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Théorisation, synthèse des expériences (1919-1929)

1. L’essor de l’après guerre (1919-1920)

1.2. Une nouvelle génération de protagonistes

1.2.1. Nouvelles sociétés commanditaires de salle

Avant la guerre, la plupart des projets étaient mis en œuvre par des exploitants particuliers ou des entreprises familiales. Les grandes sociétés d’exploitation se trouvaient à la tête de quelques établissements de centre ville. La troisième vague des cinémas parisiens, au contraire, se caractérise par une forte majorité (deux tiers) de projets commandés par des sociétés anonymes nouvellement constituées. Ceci paraît comme la suite logique de l’organisation de l’exploitation cinématographique amorcée en 1911-1912. Cependant, entre ces deux époques, il existe une grande différence quant à l’implantation des salles. Avant et durant la guerre, les grandes sociétés s’investissaient, en général, dans les quartiers élégants de la ville ; l’après guerre les voit créer des salles aussi bien dans les quartiers pauvres que riches, centraux que périphériques. Comme auparavant, un écart non négligeable existe entre les proportions des établissements des sociétés et les cinémas

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particuliers ; ceux-ci comptent en moyenne 990 places, ceux-là environ 1200. Les exploitants semblent préférer, désormais, constituer des sociétés anonymes pour faire construire de grands établissements, quel qu’en soit l’emplacement. La plupart de ces sociétés commanditaires de cinémas ne possèdent qu’une salle dont elles portent souvent la nomination (Société du Cinéma Saint Marcel, Société Marcadet Cinéma Palace, Société Gambetta Palace etc.). En fait, l’absence de puissants circuits de salles à Paris, ainsi que la pluralité des commanditaires de cinémas, est encore plus remarquable qu’auparavant. Les nouveaux commanditaires, aussi bien les sociétés que les particuliers, sont presque tous propriétaires des terrains d’assiette des salles. Est-ce à dire que les exploitants investissent avec plus d’assurance dans la construction des cinémas ? En tout cas, les salles créées à cette époque connaîtront, presque toutes, une longue carrière qui peut se prolonger jusqu’aux années 1960. Les courtes exploitations de quelques années voire une décennie sont dorénavant rarissimes.

Les nouvelles salles résultent majoritairement de l’engagement de nouveaux personnages et de l’apparition de nouvelles sociétés dans le domaine de l’exploitation. Parmi ces commanditaires, on ne retrouve qu’exceptionnellement des figures connues des années 1910. Louis Aubert fait partie des personnalités qui, impliquées depuis les années d’avant guerre, restent toujours présents et actifs dans le paysage cinématographique parisien au lendemain des conflits. Ayant connu ses premiers succès dans la location des films, il s’était également intéressé à l’exploitation dès 1910. Il a acquis, juste avant le déclenchement des hostilités, non moins de cinq salles implantées dans les quartiers populaires du nord et de l’est (XVIIIe, et XXe)252. Pendant la guerre, il a fait construire le prestigieux Aubert Palace en association avec deux autres figures célèbres du cinéma, Serge Sandberg et Charles Guernieri. Après l’Armistice, il couronne sa carrière d’exploitant en constituant la société des Etablissements Aubert253. C’est au nom de cette société qu’il entreprend, au début de 1919, l’édification du Regina Aubert Palace, un cinéma de 800 places dans le VIe arrondissement. L’année suivante, en tant que l’administrateur de la Société française des théâtres électriques, il est le commanditaire du Moderne Aubert Palace, une salle de 1500 places, sur l’avenue Emile Zola, dans le XVe. Par ailleurs, Louis Aubert suit l’exemple des grandes sociétés de l’avant guerre (Cinéma Exploitation, Cinémas modernes, etc.) en choisissant un même architecte pour la conception de tous ses projets. Un autre personnage, exploitant et commanditaire de cinéma, aussi bien avant qu’après la guerre, est le Comte de Vernou. Celui-ci a déjà été l’un des principaux souscripteurs des sociétés Lutetia Wagram et Royal Wagram, la première constituée en 1913, la deuxième en 1917. Au lendemain de la guerre, il

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est l’instigateur de deux projets de salle ; le Cinéma Saint Marcel dans le XIIIe arrondissement et le Cinéma Magenta Palace dans le XVIIIe. De même, on peut citer l’artiste lyrique, Adolphe Heidet qui était, à la veille de la guerre, l’associé d’Edouard Ratel dans l’établissement du Palais Montparnasse, un cinéma, comme nous l’avons vu, à plusieurs égards novateur. Fort de cette expérience, Heidet décide en 1920 de créer, cette fois pour son propre compte, un grand cinéma dans le Xe arrondissement. A cette fin, il acquiert une vieille salle parisienne quasi cinquantenaire, le Bijou Concert254, le fait entièrement reconstruire en le baptisant Palais des Glaces. Ceux-là exceptés, les autres commanditaires de cinémas en sont à leur première construction de salle ; bien que d’aucuns ne soient pas totalement étrangers à l’exploitation ou à l’industrie cinématographique, à l’instar de deux « légionnaires », l’italien Pierre Cornaglia et l’américain A. Brockway. Celui-ci a dirigé en 1911, pendant une courte durée, l’American Theatre et le Casino de Paris ; celui-là commence à s’affirmer dans l’exploitation parisienne dès la fin de la guerre en acquérant le Cinéma Buzenval et l’Alexandra Passy Palace255.

La plupart des particuliers commanditaires de salle en 1919-1920 sont de nouveaux venus dans le monde du cinéma, souvent des figures inconnues. Aucune trace, non plus, des grandes sociétés d’exploitation d’avant la guerre. Néanmoins, parmi les fondateurs ou les actionnaires des nouvelles sociétés commanditaires, on reconnaît des personnages déjà rencontrés dans les entreprises cinématographiques. Léon Brézillon, par exemple, une figure emblématique de l’exploitation parisienne, commanditaire-exploitant du Palais des Fêtes256

et président de l’influent Syndicat français des exploitants de cinématographes dès 1912257. Il fonde, en septembre 1919, avec Félix Silly, entrepreneur de droits commerciaux et administrateur délégué du Palais des Fêtes, la Compagnie générale des Cinémas Family Palace. Cette grande société anonyme d’un capital de 1250000Fr, a pour objet « la création et l’exploitation de tous établissements ou entreprises cinématographiques, théâtrales et d’attractions » 258. Elle compte parmi ses principaux actionnaires, outre les deux fondateurs, des industriels tels Mack d’Aguilera et Henri Villier, souscripteurs à hauteur de 100000Fr et plusieurs directeurs de cinéma comme Boissel et Demellier avec un apport moyen de 30000Fr. Le reste du capital est assuré par la participation d’une troupe de cent-vingt petits et moyens actionnaires, coiffeur, caissière, imprimeur ou encore commissionnaire et négociateur ; ceux-ci contribuant chacun à hauteur de 100 à 5000Fr. Les deux fondateurs,

253 Pour une notice bibliographique de Louis Aubert voir Passek 2001, p. 45.

254 Pour un court historique de cette salle voir le site officiel de l’établissement : http://www.palaisdesglaces.com/historique.php ; Andia 1991, p. 250.

255 Meusy 2002, pp. 302, 323-324, 484.

256 Sur cet établissement voir Meusy. 2002, p. 305.

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pour leur part, apportent à la société la promesse de vente de trois terrains sis à Paris et sa banlieue (Malakoff et Aubervilliers) ainsi que les autorisations de bâtir et d’exploiter des établissements cinématographiques sur ces terrains259. C’est ainsi que voit le jour, en été 1919, le projet du Danton Cinéma Palace sur le boulevard Saint Germain de Paris. Les nouvelles sociétés commanditaires de cinémas ne sont pas toutes d’une telle envergure ; la Société cinématographique de France en est la preuve. Celle-ci est fondée, en juin 1919, par un industriel de la cinématographie, dénommé Himmelfarb qui s’associe une poignée de gens hétérogène (industriel, auteur dramatique, licencié de droit, imprimeur) pour constituer un fond social de 150000Fr dont les deux tiers, son propre apport « en nature », sous forme d’ « études, travaux et projets relatifs à l’industrie cinématographique […] pourparlers avec les auteurs, les éditeurs, les artistes, les opérateurs et divers collaborateurs … »260. Les autres actionnaires contribuent au capital numéraire de la société chacun à hauteur de 4000 à 14000Fr. Ce grand écart entre les moyens financiers des deux sociétés se reflète dans les projets qu’elles entreprennent ; si la Compagnie des Cinémas Family Palaces fait édifier, outre ses deux salles de banlieue, un vaste établissement de 1200 places au sein du Quartier latin, la Société cinématographique de France se contente d’une seule salle, plus importante en nombre de places (1900 environ) mais dans un quartier beaucoup plus populaire, rue de Belleville dans le XIXe. Ainsi, le rapport déjà constaté entre l’emplacement des cinémas et les moyens financiers des sociétés commanditaires est encore de mise. En est-il de même quant au choix des architectes ? Autrement dit, les sociétés financièrement plus puissantes font-elles appel aux architectes plus réputés, comme cela était le cas avant la guerre ?