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Expérimentation, Recherche d’inspiration (1907-1918)

4. Conception et composition architecturale

4.2.2. Trois niveaux d’inspiration théâtrale (1911)

Les sept projets de 1911 sont partagés entre la spontanéité des premiers établissements cinématographiques et la sophistication typologique inspirée de l’architecture théâtrale. Ils comportent tous quelques éléments des salles de spectacles classiques : scène ou estrade, fosse ou espace réservés aux musiciens, vraisemblablement en raison de ce que les représentations cinématographiques sont désormais immanquablement

169 Cf. Summerson 1991, p. 127.

170 Delaire 2004, p. 183. Il réalise une quarantaine de projets à Paris, entre 1907 et 1935, pour la plupart des habitations implantées dans les trois derniers arrondissements (XVIII, XIX, XXe) ; d’après Bertaut (s.d.), Vol. 13.

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accompagnées de musique172. Parmi ces projets, le Cinéma Saint Michel, le Saint Charles Cinéma Hall et le Cinéma Concert des Familles appartiennent à une catégorie que l’on peut qualifier de « cinémas primitifs ». Le premier, établi dans une ancienne boutique dont l’entresol est supprimé pour faire place au volume d’une salle de 300 places, se caractérise par une disposition rudimentaire : une salle en L suivant la configuration parcellaire, une cabine installée dans un coin de la salle, un écran placé du côté de l’entrée à environ 3m en contrehaut du parquet qui, par ailleurs, est horizontal, une entrée minimale mais aussi un petit espace réservé aux musiciens sous l’écran. Le Cinéma Concert des Familles et le Saint Charles Cinéma Hall [tous deux p. 39], en revanche, s’apparentent, à certains égards, aux salles Cinéma Exploitation ; celui-là occupe une parcelle en trapèze rectangle dont la partie triangulaire est affectée aux diverses dépendances, bureau, scène, loges d’artistes, etc. de manière à préserver à la salle une configuration rectangulaire. Cette implantation de la scène oblige, d’ailleurs, l’installation de l’écran du côté de l’entrée de la salle. A l’intérieur de celle-ci, les 350 places sont réparties symétriquement en deux travées de rangées parallèles à l’écran comptant chacune six places ; trois chemins longitudinaux les desservent. Le plancher de la salle est disposé en pente descendant vers l’écran à raison de 4cm par mètre, et la cabine est montée sur le mur du fond. L’entrée du cinéma se résume à deux passages de part et d’autre de la façade. Quant au cinéma de la rue Saint Charles, disposant d’une vaste parcelle rectangulaire, il comprend une grande salle de 763 places, contiguë à une cour arrière et un passage latéral de 4m50 de largeur. La cabine est établie dans la cour au fond de la parcelle, et l’écran se trouve, ici encore, placé du côté de l’entrée de la salle. Un « grand vestibule d’entrée », un espace oblong sous forme de tambour dans lequel sont installés deux caisses et un comptoir de contrôle précèdent la salle. La disposition des places en rangées rectilignes formant trois travées dont la centrale est deux fois plus large que les latérales rappelle le parti typique de Cinéma Exploitation. Cette salle se singularise néanmoins par une batterie de baignoires aménagées presque sur l’axe transversale de la salle. Malgré quelques particularités, ces deux cinémas de 1911 observent la disposition typique de l’architecte Malo, non seulement dans l’agencement de plan, mais également dans la composition de façade.

Par ailleurs, la société Cinéma Exploitation, elle-même, entreprend, quatre ans après ses premiers projets, la construction d’un nouvel établissement à Paris. Baptisé Pathé Palace, celui-ci, n’est plus situé, comme les précédents, dans les quartiers périphériques, mais sur les grands boulevards. Le choix de cette implantation relèverait, d’après

172 Martin Barnier montre qu’en 1909 l’accompagnement de la projection par musique est d’ores et déjà ancré dans l’esprit du public, vers 1910-1913, quasi standardisé ; cf. Barnier 2010, p. 162 et 169.

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Jacques Meusy173, d’une recherche de bénéfices supplémentaires à travers une exploitation dans les quartiers élégants de la ville. Il s’agit, en tout cas, d’aménager une salle d’environ 550 places dans la cour d’une parcelle étendue en « L » entre le boulevard des Italiens et la rue du Helder. Pour la conception du projet, la société fait appel, cette fois, à Jean-Marius Girard, un architecte peu connu, qui a son cabinet à Paris depuis une quinzaine d’années. Il a déjà élevé quelques immeubles de trois ou quatre étages dans le XIV et le XXe arrondissement174. Cela dit, il n’est pas totalement étranger au cénacle de la firme Pathé. Peu auparavant, il a été chargé d’édifier le Ternes Cinéma pour le compte de la Société des cinémas modernes, société dont nombre d’actionnaires font partie de l’entourage de Charles Pathé, quelques uns étant même associés à la Cinéma Exploitation175. Quoi qu’il en soit, le changement de quartier et de public, d’une part, l’engagement d’un nouvel architecte, de l’autre, attestent des nouvelles ambitions du commanditaire, ambitions qui se reflètent, d’ailleurs, dans le nom même de l’établissement - Pathé Palace. Tout cela confère à ce dernier un visage différent des précédentes salles du circuit. Les plans soumis à la Préfecture sont peu informatifs sur la disposition intérieure ; ils révèlent néanmoins la persistance de quelques principes typiques des anciens cinémas de la société, parmi lesquels la régularité géométrique de la salle assurée par l’installation de « débarras » dans les parties difformes de la parcelle ; l’emplacement de l’écran en face de l’entrée, ou encore la cabine hors du volume de la salle [p. 42]. En contrepartie, le nouveau projet se démarque des anciens cinémas par la disposition des sièges en deux travées inégales de rangées incurvées, par une pente de plancher plus aiguë, quoique toujours inclinée vers l’écran, et surtout par l’attention particulière accordée à la décoration appliquée notamment aux plafonds de la salle et du hall. A ce fastueux décor intérieur fait pendant une façade relativement restreinte mais non moins ornementée. Cette ostentation se justifie par l’emplacement de l’établissement, autrement dit, par le désir de satisfaire le goût d’un public distingué. En tous les cas, elle accuse une certaine « tendance théâtrale » dans la conception du Pathé Palace.

Cette « théâtralité » par le décor est plus manifeste encore dans l’autre projet de l’architecte Girard, le Ternes Palace qu’il construit pour la Société des cinémas modernes, rue Demours dans le XVIIe arrondissement. Cet établissement, bien que beaucoup plus important (1200 places), est à certains égards, semblable au Pathé Palace. Il relève de l’entreprise d’une société comparable à Cinéma Exploitation ; et occupe une parcelle de

173 Meusy 2002, p. 310.

174 Bertaut (s.d.), Vol. 14.

175 On retrouve parmi les souscripteurs des deux sociétés plusieurs noms en commun, « les fils de Bernard Merzbach, banquier », entre autres ; Archives de Paris, D31 U3 1311 d. 331 et D31 U3 1159 d.355.

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configuration irrégulière au sein d’un quartier élégant. Ici encore, l’aménagement d’un grand hall d’entrée et de diverses dépendances (un bar spacieux, des WC et quelques loges d’artistes) a permis de donner à la salle une forme rectangulaire quoique légèrement écornée [p. 40]. Quelques éléments révèlent que la salle est censée accueillir, outre le cinéma, diverses attractions : un grand hall, une large estrade, une vaste fosse d’orchestre, des loges d’artistes. Cependant la disposition intérieure de la salle n’en garde pas moins un caractère « cinématographique » : l’agencement des sièges en rangées rectilignes, tant à l’orchestre qu’au balcon, la « frontalité » de ce dernier malgré ses deux courtes avancées latérales, enfin, absence de toute loge. Ce qui confère à cette salle une ambiance théâtrale, c’est son décor foisonnant : encadrements, moulures, frises et corniches, guirlandes et fleurons couvrent toute surface susceptible d’être décorée, des mitoyens au parapet du balcon, du cadre de l’écran au mur du fond de la salle. Etonnante nouveauté, même la baie de la cabine servant à la traversée des rayons de projection fait l’objet d’une décoration particulière : un motif formant entablement au centre duquel est percé l’oculus d’où le cinématographe rayonne sur la salle.

A côté de ces deux « Palaces », il faudrait évoquer deux autres exemples des cinémas de 1911 qui, dans le sillage de l’Excelsior de l’année précédente, manifestent une disposition intérieure plutôt théâtrale. Il y a d’abord le Cinéma Poloche de la rue des Pyrénées [p. 38], dessiné par le cabinet Gustave Just et fils. De cette famille, on sait que le père, « architecte vérificateur expert » membre de la Société centrale et de la Commission d’hygiène176, a réalisé, depuis 1884, une vingtaine de projets, presque tous dans le XIIIe arrondissement. Il s’est adjoint son fils en 1910177. L’année suivante s’avère prospère pour la famille, car outre le projet du Cinéma Poloche, ils signent les plans de onze demandes de permis de construire à Paris : quatre constructions dans le XIIIe, deux dans le XVe et des surélévations dans le XIIe et le XVIIIe arrondissement178. Dans la conception du cinéma qui occupe un terrain trapézoïdal, ils optent pour une salle parfaitement rectangulaire en aménageant un grand vestibule triangulaire côté rue, et des dépendances (une cour, la cabine et un local réservé au moteur) au fond de la parcelle ; ceci entraînant, par ailleurs, l’installation de l’écran du côté de l’entrée de la salle. L’aménagement des places se caractérise par les quatre loges latérales adossées à chaque mitoyen, non loin de l’estrade, mais aussi et surtout par une galerie en « U » à laquelle on accède par deux volées d’escalier latérales disposées à l’intérieur de la salle. La disposition des sièges perpendiculairement à l’écran sur les ailes latérales de la galerie constitue à la fois la

176 Fleury 1990, Tome I, p. 30.

177 Bertaut (s.d.), Vol. 14.

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singularité et l’inconvénient de cette salle. L’inconfort et la mauvaise vue de l’écran depuis ces places auraient-ils échappé aux architectes ? A cette disposition pour le moins peu commode, répond une composition de façade ouvertement fantaisiste qui n’est pas sans rappeler certaines œuvres d’Antoni Gaudi, en particulier sa Casa Batlló édifié cinq ans auparavant à Barcelone179.

L’autre projet de 1911, qui paraît profondément imprégné de l’architecture théâtrale, est le Grand Cinéma de la rue Lecourbe. C’est une grande salle de 1200 places qu’un certain André Prieur se propose de construire. A cette fin, il s’adjoint un dénommé Alfred Louis Bruneau. Ainsi apparaît, en juin 1911, la Société, en nom collectif, des attractions artistiques Prieur et Cie, avec un capital de 300000Fr180. Un « professionnel » du monde de spectacle, Prieur a déjà ouvert, en 1908, le Grand Cinéma Cambronne dans le même XVe arrondissement, et préside depuis 1909 le Syndicat français des exploitants du cinématographe181. Il confie la réalisation de ce nouveau projet à l’architecte de son premier établissement, Jean-Mathurin Moreau, dit Math Moreau, qui est, de plus, son beau frère182. Cependant, il ne semble pas que Math Moreau ait été introduit dans le « monde du cinéma » uniquement par l’intermédiaire de son beau frère, puisque, un an avant la construction du Grand Cinéma Cambronne, il avait fait un projet de salle, sur la commande d’un dénommé Ray, mais ce dernier l’avait abandonné pour faire appel à l’architecte Abel Pennequin. Par surcroît, ce Math Moreau n’est pas un inconnu ; fils d’un statuaire, élève de Coquart à l’école des Beaux arts en 1877, décoré Officier d’académie en 1898183, mais aussi membre de la Commission d’hygiène de la ville de Paris184, il a élevé, entre 1885 et 1910, non moins de 80 constructions diverses dans les arrondissements périphériques de Paris, notamment de nombreux immeubles de logements dans le XIXe. Puis il s’associe à un certain Lucien Giraud, et en 1911, à Emile Delangle. Ce dernier est un architecte d’un parcours similaire : ancien élève de l’école des Beaux arts, de la promotion de 1889, décoré également Officier d’académie en 1904, expert de Justice et paix des XIIIe et XVe arrondissements185. Cette triade d’architectes élit domicile au 116 de la rue Lecourbe, en face du Grand Cinéma qu’elle va édifier. Cet établissement est implanté dans une vaste parcelle d’environ 1000 m² de surface, légèrement rectangulaire, où il côtoie une brasserie et une grande cour-jardin. Le projet comprend un vestibule spacieux et une espèce de tambour comportant les deux

179 Sur cette œuvre voir Cirlot 2010, p. 179.

180 Archives de Paris, D31 U3 1331 d. 1094.

181 Sur cette association de petits exploitants « indépendants » voir Meusy 2002, p. 375.

182 Ibid. p. 296.

183 Delaire 2004, p. 353.

184 Fleury 1990, Tome I, p. 102.

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escaliers latéraux d’accès au balcon [p. 41]. La salle, un parfait rectangle, dispose d’un écran en face de l’entrée, monté sur une grande scène faisant saillie sur la fosse d’orchestre. Les sièges forment des rangées curvilignes divisées en deux travées par trois allées longitudinales. Outre la grandeur de la scène, la disposition de la cabine de l’opérateur attire l’attention ; celle-ci, avec d’autres dépendances (réserves de films, d’imprimés publicitaires), est construite au fond de la cour contiguë à la salle, et donne sur la scène par le côté. Le cinématographe est installé de manière à focaliser la projection sur un miroir placé obliquement au centre de la scène tel qu’il reflète les rayons, à son tour, sur le revers de l’écran. Celui-ci enfin, en matière translucide, permet la vision des images depuis la salle. Ce mode de projection par transparence ou « rétroprojection » est employé, apparemment, pour isoler la cabine de la salle et des espaces fréquentés par le public, car contrairement aux prochains exemples où il en sera fait usage, ici ce n’est pas par manque de place, ni exiguïté de la parcelle que l’architecte a recours à cet artifice. Les autres particularités de cette salle résident dans le foyer qui précède le balcon et dans la configuration en fer à cheval de ce dernier. Les ailes latérales du balcon avancent jusqu’au cadre de la scène, comportent trois loges et une avant-scène ; somme toute une disposition typiquement théâtrale. Les plans ne rendent pas compte de la décoration prévue pour la salle, néanmoins, la grande coupole et les quelques touches d’ornementation dont fait état la coupe longitudinale, accentuent la « théâtralité » de la conception des architectes. De plus, la façade de l’établissement, malgré son inscription « Grand Cinéma Artistique » sur le fronton, suscite l’image d’un théâtre de quartier [Fig. 9, p. 157]. Ceci non seulement par sa composition et son mode d’ornementation, mais davantage encore par sa volumétrie qui évoque, à l’instar de l’Opéra de Garnier, les trois parties principales : le hall, la salle et la scène. Selon Jean-Jacques Meusy, cette disposition et cette apparence théâtrales témoigneraient des hésitations des commanditaires quant à la destination de l’établissement186, or dans le rapport de l’architecte voyer chargé de l’examen du projet, il est précisé que la demande d’autorisation a pour objet d’ « édifier une construction à usage de représentations cinématographiques »187. Par surcroît, l’élévation projetée porte en épigraphe « Grand Cinéma Artistique », tout ceci conduisant à supposer que, du moins lors de la conception du projet, l’édifice était censé servir principalement de cinéma. Nous avons déjà relevé quelques « innovations » accomplies par l’architecte Moreau au Cinéma Cambronne ; bien que partiellement imposées par la conjoncture du projet, elles éveillaient d’ores et déjà le soupçon d’une certaine inspiration de l’architecte des salles de théâtres. Cela dit, l’ensemble de ces éléments, à savoir la volonté des commanditaires de disposer d’un établissement

186 Meusy 2002, p. 296.

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« multifonctionnel », la référence des architectes au théâtre dans la conception de la salle, autrement dit la nouvelle tendance à calquer le cinéma sur un type architectural classique, contribuent à une explication plausible.

De ce qui précède, on peut déduire que les timides références à l’architecture théâtrale dans la conception des cinémas en 1910, se transforment, l’année suivante, en l’amorce d’un mouvement quasi général. L’influence du modèle théâtral sur les projets de 1911 se concrétise sous trois formes différentes. Le plus couramment, elle se traduit par l’emprunt de certains éléments tels les loges, la scène et la fosse d’orchestre ; cela ressortit en grande partie à l’évolution du spectacle et au changement du programme. Au second niveau, l’inspiration théâtrale se manifeste à travers l’abondance du décor notamment à l’intérieur de la salle ; ceci concerne, pour le moment, seulement les établissements implantés dans les quartiers élégants, et pourrait relever d’une quête de prestige. Enfin, dans quelques exemples singuliers, on assiste à une imitation plus ou moins fidèle des théâtres du XIXe siècle. Dans ces cas-là, outre les deux explications précédentes - la salle présumée multifonctionnelle et l’architecture anoblissant l’établissement- il faut en évoquer une troisième : la recherche d’un modèle de référence par les architectes.