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Expérimentation, Recherche d’inspiration (1907-1918)

2. Répartition et insertion dans la ville

2.1. Les premiers quartiers du cinéma

2.1.1. Première vague (1907-1910)

C’est un lieu commun que de considérer les Grands boulevards parisiens comme lieu de naissance et terre d’accueil des cinémas ; d’autant plus que les boulevards rimaient traditionnellement, depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, avec les promenades, les divertissements, les spectacles, en un mot avec la vie mondaine des parisiens69. En effet, la première séance cinématographique eut lieu dans un Salon de café du boulevard des Capucines. De surcroît, d’après l’un des seuls inventaires des premiers écrans parisiens70, des 14 établissements proposant régulièrement des représentations cinématographiques avant 1907, neuf se trouvaient sur la ceinture qui relie la Madeleine à la République. Or, toujours selon la même source, cette tendance est bouleversée en 1907, l’année que nous avons prise comme la « naissance architecturale » du cinéma. Sur les 21 « cinémas » qui, d’après Jean-Jacques Meusy, sont ouverts au cours de cette année, un seul est implanté sur les Grands boulevards. Ceci est confirmé par la liste des cinématographes du Bottin du

commerce de 1908 qui ne recense qu’une dizaine de salles de cinéma situées sur les

boulevards parmi la trentaine énumérée pour toute la ville. Ce changement de localisation des salles pourrait s’expliquer par plusieurs éléments : d’abord, la saturation prématurée des Boulevards ; ensuite, le défaut de terrains appropriés (assez vaste et de prix abordable) dans ce secteur ; enfin, le profond changement de statut du cinématographe -de l’attraction au spectacle- qui impliquerait de séduire et de fidéliser un public plus large, partant, de conquérir de nouveaux quartiers.

Pour étudier la répartition des salles dans les arrondissements suivant leurs effectifs, commençons par le XXe qui accueille, durant cette période de quatre ans, non moins de onze établissements cinématographiques. Une grande majorité de ceux-ci (au nombre de huit) s’installent au nord de l’axe Gambetta – Belgrand, sur ou à proximité immédiate de

69 Pour un aperçu de l’histoire des loisirs sur les grands boulevards voir Andia 2000, en particulier « Les loisirs publics et privés », pp. 134-156 ; ainsi que Musée Carnavalet 1985, pp. 83-155.

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deux voies presque parallèles, les rues de Belleville et de Ménilmontant. Deux axes « nord-sud » se distinguent également : la rue des Pyrénées d’une part, et de l’autre, les boulevards de Charonne, de Ménilmontant et de Belleville ; ces deux axes relient respectivement quatre et trois cinémas. Aussi, les deux tiers des cinémas du XXe s’implantent non loin des frontières nord et ouest avec le XIXe et le XIe arrondissement. Derrière le XXe, arrive le XVIIIe arrondissement avec huit salles de cinéma. Ici, la localisation des établissements semble encore plus concentrée ; ils s’installent tous le long des voies nord-sud : d’une part, les deux axes majeurs reliant les boulevards des Fermiers - Généraux et des Maréchaux, l’avenue de Saint Ouen à l’ouest, et les boulevards Barbès et Ornano à l’est, sur lesquels s’alignent trois salles, d’autre part, dans une moindre échelle, les rues Stephenson et Ramey qui admettent chacune un cinéma. Dans le XIXe arrondissement, les cinémas s’implantent autour de deux principales voies convergentes, de part et d’autre du Bassin de la Villette, les avenues de Flandre et Jean Jaurès. Dans le XIVe arrondissement, aussi, les salles sont regroupées autour de deux axes : les rues de la Gaîté et Raymond Losserand ; en dehors desquelles, seule la rue d’Alésia possède son propre cinéma. En revanche, le XVe arrondissement se caractérise par une certaine dissémination des salles ; les cinémas s’y établissent plus distancés les uns des autres et de façon à couvrir presque toute la largeur de l’arrondissement le plus vaste de Paris. Cette affirmation vaut également pour le XVIIe qui, comptant quatre salles, se range à côté du XIIIe. Dans ce dernier, l’avenue des Gobelins se démarque avec deux cinémas à moins de 200 m de distance. Enfin, on arrive aux IX, X et XIe arrondissements qui totalisent une douzaine de cinémas. Dans ce secteur, signalons d’abord la concentration des salles sur la frontière des Xe et XIe, la rue du Faubourg du Temple ; ensuite, l’implantation des cinémas aux confins du secteur, notamment quatre cinémas à proximité des frontières avec les XXe, XVIIIe et VIIIe arrondissements. Reste également à noter la place singulièrement minime des Grands Boulevards parmi les premiers « quartiers du cinéma ». En effet, on ne pourra compter, pour cette période de quatre ans, que deux salles parvenant à fonctionner de façon continue sur les boulevards. Ce tour d’horizon nous permet certaines constatations : tout d’abord la nette disparité entre les rives gauche et droite ; celle-ci comptant près de deux fois et demie plus de salles que celle-là. Ensuite, ce même écart se manifeste entre l’est et l’ouest de la rive droite, autrement dit les arrondissements nord-est de Paris sont les mieux équipés en salles de cinémas. Or, ces quartiers-là ont été, depuis les grands travaux d’Haussmann, la terre de refuge des classes populaires et surtout d’une population ouvrière chassée des quartiers centraux de la ville 71. Si l’on se rappelle la composition du public du cinéma à cette époque,

71 Voir Rouleau 1985, p. 236 ; surtout les cartes de la répartition socioprofessionnelle de la population parisienne à la fin du XIXe siècle, reproduites et commentées pp. 251 et 252, dressées à l’origine, en 1889, par Dr Jacques Bertillon dans l’Atlas de statistique graphique de la Ville de Paris, Service de la statistique municipale, Paris, Masson, 1889.

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constitué majoritairement de familles modestes72, il s’avère que les cinémas vont chercher la clientèle dans son quartier. Par surcroît, d’autres facteurs d’ordre économique et urbanistique, viennent privilégier ces secteurs aux yeux des exploitants : d’une part les prix fonciers moins élevés dans ces secteurs73 permettraient un investissement prudent dans une entreprise dont la destinée n’est pas alors totalement assurée ; d’autre part, ces quartiers annexés à la capitale depuis à peine un demi-siècle et dont l’urbanisation ne s’est pas encore achevée à l’époque74, offrent le terrain nécessaire à la construction de vastes établissements qui produisent de plus importantes recettes et s’avèrent plus rentables que les petites exploitations.

A l’examen des autorisations de bâtir délivrées par la Préfecture, ce constat se confirme. Les dix derniers arrondissements (du Xe au XXe, excepté toutefois le XVIe) se partagent les 23 permis de construire accordés avant 1910, avec néanmoins une nette avance pour le XXe, le XIXe et le XVIIIe [Annexes, Graph 2. p. 6 ; Carte 1. p. 9]. Ceux-ci sont, en effet, l’assiette de 11 projets dont huit visant à construire de nouvelles constructions pour de grandes salles d’une moyenne de 700 places. Outre l’espace disponible dans ces secteurs, aussi bien des terrains nus qu’occupés par des constructions précaires susceptibles d’être démolies, le parcellaire semble offrir, dans ces quartiers, quelques avantages. Comme l’a bien démontré Bernard Rouleau « la parcellisation de l’espace urbain apparaît toujours liée à son organisation viaire, et celle-ci à la mise en place du tissu bâti »75 ; autrement dit les bâtiments forment la rue qui à son tour affecte la parcellisation des terrains. De surcroît, il existe une corrélation entre la typologie des rues et celle des commerces qui s’y installent 76. Sous cette angle, la concentration des cinémas le long de certains axes, phénomène que nous venons de constater, paraît significative. Nous avons en effet remarqué l’importance singulière des limites d’arrondissements de la rive droite dans la répartition des salles, notamment celles du XXe d’avec le XIe et le XIXe, le prolongement de cette dernière entre le Xe et le XIe, les confins du XVIIIe d’avec le XVIIe et enfin les frontières du IXe avec les VIIIe et XVIIIe arrondissements. Certains de ces axes constituent, en réalité, la ceinture des boulevards des Fermiers – Généraux : les boulevards de Charonne, de Ménilmontant, de Belleville à l’est, et ceux de Clichy et des Batignolles à

72 Voir entre autres Durand 1958.

73 Le prix des terrains, à l’époque, variait considérablement d’une rue à l’autre dans un même arrondissement de Paris, notamment en fonction de la superficie, de la largeur de façade, etc. Vers 1905-1906, le mètre carré de terrain dans le XXe (R des Pyrénées, Bd de Belleville et de Charonne) était en moyenne 100 Fr ; dans le XIXe (R de Flandre) et le XVIIIe (Ave de Saint Ouen, Bd Barbès) il pouvait atteindre 200 Fr, dans les arrondissements du centre IIe (R Saint Denis), IIIe (R du Temple), VIIIe (Bd des Batignolles) il dépassait largement les 700 Fr. Cf. Maublanc 1908 ; Halbwachs 1909.

74 Cf. Rouleau 1985, p. 281.

75 Ibid., p. 341.

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l’ouest. Or, une telle concentration d’établissements de loisirs (guinguettes, bals, restaurants, …) autour de cette ceinture n’est pas sans précédent ; ses origines remontent à l’Empire et à la Restauration, sinon à l’époque même de l’élévation de l’enceinte77. Une réputation de « zone de détente » est traditionnellement attribuée aux rives de ces voies majeures ; leur forte fréquentation depuis la fin du XIXe siècle en est, d’ailleurs, un signe78. Quant au restant des frontières d’arrondissements évoquées, il s’agit d’anciennes routes rayonnantes qui reliaient le vieux Paris aux faubourgs, prochains arrondissements de la couronne, telles la rue du Faubourg du Temple et son prolongement, la rue de Belleville, ou encore l’avenue de Saint Ouen. Nous avons également signalé l’importance d’autres voies qui ne sont pas la limite de deux arrondissements, comme les avenues de Flandre et Jean Jaurès. De même que pour les boulevards des Fermiers - Généraux, la fonction de distraction est reconnue de longue date à ces axes de communications de Paris avec sa banlieue et au de-là avec les pays voisins. De ce type de voies, dont certaines sont entrées dans la légende grâce à leurs ambiance et établissements, on a aussi repéré deux autres sur la rive gauche regroupant les cinémas du XIVe arrondissement : les rues de la Gaîté et Raymond Losserand, anciennes routes respectivement de Montrouge et de Vanves 79. Restent enfin deux cas un peu particuliers, la rue des Pyrénées et le boulevard Ornano ; toutes deux de larges voies plus récentes, orientées nord-sud, ouvertes au début des années 1860 donc après l’annexion80, la première reliant les communes de Charonne et de Belleville, la seconde, contournant Montmartre vers le nord. Somme toute, il paraît que la localisation des salles de cinéma dans cette première vague, est définie essentiellement en fonction de facteurs d’ordre urbain, historique et social ; sont effectivement favorisés les secteurs bénéficiant d’un double caractère : d’une part, la traversée de voies majeures radioconcentriques, reliant soit le centre et la périphérie soit les arrondissements entre eux, profitant d’un passé plus ou moins lointain comme zone de distraction ; d’autre part, la proximité des quartiers populeux et populaires côtoyant les zones industrielles de Paris.