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Thèses centrales communes aux deux ouvrages : une fondamentale injonction paradoxale

Brève remarque sur un chaînon essentiel : l’intervention de Lénine

I. Matérialismes dialectiques et rationalisme à la française

2. Thèses centrales communes aux deux ouvrages : une fondamentale injonction paradoxale

Les deux ouvrages insistent de façon récurrente sur l’ambiguïté rappelée en introduction des textes d’Engels : si la « dialectique de la nature » peut être attaquée dans son visage ontologiquement doctrinal, ils insistent sur ce qui en fait un dispositif critique destiné à penser

les relations entre les concepts des théories scientifiques, et penser la façon dont ceux-ci peuvent et doivent être réarticulés afin de saisir la puissance de différenciation formelle de et à l’œuvre dans la nature.

Or c’est à une injonction paradoxale que l’on fait rapidement face à la lecture de ces textes : leur mot d’ordre premier est « dés-ontologiser la dialectique ». Seulement cette dialectique doit rester solidaire d’une ontologie, pour éviter de devenir pure métaphore : cette ontologie est logiquement celle d’un matérialisme de l’être naturel et social. Une telle ontologie relève elle, non de la science, mais du discours philosophique, autant que les schèmes spécifiques de cette dialectique de la nature : le paradoxe est donc que la conjonction

de deux classes de schèmes philosophiques prétend à l’objectivité, en tant que discours second sur la science qui n’est pas la science. On retrouve, comme prévu, le problème

structurel du marxisme. Le bilan de cette sous-section (point (b) surtout) s’efforcera de dénouer le paradoxe (voire de montrer que ce n’en est pas un) : pour l’instant, je me limite à restituer les thèses de ces auteurs, pour être en mesure d’en examiner plus loin, de façon plus distanciée, les limites.

a. Catégories philosophiques, concepts quasi-philosophiques et concepts scientifiques Afin de penser le rapport philosophie-science, il me semble qu’E. Bitsakis distingue, concrètement, trois instances discursives : les propositions universelles et les catégories ontologiques philosophiques, les concepts quasi-philosophiques, et les concepts scientifiques1. Les premières, obtenues par généralisation et extension (par exemple, « le mouvement est le mode d’existence de la matière »), ne relèvent pas du champ de la preuve2 : on examine leur justesse et leur vraisemblance, leur puissance d’intelligibilité plutôt que leur vérité par comparaison avec ce que l’on connaît positivement par ailleurs. Les derniers sont toujours relatifs à des formes concrètes de matérialité, de causalité, de détermination, de mouvement : le chimiste, le physicien n’étudient pas la matière ou le mouvement en général, mais toujours certaines de leurs formes particulières.

Ces types de concepts se recouvrent partiellement : les seconds, en effet, sont la classe spécifique de catégories philosophiques également mobilisés par les scientifiques : matière, mouvement, énergie, espace, temps, etc. Ces concepts quasi-philosophiques (au sens de intra et méta-scientifiques), sont les médiateurs dialectiques entre la science et la philosophie, puisqu’ils sont unité de la différence, concrétions conceptuelles unissant l’universalité catégorielle et la particularité scientifique. Par exemple la masse (concept scientifique), n’est

1

Cf. Bitsakis 2001, p. 36-40.

2 Lénine disait déjà explicitement cela : Lénine 1908, p. 110. Cf. sur ce point Althusser 1968, p. 28-30, et

pas la matière (catégorie philosophique), mais la mesure (c'est-à-dire en réalité un réseau conceptuel opératoire médiateur impliquant des concepts quasi-philosophiques, comme celui de quantité) de son inertie (également concept scientifique), attribut propre de la matière.

Il convient donc toujours de préciser l’usage qui est fait de ces médiateurs (philosophique ou scientifique), ce qu’ils dénotent, des réalités intègres (matière, phénomène…), des relations (causalité, interaction…), des propriétés du matériel (conservation, transformation, etc.), et leur nature, type catégoriel général du point de vue duquel cette dénotation et cet usage sont effectués : ontologique (énergie, matière, espace, temps, etc.), interdisciplinaire (structure, information, etc.), gnoséologique (conscience, reflet, etc.). On doit ainsi distinguer, dans l’usage dénotatif des concepts d’objet et de représentation, le point de vue ontologique qui pose leur unité (thèse matérialiste), et le point de vue gnoséologique qui pose leur opposition, ou du moins leur différence, et de ce fait convoque l’étude du mode d’accès de la représentation à l’objet. L’idée essentielle est de toujours savoir de quoi l’on parle, avec quels

outils, et selon quels usages de ceux-ci.

L’on voit donc qu’il convient de distinguer le dispositif et les rapports dialectiques des catégories philosophiques et des concepts scientifiques, des concepts dialectiques comme tels. Une dialectique matérialiste de la nature est d’abord un ensemble de thèses philosophiques, structuré autour du principe indémontrable du monisme ontologique de la matière, et un ensemble de concepts quasi-philosophiques assurant la commensurabilité entre le discours philosophique général et les théories scientifiques constituées. Descriptivement Bitsakis ne dit rien de fondamental de plus : or il me semble que c’est justement là que le bât blesse, puisqu’il met ici le doigt sur le problème des conditions de l’objectivité de thèses

philosophiques en rapport étroit avec les théories scientifiques. Le bilan final de cette sous-

section portera bien sûr sur ce problème, mais des éléments sur la place précise du matérialisme sont préalablement indispensables, éléments qui viennent seulement dans le point (3) ci-dessous.

b. Quelle logique des catégories dialectiques ?

L. Sève1 comme E. Bitsakis procèdent à un examen détaillé des catégories centrales de la dialectique, mais le premier le fait plus sur le mode d’une récapitulation des thèses fondamentales de Hegel et Marx sur la question, alors que le second l’effectue en enrichissant et différenciant l’analyse selon la progressivité des conceptualisations, de Marx à Langevin, qu’il restitue corrélativement aux problèmes et objets scientifiques auxquels celles-ci étaient confrontées. Cette complémentarité n’a de sens que sur le fond du travail d’E. Bitsakis. Celui- ci reprend les catégories traditionnelles dans leurs associations dyadiques ou triadiques, mais c’est leur mode opératoire qu’il repense rigoureusement, entre elles, et relativement aux phénomènes naturels : catégories interdisciplinaires et relationnelles (unité et diversité, identité et différence, opposition et contradiction, qualité et quantité, interaction, principalement), concepts quasi-philosophiques (structure et mouvement, chose et relation, symétrie, dissymétrie et asymétrie, conservation et transformation, continuité et discontinuité) sont mobilisés dans l’examen interne des concepts proprement scientifiques. L’idée clé est de toujours faire reposer le mouvement des catégories sur la particularité des concepts scientifiques considérés, donc indirectement sur celle du phénomène étudié que ces derniers ont pour fonction de rendre intelligible.

Comme un exposé complet est impossible ici, je me contenterai de quelques remarques exemplificatrices. En physique des particules élémentaires, l’interaction est une relation entre particules qui engendre du mouvement, mais est également produite par du mouvement, est en même temps source et produit du mouvement : Par exemple les mésons – et plus généralement les bosons, par opposition aux plus « matériels » fermions – semblent effectivement s’épuiser dans leur fonction médiatisante de particule d’interaction (en tant que véhiculant les forces nucléaires entre les constituants du noyau atomique), tout en restant des

particules1. Dans le même cadre, lorsque l’on étudie protons et neutrons, leur identité est

effective si l’on fait abstraction de l’interaction électromagnétique, alors que leur symétrie, leur identité est brisée, leur différence révélée lorsqu’on prend cette interaction en compte. Il existe donc une différence dans l’unité et l’identité des formes de matières, et cette différence est source de processus. L’opposition (non antagonique) entre masse et énergie est levée dans la théorie relativiste, dans la mesure où l’on établit leur directe proportionnalité moyennant le coefficient élevé au carré de la vitesse de la lumière. Toute loi de conservation ne s’éprouve que dans un processus de transformation, etc. On voit bien ici la dimension gnoséologique (abstraction, extension théorique, expérimentation) qui rend possible le mouvement des catégories2. Pourtant, à l’instar de Engels et de Lénine, E. Bitsakis insiste sur l’existence

réelle de contradictions dans les phénomènes naturels : si l’opposition est la forme dominante

dans la nature (contradiction non antagonique), elle « peut devenir contradiction [antagonique] dans des conditions appropriées »3, et c’est à ce moment là qu’on parle de « passage dialectique », c'est-à-dire de changement induisant une rupture qualitative, un saut4 au sein de et présupposant un processus continu, et possédant une épaisseur temporelle : en témoigne selon lui le caractère discontinu des interactions quantiques, au niveau des émissions et absorption de rayonnements entre particules subatomiques en particulier5.

L. Sève concentre aussi son propos sur la contradiction : c’est de même le sujet principal de son entretien avec Atlan, « L’illogique de la contradiction »6. L. Sève, tout aussi convaincu qu’E. Bitsakis qu’il existe des contradictions réelles, s’oppose à un interlocuteur qui, tout en reconnaissant les vertus dynamiques de la pensée dialectique, se refuse à voir autre chose que des oppositions réelles, à l’instar de la critique virulente qu’opère G.-G. Granger de la dialectique en général7. C’est aux restrictions que ce dernier apporte à la pertinence et aux champs d’application de la dialectique, justement, que L. Sève consacre un développement instructif, puisqu’il re-pose clairement le problème, auquel ne s’intéresse pas E. Bitsakis, de la

formalisation de la dialectique, de la dialectique comme une logique possédant ses propres inférences. Cette question est centrale, puisqu’elle porte sur ce qui serait un noyau rationnel

particulièrement solide d’une dialectique scientifique. c. Logique et inférences dialectiques

L. Sève restitue d’abord la critique, emblématique, de G.-G. Granger. Celui-ci, distinguant la dialectique comme mouvement même de la création de contenus (de « contenus formels » par des formes vides, chez Hegel, ou création de réalités par des lois spécifiques nouvelles, chez Hegel et Engels) et comme science, discours sur cette création, reproche de façon centrale au discours dialectique de se confondre et de s’assimiler au mouvement créatif réel. Cette « illusion décevante » provient de « l’ontologisation » a posteriori d’une dialectique consistant de prime abord en un ensemble de « maximes » que le chercheur se donne pour

1 Bitsakis 2001, p. 274-5. L. Sève note à très juste titre que ce concept de particule d’interaction est tout à fait

opaque pour une simple pensée d’entendement, en insistant sur le fait qu’il dénote un rapport qui semble se

transmuer en chose et réciproquement : Sève 1998, p. 195.

2 Bitsakis 2001 p. 349-53, pour une synthèse détaillée (et des renvois internes à son ouvrage) sur ce sujet. 3

Ibid., p. 275. Voir également Bitsakis 1983, p. 99-122 : les phénomènes de symétrie et de dissymétrie en physique, et même dans la théorie mathématique des espaces abstraits, révèlent la présence de contradictions dans « l’essence des choses elles-mêmes ».

4 Il faudrait bien évidemment comparer cela aux développements contemporains de la physique qualitative,

excédant ce principe leibnizien « Natura non facit saltus » (principe à penser du point de vue divin : du point de vue humain, il est difficile de saisir cette continuité, les sauts étant plus manifestes), et reconduisant certaines intuitions aristotéliciennes : par exemple la physique morphogénétique de R. Thom et de J. Petitot, ou le néo- finalisme de R. Ruyer.

5

Bitsakis 2001, p. 276.

6 Sève 1998, p. 249-86. L’entretien est très instructif, d’une part parce que L. Sève, qui lit l’œuvre d’H. Atlan en

termes dialectiques, arrive à lui faire dire la chose suivante : « […] si je fais de la dialectique dans mon travail scientifique, c’est comme Monsieur Jourdain faisait de la prose : absolument sans le savoir. Et si vous pouvez m’apprendre en quoi je fais de la dialectique de cette manière, j’en serais très content », p. 251. Mais ceci reste anecdotique.

réguler les problèmes rencontrés dans ses études. C’est le refus net de toute dialectique de la nature au sens où la nature procéderait dans son développement par négations de négations : la thèse selon laquelle les objets naturels sont dialectiques en soi consiste à faire de la négation et de la contradiction au sens strict les règles de production objective des effets dans le domaine étudié par les sciences empiriques. Le « mouvement dialectique » apparemment appréhendé dans le devenir naturel est selon G.-G. Granger toujours exportée par la pensée, a posteriori, n’est que le produit d’une imagination empirique déguisée qui se méconnaît. Il n’existe aucune logique objective régissant dialectiquement le mouvement de la « chose » : s’il est possible de penser certains faits naturels comme contradictoires, c’est seulement au niveau de la pensée et non de la réalité qu’il y a expression d’une contradiction Toute dialectique de la nature n’est qu’une une interprétation métaphorique, une projection illégitime de catégories subjectives sur la réalité.1

La dialectique n’est pas une logique de la chose car la négation, comme la contradiction n’est que conceptuelle et pas « en soi ». Mais la dialectique ne peut pas être une logique tout court, donc donner lieu à sa formalisation effective : or cette formalisation a été diversement tentée et a échoué selon Granger (ainsi les tentatives d’A. Doz et D. Dubarle dans Logique et

dialectique en 1972, les travaux d’H. Lefebvre2 ou plus récemment de Newton Da Costa), dans la mesure où les « inférences dialectiques » qui y étaient visées (seules de telles inférences fécondes auraient pu légitimer la prétention novatrice de cette formalisation) se réduisent à des reformulations déjà possibles en logique symbolique classique, même si ces reformulations ne tirent pas leur matériau de cette logique classique :

« une dialectique ne saurait qu’être une pseudo-logique, et les contenus qu’elle exhibe ne peuvent avoir que deux sources. Ou bien, travestis en contenus formels, ce sont des contenus empiriques importés en contrebande ; ou bien, véritablement, ils sont empruntés aux fonds des langues naturelles […] aucunement réductibles au logico-mathématique. » 3

Et ce besoin d’importer de l’extérieur ses contenus, encore une fois, provient du fait que fondamentalement, la négation dialectique n’est pas à même d’être le principe moteur d’inférences valides et fécondes, dans la mesure, où, qu’elle soit prise radicalement ou relativement à des domaines d’objets spécifiquement définis, le sens et les usages de la négation sont corrélativement bien définis de façon analytique, parce que l’on se situe dans l’univers opératoire du discours logique.

Il est cependant important de rappeler, contre la sentence de Granger4, que l’inutilité éventuelle d’une logique dialectique formalisée n’est pas un argument contre sa possible validité (sa consistance et sa complétude, et sa capacité à produire du neuf). De ce fait,

reconduire cette tentative, dans le sens d’une « logique du devenir » objectif selon le vœu d’E. Bitsakis (et non bien sûr d’une simple logique de l’argumentation intersubjective) n’est absolument pas un projet en soi disqualifié. Et la logique catégorielle, à quoi se ramène, en un sens, la réélaboration du dispositif dialectique rappelé au paragraphe précédent, elle pourrait, notamment par la dimension dynamique et temporelle du rapport qu’entretiennent les concepts, servir de guide à cette tentative.5

1

On retrouve ici la thèse de Sartre évoquée plus haut.

2 Cf. le classique Lefebvre 1947, mais aussi : Lefebvre 1986, ch. D, 59-74, et Lefebvre 2002, ch. II-III, qui

récapitulent les diverses dimensions de son tout son travail sur les sciences formelles et expérimentales. Voir également la sous-section précédente de ce chapitre sur Lefebvre.

3

Granger 1980, p. 5. Cf. la section V-3 à venir consacrée à Granger.

4 On la retrouvera dans la section à venir, la dernière du présente chapitre, consacrée à Dubarle 1970 et Doz &

Dubarle 1972. Cf. aussi la note infra-paginale précédente.

5 Cette entreprise devrait bien sûr d’abord être très instruite de la variété des logiques analytiques non-classiques,

les logiques modales notamment, mais aussi celles qui s’efforcent de modéliser les structures temporelles (par exemple la logique du temps ramifié de D. Vanderveken, qui notamment raffine sa logique illocutoire qu’il a élaboré en collaboration avec J. Searle).

d. Dialectiques générale et régionales

On le voit, sciences ou disciplines formelles (mathématiques, logique), sciences de la matière inerte (chimie, physique, astrophysique), biologie, ne peuvent être abordées et réduites à un même schème dialectique « légal » : chaque domaine convoque sa propre épistémologie, c'est-à-dire une mobilisation adaptée et non pré-jugée des concepts quasi-

philosophiques. Si « la » dialectique de la nature a un sens, ce n’est qu’en tant qu’ensemble de thèses philosophiques non démontrables (et aucunement corpus de lois) quoique non

arbitraires : leur pré-orientation idéologique et leur thématisation critique intra-théorique font d’elles un discours visant à la pertinence heuristique et la vraisemblance scientifique. « Ainsi les thèses d’une dialectique de la nature peuvent être justes ou conformes aux sciences de la nature » : mais « Sur la base des acquisitions des sciences, on peut affirmer qu’il y a des dialectiques locales, régionales, dialectiques qui correspondent aux lois spécifiques de la matière »1.

Cette régionalisation, bachelardienne dans son principe et son esprit, à l’image du style de L. Sève et de la structure même de l’ouvrage qu’il coordonne, témoigne bien d’une assimilation des critiques et des restrictions légitimes que l’on peut apporter à « la » dialectique de la nature. Pourtant, ces dialectiques locales ne sont pas de pures attitudes

épistémologiques, ne sont pas, comme le voudraient G.-G. Granger, de simples

« dialectisations » rétrospectives purement subjectives, puisqu’elles reposent sur et sont objectivement corrélées à un ensemble de principes matérialistes.

3. La place du matérialisme

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