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Expérimentation, Recherche d’inspiration (1907-1918)

3. Elaboration des projets : de la commande à l’approbation l’approbation

3.2. Le choix de l’architecte

3.2. Le choix de l’architecte

En examinant les permis de construire des premiers cinémas, on ne retrouve qu’exceptionnellement le sceau d’un même architecte sur plusieurs projets. La pluralité des commanditaires semble se conjuguer avec la variété des concepteurs. Cela est particulièrement notable dans les projets entrepris par des particuliers où l’on ne repère qu’un seul architecte à l’origine de deux salles différentes. En revanche, chez les sociétés commanditaires, une certaine tendance est observée à engager le même architecte pour plusieurs sinon l’ensemble des cinémas du « circuit » ; c’est notamment le cas de la Cinéma Exploitation qui confie, en 1907, la conception de sa dizaine de salles à l’architecte Georges Malo. De même, la Société des cinémas modernes, commande ses deux salles de 1911 et 1913 à l’architecte Jean-Marius Girard

(1866-1936)

. Ce dernier construit, la même année 1911, un cinéma pour la première société. Ainsi, une première occasion de « se spécialiser » en salle de cinéma est offerte aux architectes par ces sociétés, phénomène qui paraît pourtant marginale et sans suite dans la période 1907-1918. Les critères et la motivation des commanditaires dans le choix de leurs architectes est, en fait, une question problématique, d’autant plus que l’on ne dispose d’aucun document à cet égard, faute de fonds d’archive des architectes. Cependant, en s’appuyant sur certains indices, on pourrait admettre trois

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types de critères. Premièrement, la « proximité » comme origine de connaissance des maîtres d’ouvrages et d’œuvres. Lorsque l’architecte engagé par un exploitant a son cabinet et/ou d’autres chantiers dans le quartier – l’arrondissement - du futur cinéma, il est envisageable que le commanditaire se soit adressé, pour la conception de son établissement, à un « architecte de quartier ». Deuxièmement, l’expérience et la compétence de l’architecte. Il est en effet plausible qu’un architecte reçoive la commande d’un cinéma en vertu de son expérience générale ou de son autorité dans la réalisation de projets similaires tels que théâtre, salle de spectacles etc. Troisièmement enfin, le réseau relationnel et la réputation de certains architectes pourraient également leur servir d’atout. Ainsi, à partir d’éventuels motifs de leur engagement, une « typologie » des architectes de cinéma peut être établie. Cette méthode nous permettra d’esquisser des profils-types d’architectes qui, face à un programme nouveau et en l’absence d’expérience, sont appelés à poser la première pierre de l’architecture cinématographique.

3.2.1. Architecte de quartier, premier concepteur de cinéma

L’Index par noms d’architectes des demandes de permis de construire parisiens révèle que nombre de ces architectes sont à l’œuvre dans certains arrondissements remarquablement plus qu’ailleurs110. Ceci rend concevable l’idée même d’ « architecte de quartier ». Dans la construction des premiers cinémas de Paris, la part de ce type d’architectes est considérable, notamment dans les établissements des particuliers. Parmi les 36 architectes qui ont signé les projets des exploitants particuliers, la moitié se caractérise par ce trait ; huit d’entre eux ont leurs cabinets mais aussi plusieurs autres constructions dans l’arrondissement même du cinéma qu’ils conçoivent ; sept autre, bien que domicilié ailleurs, ont déjà élevé divers édifices dans le même secteur ; et enfin, trois autres ont uniquement leurs agences dans les quartiers où ils construisent un cinéma. En revanche, les sociétés commanditaires ne privilégient guère les « architectes de quartier », car deux tiers des douze architectes qu’elles engagent semblent totalement « étrangers » aux quartiers où ils sont appelés à construire. Par ailleurs, même chez les particuliers, on assiste à un net amincissement progressif de la part de ce type d’architectes. Dans la première vague des cinémas (1907-1910), deux tiers des projets sont dessinés par des « architectes de quartier », pour la seconde vague (1911-1913), cette proportion tombe à un quart avant de ne devenir quasi-nulle durant les années de la guerre. Sur le plan géographique, l’impact de ces architectes n’est pas uniformément réparti ; il accuse la fameuse disparité

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centre/périphérie parisienne111. La quasi-totalité des œuvres de ces architectes se situe sur les arrondissements de la couronne, surtout du XIIIe au XXe ; la moitié en revient aux trois derniers arrondissements. Par contre, tous les cinémas du centre, à l’exception d’un seul dans le VIIIe, sont signés par des architectes qui ne pourraient avoir bénéficié de l’avantage de « proximité ». Ainsi paraît-il que, dans un premier temps, les commanditaires particuliers qui sont pour la plupart, rappelons le, des propriétaires fonciers dans les secteurs périphériques, font appel à des architectes actifs dans ces même quartiers. Ensuite, au fur et à mesure d’organisation d’exploitation et d’’apparition de grandes sociétés, concomitamment au glissement des cinémas de la périphérie vers le centre, la part des architectes de quartier se réduit et la proximité perd de son importance dans le choix des architectes par les commanditaires.

3.2.2. La prise du relai par les « chevronnés »

En fonction d’ancienneté, trois catégories d’architectes de cinémas se distinguent : d’abord, les architectes supposés « occasionnels » dont les constructions à Paris sont très peu nombreuses, se limitant souvent aux seuls cinémas réalisés. Pour cette catégorie, il est difficile de placer le projet de cinéma dans l’ensemble de l’œuvre de l’architecte. Contrairement à ceux-là, il est un autre groupe d’architectes que l’on pourrait qualifier de « chevronnés ». En activité à Paris depuis de nombreuses années, ces derniers ont élevé plusieurs constructions avant d’édifier un cinéma. Enfin, la troisième catégorie regroupe les architectes « en fin de carrière » dont les cinémas semblent faire partie des dernières œuvres réalisées. La première catégorie ne compte qu’une petite minorité des architectes de cinémas - seulement six parmi la cinquantaine. Partant, un certain niveau d’expérience est le trait commun de la plupart des premiers concepteurs des salles. Par ailleurs, les architectes « occasionnels » ne sont engagés que par des commanditaires particuliers, et leur nombre va décroissant de façon considérable : quatre dans la première vague des projets (1907-1910), plus que deux dans la seconde (1911-1913) et nul pour les années de la guerre. C’est dans la catégorie des « chevronnés » que l’on trouve la grande majorité des architectes de cinéma, une trentaine, contre une quinzaine seulement pour celle des architectes « en fin de carrière ». Cela dit, les parts de ces deux catégories ne sont pas proportionnellement constantes pendant les trois périodes successives : si dans la première, elles égalisent presque, dans la seconde, les « chevronnés » sont notablement plus nombreux, alors que la tendance s’inverse pour la période de 1914-1918. Ceci ressortit probablement aux

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circonstances et aux conséquences de la guerre. D’une part, la mobilisation des plus jeunes aurait entraîné l’engagement des plus anciens. D’autre part, la guerre aura marqué la fin de carrière de nombreux architectes, tombés sur les champs de bataille, parmi lesquels ceux des cinémas.

Quoi qu’il en soit, la conception des cinémas de Paris est généralement confiée à des bâtisseurs expérimentés, en apogée ou en fin de carrière. Reste néanmoins à savoir dans quels types de construction ces architectes ont acquis leur expérience. A cet effet, on distingue quatre types de programmes : habitation (immeubles de rapport, pavillons, hôtels particuliers), « industriel » (ateliers, hangars, usines), commercial (magasins, cafés-restaurants, hôtels), et enfin les projets de loisirs (salles de spectacles, cirques, bals, etc.). L’examen des réalisations antérieures de ces architectes révèle, d’abord, qu’ils ont presque tous bâti quelques habitations, mais encore, que près d’un tiers d’entre eux n’aurait construit que des logements avant de recevoir la commande d’une salle. Plus intéressant est le fait qu’un nombre considérable d’entre eux -22 sur la cinquantaine- ont édifié, auparavant, un voire plusieurs projets « industriels » ; il s’agit, pour la plupart, d’ateliers ou de hangars, et moins souvent des usines. Les ressemblances sur le plan spatial et structurel entre la salle de cinéma et les bâtiments industriels – espaces dégagés, larges portées, etc. - y sont-elles pour quelque chose ? Y aurait-il là une volonté de la part des commanditaires de s’adresser à des architectes expérimentés dans des programmes à certains égards similaires ? Cela paraît d’autant plus probable que, comme nous le verrons, nombre de ces premiers cinémas parisiens ne sont, en réalité, autres que d’anciens hangars réaménagés en salles de représentations. Par surcroît, la majorité des « architectes industriels » de cinémas sont engagés par des commanditaires particuliers, et construisent des salles, entre 1907 et 1910, dans le XXe, XVIIIe et XVe arrondissement, les plus industrialisés de Paris à l’époque. Néanmoins, à compter de 1911, faire appel aux architectes d’immeubles de rapport ou d’ateliers-hangars pour concevoir des cinémas devient moins courant. La plupart des architectes de cinémas auront alors l’expérience de divers types d’édifices, notamment commercial comme des boutiques, magasins, cafés, restaurants, etc. Enfin, parmi les cinquante architectes de cinémas, seule une dizaine a déjà réalisé des projets fonctionnellement semblables tels que salle de spectacles (théâtres, diorama, music-halls ou cafés-concerts, etc.), cirque, vélodrome, maison du peuple, ou autres. Cette minorité d’architectes « de loisirs » sont sollicités aussi bien par des particuliers que par des sociétés commanditaires. Leurs projets se répartissent presque uniformément sur les trois vagues des cinémas parisiens. En revanche, force est de constater que les cinémas des quartiers aisés, notamment ceux des VIIIe, IXe, XVIe et XVIIe arrondissements, portent davantage la marque de ces architectes. En d’autres termes, les commanditaires des cinémas dans les

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quartiers élégants semblent privilégier les architectes expérimentés en programme similaires, ce qui peut être interprété comme une ébauche de « spécialisation ».

3.2.3. Réputation et relations, atout maître des architectes

Le troisième type de critères qualifié de « réputation et relations » semble caractériser plus ou moins la moitié des architectes de cinéma, et ce sous quatre formes différentes : une quinzaine d’entre eux sont, en fait, héritiers ou successeurs d’anciens architectes parisiens, et profiteraient ainsi d’un « réseau » ou d’une clientèle déjà constituée. Presque tous ces architectes successeurs-héritiers sont engagés par des commanditaires particuliers. Ils sont souvent sollicités pour les projets de la période 1911-1913, et particulièrement pendant la guerre. Est-ce à dire que, durant la période a priori stagnante des conflits, seuls les architectes bénéficiant d’une clientèle fidèle parviennent à obtenir des commandes ? D’autre part, un sur cinq des architectes de cinémas occupe des positions pouvant conférer une certaine renommée : d’aucuns travaillent dans l’administration de la ville comme expert ou conseil de la Préfecture, membre de la commission d’hygiène, inspecteur des bâtiments civils, architecte de la Préfecture de police ou encore maire adjoint d’arrondissement. D’autres, moins nombreux, enseignent dans les écoles d’architecture surtout comme professeur de dessins. Contrairement à la précédente, cette catégorie d’architectes est relativement plus sollicitée dans la première vague des cinémas (1907-1910). Une troisième catégorie d’architectes « renommés » comprend les auteurs d’œuvres plus ou moins reconnues à l’instar des pavillons de l’Exposition universelle de 1900, d’édifices publics ou monuments publiés dans les revues d’architecture. Or, les huit architectes de ce groupe appartiennent aussi à la catégorie précédente ; car la quasi-totalité des architectes primés et publiés dans les revues occupent également des fonctions administrative ou pédagogique. Il faudrait enfin évoquer le cas exceptionnel d’architectes proches des premiers milieux cinématographiques, voire personnellement impliqués dans l’exploitation. L’exemple singulier de ce type est Georges Malo. L’architecte de la société Cinéma Exploitation, il est également l’un des souscripteurs de la société Cinéma National qui a le monopole des films Pathé dans le sud-ouest de la France112. De surcroît, il est domicilié et originaire de Vincennes, la ville où Charles Pathé a installé et développé sa compagnie dès 1894. Les relations de voisinage et d’amitié ne seraient vraisemblablement pas étrangères à l’engagement de cet architecte dans la conception des premières salles parisiennes. En tout cas, sa contribution à l’architecture cinématographique, à travers l’élaboration d’une série de

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plans-types pour les salles de la société Cinéma Exploitation, est non négligeable. Au demeurant, la réputation et les relations semblent davantage déterminantes dans le choix des commanditaires particuliers ; quoique les œuvres des architectes ainsi engagés se répartissent uniformément dans les quartiers de Paris : on les retrouve aussi bien dans les

quartiers centraux que périphériques, autant dans les arrondissements aisés que populaires. A travers cette étude typologique des architectes, nous avons abordé certains

aspects de la motivation de leur choix. Il est évident que la barrière entre les différents types évoqués n’est pas infranchissable. Chaque architecte incarne sans doute une combinaison des critères étudiés. D’ailleurs, certaines combinatoires sont à cet égard intéressantes : par exemple, aucun architecte de la catégorie des « réputés » (fonctionnaires en administration ou auteurs d’œuvres reconnues) ne fait partie des « architectes de quartier » ; ou encore, presque tous les « architectes de proximité » (domicilié dans les quartiers des cinémas qu’ils édifient) sont fils d’anciens architectes actifs dans les mêmes secteurs ; enfin, aucun « architecte de quartier » ne semble profiter de réputation ou de relations, pas plus que les « spécialistes » (auteurs au préalable de projets similaires). Pour résumer, la proximité et l’expérience dispenserait les architectes de réputation et de relations, et vice-versa. Du reste, chaque type d’architectes semble se manifester plus ou moins en fonction du contexte spatiotemporel des projets ; les « architectes de quartier », plutôt aux débuts et dans les arrondissements périphériques ; les « expérimentés » pour ne pas dire les spécialistes, davantage dans les quartiers aisés et à partir de la seconde vague des cinémas ; les successeurs d’anciens architectes, surtout pendant les années de la guerre. Cet ordre de récurrence des différents types va de pair avec l’évolution même du cinéma ; plus le cinéma prospère plus les architectes appelés à lui ériger des salles ont du « prestige ». Cela dit, il se pourrait que le choix définitif de l’architecte fût décidé autant, sinon d’avantage, en fonction des caractéristiques du projet proposé (pertinence des solutions apportées aux problèmes architecturaux, conformité esthétique au goût du commanditaire, conventions financières, etc.) que des caractères de l’architecte lui-même.