• Aucun résultat trouvé

Expérimentation, Recherche d’inspiration (1907-1918)

4. Conception et composition architecturale

4.1. Genèse d’un type architectural

4.1.1. Une disposition typique de cinéma

Si l’on se réfère aux dates des permis de construire, les premiers projets de la société Cinéma Exploitation sont le Pathé Gobelins et le Pathé Grenelle, respectivement dans le XIIIe et le XVe arrondissement. Les plans de ces deux cinémas portent la date du 10 août 1907. Devançant de quelques dizaines de jours seulement les autres projets de la société, ces deux exemples manifestent d’ores et déjà un certain nombre de principes de conception. Implantés dans des terrains de dimensions comparables, ces deux exemples diffèrent néanmoins quant à la configuration parcellaire. Le cinéma de l’avenue des Gobelins occupe une parcelle en trapèze rectangle dont la hauteur constitue la façade. La salle du quartier de Grenelle, en revanche, s’étend sur un terrain parfaitement rectangulaire. Les largeurs des deux terrains sur la voie publique sont égales au mètre près, 14m pour le Pathé Gobelins et 14m80 pour le Pathé Grenelle ; mais la parcelle affectée à ce dernier est plus profonde de 2m50, d’où une superficie plus vaste de 100m² et quelques deux cents places supplémentaires. Dans ces premiers projets, la composition des plans accuse un certain souci de symétrie par rapport à l’axe longitudinal. Si la forme régulière du terrain de la rue du Théâtre s’y prête aisément [Annexes, p. 26], dans le cas du Pathé Gobelins, une courette en plan trapézoïdal et un dépôt de films triangulaire ont dû être aménagés dans l’angle saillant,

80

au fond de la parcelle, pour assurer à la salle une configuration symétrique en rectangle aux angles rabattus [Annexes, p. 25]. Dans les deux cas, le plan se décompose en deux parties principales : le hall d’entrée précédant la salle de représentations152. Le hall dont les proportions du plan sont proches du rectangle d’or, s’étend sur toute la largeur de la parcelle et une profondeur de 10m. Il occupe ainsi une place considérable dans la composition du plan. Le mur de face, séparant le hall du trottoir, est percé de trois séries de portes vitrées d’environ 3m de largeur dont les latérales servent d’entrée du cinéma ; celle du centre donne accès à une buvette ouverte sur le hall. Le comptoir de ce bar est symétriquement flanqué de billetteries qui font face aux deux entrées. L’espace libre du hall, formant un U, circonscrit, à la limite de la salle, une courette dans laquelle sont installés deux groupes de WC. De chaque côté du hall, une volée d’escalier, accolée au mitoyen, monte à un palier qui dessert l’entrée du balcon et un local destiné à l’administration. Un autre signe de la recherche d’une composition symétrique : deux pièces dénommées « bureau » embrassent, au niveau du balcon, la petite cabine de projection (environ 2m x 1m). Cette dernière est placée sur l’axe longitudinal du plan, surélevé de trois marches, par rapport au balcon. Une « toiture terrasse » couvre le hall d’entrée. La salle, dans les deux projets, forme un rectangle dont la longueur fait environ deux fois la largeur. Au niveau du rez-de-chaussée (l’orchestre), on y pénètre face à l’écran, par deux allées longitudinales qui, séparant les trois travées de places, conduisent au pied de l’écran. Les places sont, ainsi, disposées en trois travées de rangées droites perpendiculairement aux mitoyens, dont la centrale compte une douzaine de sièges et les latérales chacune six. Cette disposition est à plusieurs égards remarquables : d’abord, les meilleures places, quant à la visibilité de l’écran, celles au centre de la salle, ne sont pas sacrifiées à la circulation ; ensuite, une distance d’environ 2m est laissée entre l’écran et les premières places, ce qui témoigne de l’attention portée à la vue des spectateurs des premiers rangs. Enfin, comme nous l’avons évoqué, la disposition adoptée par l’architecte Malo observe une directive qui ne sera prescrite que l’année suivante, par l’ordonnance de 1908 ; prescription qui exigera que chaque spectateur, où qu’il soit assis dans la salle, ne doive pas avoir à passer devant plus de sept places pour rejoindre l’un des dégagements principaux. L’installation des dépôts de films au fond de la salle, côté écran, donc à l’opposé de la sortie du public, est une autre mesure de précaution volontairement prise par l’architecte, et cela malgré l’incommodité qu’implique la distance de ces réserves de la cabine de l’opérateur. L’écran, un carré de 6x6m, installé au centre sur le mur du fond, est surélevé de 2m10. Cette disposition est aussi intéressante : d’une part, elle contribue, avec la légère pente du parquet descendant vers l’écran, à une vision acceptable depuis les derniers rangs. D’autre part, elle permet d’éviter une projection trop biaisée qui entraînerait la

81

distorsion des images. D’ailleurs, une singularité des projets signés par l’architecte Malo réside dans l’indication, en pointillé, des rayons visuels et des rayons de projection et sur le plan et sur la coupe. L’accès au balcon est assuré par deux portes latérales, ce qui entraîne une disposition de places différente de l’orchestre. Les sièges au balcon sont aménagés en deux travées desservies par trois allées longitudinales. Un dégagement transversal relie, à l’arrière du balcon, les deux entrées. Le balcon, dans ces deux cinémas, se différencie nettement des galeries des salles de spectacles traditionnelles : d’une part, il dispose d’un front tout droit, sans aucune avancée latérale, ni bras rejoignant l’avant-scène ; d’autre part, le plancher du balcon n’est pas en gradins mais entièrement en pente à raison de 10cm pour mètre. Ces traits caractéristiques accusent une conception en connaissance de cause, observant la nature du spectacle : il n’est prévu ni place ni loge de côté qui offriraient une mauvaise vue de l’écran. Le plancher du balcon n’est pas en forte inclinaison, ce qui pénaliserait les spectateurs des rangs arrière, et de plus, obligeant à placer la cabine plus haut, entraînerait une projection trop en biais.

La similitude des terrains d’assiette a permis l’adoption des plans presque identiques pour ces deux projets ; dans les autres, en revanche, l’architecte Malo est contraint de revoir et d’adapter ses plans au cas par cas. Cela ne l’empêche pas pour autant de rester fidèle à certains partis, à sa conception générale du cinéma. L’un des principes auxquels il semble se tenir consiste à réserver à la salle une forme rectangulaire, plus longue que large, et ce, quelle que soit la configuration du terrain. D’ailleurs, outre le Pathé Grenelle, seul le projet de l’avenue de Clichy, dans le XVIIe arrondissement, dispose d’une assiette propice à ce parti. Néanmoins, l’architecte n’hésite pas à aménager, comme au Pathé Gobelins, divers locaux dans les parties biscornues des parcelles pour préserver la régularité géométrique de la salle. Seule exception : le cinéma de la rue (plus tard l’avenue) Secrétan dans le XIXe [Annexes, p. 27] ; il s’agit, là, d’établir le cinéma, au fond d’une parcelle, dans une cour de contour très irrégulier. L’architecte se contente alors d’obtenir, non sans quelques artifices, un espace en L pour la salle de représentations. Un autre principe apparemment posé a priori est la disposition des sièges en rangées rectilignes parallèles à l’écran, symétriques par rapport à l’axe longitudinal de la salle. Le seul projet où l’architecte déroge à cette règle est celui de la rue du Faubourg du Temple, dans le Xe arrondissement. Pour transformer le café-concert existant en cinéma, il aménage les places en deux travées dissymétriques, tout en disposant les rangées latérales en oblique. Cette « innovation » est sans doute censée épargner le torticolis aux spectateurs des places de côté. Or, on peut se demander pourquoi dans les projets suivants, où les salles sont nettement plus larges, ce dispositif n’est plus adopté. Quoi qu’il en soit, cette disposition est rarissime à cette époque et le restera durant toute la période de l’avant guerre, vraisemblablement à cause de la perte

82

de places qu’elle entraîne par rapport à un rangement orthogonal. Une autre mesure salutaire à la visibilité de l’écran est la pente du plancher, encore qu’il en soit fait un usage plutôt timide. Si dans les trois quarts de ces salles, le parquet est légèrement incliné vers l’écran, cette pente ne dépasse jamais 1cm pour mètre, ce qui pourrait, à peine, présenter un avantage par rapport à un sol horizontal. Cela dit, peut-être est-elle jugée suffisante attendu que l’écran est en général placé à 2m10 en contrehaut du sol. Par ailleurs, dans la salle de la rue de Belleville, la seule où le parquet est laissé horizontal, l’écran est surélevé de 2m75 comme pour remédier au défaut de pente [Annexes, p. 30]. Quant à la salle de la rue du Faubourg du Temple, comme il s’agit de modifier une salle existante, le sol horizontal serait le legs du café-concert au cinéma.

L’entrée, la sortie et les dégagements des salles, malgré quelques différences de moindre importance, respectent les principes des deux projets précédents. On pénètre dans la salle toujours face à l’écran, et lorsque cela est possible, des sorties sont aménagées dans les parois latérales et/ou du côté de l’écran. Les dégagements sont prévus de façon qu’aucune rangée ne compte plus de 14 places, qu’aucun rang desservi par un seul dégagement n’ait plus de six places, un principe en avance, et probablement à l’origine du prochain règlement de la Police. Par ailleurs, un certain rapport est observé entre l’aménagement d’un balcon et le nombre de places réalisables au rez-de-chaussée. Dans les salles dont l’orchestre peut contenir plus de 750 sièges, on n’éprouve pas le besoin d’avoir recours à un second niveau de places. Ainsi, hormis les deux premiers exemples, seul le cinéma de la rue Secrétan, ne disposant que de 420 sièges au rez-de-chaussée, est doté d’un balcon qui augmente la capacité de la salle à environ 700 places153. Quant à la disposition de ce balcon, elle est semblable aux exemples typiques notamment en ce qui concerne la frontalité et le rangement des places. De même, l’aménagement et les proportions du hall d’entrée sont subordonnés à la superficie et à la configuration du terrain. Dans les deux projets initiaux, le recours au balcon pour réaliser le nombre de places désiré (750 à 800 places), libère un espace considérable d’une géométrie régulière au rez-de-chaussée, ce qui contribue à traiter le hall comme un élément principal de la composition du plan. En revanche, dans les projets suivants, la plus grande superficie des terrains permet d’atteindre la capacité souhaitable sur un seul niveau, mais aux dépens du hall d’entrée qui voit son espace se réduire. Ainsi au Pathé Clichy [Annexes, p. 29] et au cinéma de la rue de Belleville [Annexes, p. 30], deux salles de plus de 1000 places, la surface du hall atteint-elle à peine 50m² ; au Pathé Vanves et au Bagnolet Pathé [Annexes, respectivement p.31 et 30], on ne peut même plus parler de hall, mais d’un vestibule voire un passage d’entrée. Par

83

surcroît, dans les parcelles de plan irrégulier, la forme du hall est définie telle que la régularité géométrique de la salle soit assurée ; le hall occupe donc l’espace résiduel après l’établissement de la salle et parfois de la cabine occasionnellement installée au rez-de-chaussée. Cette dernière est, en effet, généralement placée à l’étage, sur l’axe longitudinal de la salle, donc sur l’axe de l’écran. Cependant, au cinéma du Faubourg du Temple, le profil particulier de la salle hérité de l’ancien café-concert oblige à aménager la cabine dans le plafond vers le milieu de la salle.

Malgré quelques différences, les huit établissements de la société Cinéma Exploitation ont en commun une disposition intérieure caractérisée par la régularité géométrique de la salle, une circulation facile pour une évacuation rapide, et la visibilité de l’écran à toutes les places. Ces principes vraisemblablement convenu entre l’architecte et le commanditaire, reflètent aussi bien les préoccupations architecturales de composition que les soucis de fonctionnement et l’exigence de rentabilité économique. Matérialisés sous diverses formes, ils incarnent les traits de ce que l’on pourrait qualifier de « type », en se référant à la définition de Quatremère de Quincy. L’auteur de la rubrique « Architecture » du

Dictionnaire méthodique, oppose le type et le modèle pour les définir réciproquement : Le modèle, écrit-il, entendu dans l’exécution pratique de l’art, est un objet qu’on doit répéter tel qu’il est, le type est au contraire un objet d’après lequel chacun peut concevoir des ouvrages qui ne se ressembleraient pas entre eux. Tout est précis et donné dans le modèle ; tout est plus ou moins vague dans le type.154

Ce concept de type nous paraît adéquat pour qualifier la conception du cinéma que l’architecte Malo propose, conception qui se définit davantage par des principes (visibilité, circulation facile, etc.), par des relations structurelles entre les parties et les éléments composant l’ensemble (le nombre de places à l’orchestre d’avec le balcon, la pente du plancher d’avec l’emplacement de l’écran etc.) que par les propriétés mêmes de ces éléments (la forme de la salle, nombre de places par rang etc.).