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Expérimentation, Recherche d’inspiration (1907-1918)

4. Conception et composition architecturale

4.2.4. Eclipse des cinémas primitifs (1914-1918)

Pendant les quatre années de la guerre, la construction des cinémas, bien que nettement freinée, ne cesse pas complètement. On recense huit établissements projetés dans cette période dont trois ne seront pas finalement réalisés. Comme nous l’avons déjà remarqué, les projets de cette période se démarquent des précédents, d’abord, par leur répartition géographique, leurs commanditaires et leurs proportions. Implantés pour la

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plupart dans des quartiers aisés ou centraux de la ville, ils sont majoritairement commandés par des sociétés d’exploitation et représentent de grandes salles d’environ un millier de places. Ceci suffit à envisager, d’ores et déjà, qu’ils seraient plutôt des cinémas métis et théâtraux. En effet, seul le Cinéma Park de 1914 s’apparente aux cinémas primitifs de par sa simplicité de disposition et sa sobriété de décor. Ce projet consiste à agrandir et doter d’un balcon la salle existante rue des Pyrénées. Entrepris par un commanditaire particulier, il est abandonné peu après le déclenchement de la guerre. Les plans sont signés par Pierre Gélis Didot, un architecte qui a réalisé, entre 1882 et 1900, une dizaine de projets dans les quartiers centraux de Paris mais aussi dans le XVIe arrondissement. Il a été rédacteur de la revue « L’art pour tous » de 1882 à 1888215, et a publié plusieurs monographies et contribué à divers ouvrages comme dessinateur-graveur216. En tant qu’architecte de cinéma, il ne manque pas non plus d’initiative ; ses plans, malgré leur aspect sommaire, laissent apparaître un dispositif de balcon pour le moins insolite [p. 63]. A l’opposé des différents types de balcon jusqu’alors rencontrés, celui-ci dessine, pour le Cinéma Park, une galerie convexe par rapport à l’écran ; une configuration qui semble plus approprié au cinéma car permettant des places supplémentaires au centre de la salle, là où les conditions de vue sont meilleures. En fait, Gélis Didot n’est pas le seul à proposer, en 1914, une telle disposition. L’architecte Ernest Denis adopte, également, avec quelques semaines d’avance même, un parti presque pareil au Cinérama Maillot Palace [p. 60-61], sauf que ce dernier n’a pas mis son idée en œuvre avec suffisamment d’audace ; l’avancée centrale du balcon n’admet concrètement aucune place supplémentaire, d’autant plus qu’une batterie de loges est aménagée sur le front du balcon et le gain de surface bénéficie, en réalité, à celles-ci. Par conséquent, la tentative de l’architecte Denis semble relever davantage d’une recherche formelle que d’un raisonnement fonctionnel. Par ailleurs, ce jeune bâtisseur, plutôt au début de carrière à cette époque, a brièvement collaboré, au tournant du siècle, avec Gustave Just, l’architecte du Cinéma Poloche en 1911. Il a élevé, depuis 1910, une quinzaine de constructions dans le seul XIIIe arrondissement et restera très actif pendant l’entre-deux-guerres, édifiant notamment un deuxième cinéma, en 1925, dans le XIIe arrondissement217. C’est Gabriel Kaiser, un des pionniers de l’exploitation cinématographique218, qui lui confie la conception du Cinérama Maillot Palace. Le projet résultant, avec ses éléments d’emprunt et son décor théâtral, se range plutôt dans la catégorie des cinémas métis, tout comme trois

215 Fleury 1990, Tome II, p. 74. Pour un aperçu de cette revue bimensuelle portant le sous titre « Encyclopédie de l’art industriel et décoratif », fondée en 1857 par l’architecte Emile Reiber, et publiée jusqu’en 1905, voir

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb327026616/date

216 Citons de ces écrits : L’œuvre de J. Fr. Forty, dessinateur graveur, 1896, Le château Bourbon-l’Archambault avec G. Grassoreille, 1887, La peinture décorative en France du XI au XVIIe siècle avec H. Laffillée, 1892, deuxième tome du

XVIe au XVIIIe siècle, avec Ch. Schmidt, 1897-99. 217 Bertaut (s.d.), Vol. 13.

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autres projets de cette période : l’Alexandra Passy Palace de 1916, le Royal Wagram et le Béranger Cinéma de 1917. Le premier est un grand établissement de 1200 places que fait édifier un dénommé Pierre Ardito sur son terrain sis rue Chernoviz dans le XVIe. Les plans sont signés Alfred Besnard, l’architecte, depuis 1886, d’une quarantaine de constructions majoritairement implantées dans le XVIIIe et le XVIIe arrondissement de Paris. Le cinéma de l’architecte Besnard, vu l’ampleur des espaces d’accueil (grand hall, divers foyers), l’exubérance du décor (immense coupole, arcades, pilastres, moulures, médaillons etc.), ses baignoires à l’orchestre et ses loges de balcon, tend nettement à la théâtralité [p. 65-66]. Il manifeste nonobstant un certain caractère cinématographique en raison de la frontalité du balcon et de la disposition rectilignes des places dans une salle en éventail. La façade de l’établissement, richement ornementée, surtout dans la partie avant-corps, évoque l’entrée d’une gare avec sa grande verrière cintrée, sa marquise semi-circulaire et ses tourelles latérales. Cependant, l’exposition du long mur aveugle de la salle n’est pas sans rappeler la façade typique des cinémas. Proportionnellement comparable à l’Alexandra Passy Palace, le cinéma Royal Wagram, appartenant à une société éponyme et l’œuvre d’un architecte anonyme, est aussi un cinéma typiquement métis. La parcelle en trapèze rectangle est partagée, conventionnellement, entre un hall triangulaire et une salle rectangle [p. 68]. Il dispose d’un double balcon au front légèrement concave occupé par une batterie de loges ; deux traits récurrents dans les salles de ce genre. Cependant, le projet du Royal Wagram se particularise au moins sur deux points : d’abord, l’agencement de l’orchestre et du balcon de manière que le hall d’entrée se trouve à mi hauteur entre les deux, une disposition qui a le mérite de raccourcir l’accès au balcon, mais implique, toutefois, l’établissement du parterre en contrebas du rez-de-chaussée. Ainsi est crée l’un des premiers cinémas partiellement « enterrés ». Deuxième particularité, la façade est couronnée par un grand dôme ; parti inédit, pour ne pas dire extravagant, dans la composition des façades de cinémas. Différents des deux exemples que l’on vient d’étudier, le Cinéma Béranger de la rue de Bretagne, se trouve à mi-chemin entre les salles métisses et les cinémas primitifs [p. 69]. Cet établissement, par ailleurs le plus petit projeté pendant la guerre, est dessiné par Gabriel Veissière, un architecte qui a succédé, en 1910, à son père. Ce dernier avait ouvert, en 1887, son cabinet d’architecte avenue Michel Bizot (XIIe), pour édifier, entre autres, une quinzaine de bâtiments dans le XIe et le XIIe arrondissement. Veissière fils, pour sa part, a construit, avant le cinéma Béranger, quelques immeubles dont la plupart également dans le XIIe arrondissement219 ; les Vessière sont donc « architectes de quartier » par excellence. Qui dit architecte de quartier, dit cinéma primitif : un hall minimal, un balcon droit, des rangées rectilignes, ni loge, ni scène, mais simplement une petite fosse d’orchestre. Quant à

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la façade, un grand médaillon remplace simplement le fronton traditionnel. Cela dit, l’exubérance décorative à l’intérieur de la salle ne va pas sans créer une ambiance sensiblement théâtrale au Cinéma Béranger de l’architecte Veissière.

Les années de la guerre voient aussi trois projets de cinéma-théâtre, dont deux élaborés en 1914 par des sociétés d’exploitation et le dernier établi, en 1917, par l’acteur légendaire Max Linder220. D’abord, la société Victoria Cinéma Théâtre obtient en juillet 1914 le permis d’aménager une grande salle de 1200 places dans un immeuble existant, avenue de la Grande Armée. Mais les circonstances martiales retardent le commencement des travaux et le projet est définitivement abandonné suite à la dissolution de la société commanditaire en 1916221. Ce projet, comme le nom prévu laisse entendre, incarne un théâtre cinématographique : diverses dépendances (hall, foyer, bar) précèdent la salle qui comporte une vaste scène ; deux promenoirs latéraux embrassent les places assises rangées en arc de cercles concentriques ; un balcon semi-elliptique comporte une batterie de loges sur le front et des travées de sièges rayonnantes à l’arrière [p. 67]. La façade, surmontée d’appartements, se compose d’un cadre surchargé autour de l’entrée de l’établissement. Le cinéma Orléans connaît presque les mêmes péripéties que le Victoria Cinéma Théâtre. Implanté sur l’avenue d’Orléans (futur Général Leclerc), cette salle est commandée par la Société générale des grands cinémas, société constituée en octobre 1913, avec un capital de 800000Fr apporté par une troupe de 85 actionnaires parmi lesquels des figures connues du monde de cinéma telles Serge Sandberg, Charles Guerneri, Gaston Bourdilliat222. La demande de permis de construire accompagnée des plans de l’architecte Charles Rouillard, est soumise à la préfecture en juin 1914, mais l’autorisation ne sera accordée qu’en juillet 1916, après quelque modification et même un changement d’architecte. Les travaux commencent, paraît-il, en pleine période de la guerre, sous la direction de l’architecte Lopin. La réalisation du projet avance très lentement ; peut-être s’interrompt-elle pendant quelque temps, car en 1921, la société commanditaire adresse une demande de modifier les constructions en cours selon les plans de Marcel Oudin [p. 92]. Quoi qu’il en soit, le projet de l’architecte Rouillard, le seul datant effectivement de la période de guerre, est marqué par un aspect fort théâtral : la salle y est dotée d’une scène relativement importante, encadrée par une espèce d’énorme édicule richement ornementé ; le décor, sous forme d’encadrements, guirlandes, médaillons, frise et corniche, envahit également les parois latérales [p. 62-63]. Aussi, la façade, dépourvue du caractère expressif du type Cinéma Exploitation, évoque davantage un théâtre de quartier. Au demeurant, la

220 Pour une biographie de cette star voir Linder 1992.

221 Meusy 2002, p. 451 ; Archives de Paris, VO11 1408.

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disposition des places en rangées incurvées, le balcon légèrement concave comportant, à l’avant, des loges, conforte le caractère hybride du projet. Cependant, le plus théâtral des cinémas de cette période est réalisé par la vedette du cinéma muet, Max Linder. Construite dans la cour arrière d’un grand immeuble du boulevard Poissonnière, cette salle de 650 places est dessinée par Alphonse Ernest Conin. Ancien élève de Guadet à l’école des Beaux arts, de la promotion 1881, il est diplômé en 1892 après avoir obtenu le prix Jean Leclaire en 1888223. Il réalise, de 1890 à 1908, plusieurs immeubles de rapport dans le VIIe, VIIIe et IXe arrondissement de Paris224, mais aussi une maison pour un prince russe à Dinard, œuvre, d’ailleurs, inscrite sur la liste des bâtiments protégés de la ville225. Le projet de l’architecte Conin paraît, d’amblée, singulier, car illustrant un balcon de plan circulaire [p. 67]. L’écran étant placé du côté de l’entrée de la salle, l’accès au balcon est assuré par deux escaliers latéraux en arc de cercle dont le prolongement constitue le front du balcon sur le plan. Les places du balcon sont aménagées en rangées arrondies à l’avant et une batterie de loges à l’arrière. Cette salle se caractérise également par un décor luxuriant composé de colonnes et pilastres aux chapiteaux corinthiens, guirlandes et médaillons, encadrements ornementés tant sur les parois latérales qu’autour de l’écran. L’ensemble est couvert, de surcroît, par une immense coupole richement décorée. La façade, en revanche, n’est guère à la hauteur de cette opulente salle. Se résumant à l’entrée du passage d’accès à la salle, elle est flanquée de panneaux d’affiches, de deux colonnes ioniques portant un entablement sur lequel est gravé le nom de l’établissement, le tout abrité par une marquise enguirlandée.

Pendant la période de la guerre, seuls les projets soutenus par d’énormes moyens financiers et une forte volonté des commanditaires parviennent à être élaborés et mis en exécution ; et encore, souvent avec maintes péripéties. Le bilan de ces quatre années est marqué, d’abord, par le développement des salles hybrides, mais surtout des cinémas théâtraux. Ceci pourrait s’expliquer par l’implantation et l’importance des établissements. Cette période est marquée, ensuite, par le déclin provisoire des petites salles de quartier qui représentaient, jusqu’alors, des variantes sophistiquées, parfois améliorées, des cinémas primitifs. Les quelques innovations des années de la guerre proviennent souvent des préoccupations formelles : couronner la façade d’un dôme, disposer le balcon sur un plan circulaire. Seule invention qui procède d’une recherche de solution adaptée au spectacle cinématographique est le balcon avec une avancée centrale, mais elle demeure à l’état de projet suite à l’abandon de l’affaire par le commanditaire. A noter que cette invention est tentée par un architecte ayant plutôt réputation de dessinateur-graveur, dans un projet qui,

223 Delaire 2004, p. 218.

224 Fleury 1990, Tome I.

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par ailleurs, rappelle les cinémas primitifs aussi bien par son implantation que par son caractère architectural.