, la plus petite n’en compte que 120 ; les 18 salles de ce type, réparties de façon très homogène entre les deux extrêmes, totalisent près de 11000 places, ce dont il résulte une moyenne de 610 places par salle. Enfin, on retrouve la même diversité dans la catégorie des cinémas édifiés qui, proposant ensemble plus de 36000 places, se répartissent entre 200 et 1832 places. On trouve, dans cette catégorie, 13 salles de plus de 1000 places contre 5 salles de moins de 400 places, ce qui donne une moyenne de 865 places par établissement. Les édifications engendrent donc des salles plus importantes que les deux autres types de projets ; en

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d’autres termes, les grands cinémas de Paris, pendant cette première période, sont généralement des constructions neuves. Les restructurations, compte tenu de la diversité de la taille des salles, sont implantées aussi bien dans de petites cours d’immeubles que dans de vastes parties vacantes au cœur des îlots. Enfin, si l’on considère que les aménagements comprennent pour une grande part, les transformations d’anciennes salles en cinéma, il paraît que les grands établissements de spectacles ne tendent pas encore à se convertir en cinéma et que seules quelques modestes salles s’y prêtent. Lors de l’analyse détaillée des projets nous aurons l’occasion de vérifier ces différentes hypothèses.

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