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Remarque. On n’a pu prendre en compte, du fait de sa toute récente publication, l’énorme travail de B.

Bourgeois (Hegel 2004) sur la philosophie hégélienne de la nature, et en particulier, les additions et variantes de Hegel enfin traduites. Cela implique un bémol par anticipation sur les développements qui vont suivre.

« … à la place des lois des phénomènes, il a posé les lois des forces. Mais Newton est, ce faisant, un si parfait barbare en matière de concepts, qu’il lui est arrivé ce qui est arrivé à un autre de ses compatriotes en apprenant qu’il avait parlé en prose toute sa vie, sans savoir qu’il était si habile ; - Newton, lui, ne sut jamais, ne savait pas qu’il avait des concepts tandis qu’il croyait avoir affaire à des choses physiques… Newton se sert des concepts comme des choses sensibles, et les prend comme on a l’habitude de saisir du bois et de la pierre. »1

L’on sait que les écrits de Hegel sur Newton, parsemés de tels passages fort peu œcuméniques, ont suscité de vives polémiques et des jugements parfois très sévères : c’est dans L’école de Marbourg qu’A. Philonenko affirme que « Hegel est le philosophe dont la théorie des sciences est fausse »2, formule aussi lapidaire que celle en exergue ci-dessus, et qui repose sur la thèse selon laquelle « sa philosophie de la nature, dominée par un anti- mathématisme vigoureux et opposée à la théorie de Newton, se retourna contre l’édifice qu’il avait élaboré avec tant de soin, puisqu’il était clair qu’un segment fondamental du système était insoutenable »3. Ce serait donc « fort hypocrite » de faire abstraction de ce « malheureux moment » poursuit-il. Il est certain qu’outre le projet ambitieux d’une re-fondation spéculative du discours scientifique, explicite dès la Dissertation de 1801, De Orbitis Planetarum, jusqu’à l’Encyclopédie de 1830 et la seconde édition de la Science de la logique en 1832 (principalement développée dans la Théorie de la mesure), certaines erreurs grèvent le propos hégélien, quoiqu’à ce niveau celui-ci se soit nuancé progressivement4

.

Ce qui soulève cependant un problème plus remarquable, ce n’est ni ces erreurs ponctuelles (sur le traitement de la force centrifuge, sur l’astéroïde Céres par exemple), ni ce projet en tant que tel, dont on essayera de rappeler les particularités et la légitimité, mais l’interprétation du

niveau auquel le discours newtonien est opérant. N’a-t-on pas déjà vu5 que Hegel semble bien prêter à la mécanique de Newton une ambition conceptuelle qui n’est pas forcément la sienne, ou alors en un sens différent, et qu’il a ainsi beau jeu de critiquer le manque de rigueur conceptuelle affectant ses procédés de calculs ou le maniement de ses catégories

1 Hegel 1825-6, p. 1573.

2 Philonenko 1989, Introduction p.7 note 3. Sans que cela ne soit aussi expéditif, et de façon plus précise et

justifiée, D. Dubarle, A. Doz, et F. de Gandt soutiennent également cette approche. Plus récemment, les travaux, par exemple de A. Lacroix, E. Renault, s’efforcent de revaloriser tout ce travail de Hegel. Dans le collectif Petry 1993, on retrouve également la diversité de ces perspectives. Cf. Renault 2001, Introduction « L’histoire d’un malentendu », où sont exposées en détail les divers types d’interprétation de la philosophie hégélienne de la nature, ainsi que Février 2000, p. 129-132, où en sont plutôt précisés les type de critique ou de défense. Il y a trois groupes d’interprétation selon lui : 1/ ceux qui insistent sur l’incompréhension hégélienne du discours newtonien (interprétation la plus dure, donc) 2/ ceux qui considèrent que la critique hégélienne porte surtout sur le newtonianisme scolaire postérieur à Newton (comme M. J. Petry) 3/ ceux qui insistent sur le fait que cette critique porte surtout sur les inconsistances newtoniennes, en particulier l’obscurité des fondements invoqués de la physique, et qu’elle est à bon droit le premier pas dans la re-fondation spéculative de cette science. Je pense que ces interprétations ne s’excluent pas fondamentalement, et qu’il faut reconnaître des degrés inégaux, dans les divers propos tenus par Hegel, de précision et de pertinence.

3 Philonenko 1989, p. 7.

4 On voit déjà dans une des premières versions du système hégélien, la Propédeutique philosophique, le statut

conceptuel et épistémologique accordé aux mathématiques et à la mécanique : Hegel 1809-11, § 99 – 115, p. 189-92.

fondamentales (loi, force, etc.), si ceux-ci relèvent de stratégies opératoires ou d’artifices ingénieux destinés à faciliter la pratique scientifique ?

Mais, d’un autre point de vue, n’a-t-on pas également travesti l’ambition de la philosophie hégélienne de la mécanique ? A aucun moment Hegel n’envisage de substituer la philosophie à la science, la rationalité du concept à la rationalité hypothético-déductive et empiriste de la démarche scientifique. On le verra ici sur l’exemple de la mécanique, science du niveau inférieur de la nature, c’est-à-dire pour Hegel le plus abstrait1. Hegel a bien remis en cause, tout au long de son œuvre, quelques aspects saillants de la pensée newtonienne. Sa perspective est double : la pensée d'entendement, dont la rationalité analytique domine la pratique et l'exposition des connaissances scientifiques, est aveugle à ses fondements, c'est-à- dire qu'elle manque de la nécessaire conscience des catégories qu'elle mobilise. D'une part donc, il convient de mettre à jour la métaphysique implicite que les discours scientifiques véhiculent : cela revient à reconstruire la logique conceptuelle sur lesquels ceux-ci se fondent, afin de l'examiner de façon critique et de dégager ses manques.

D'autre part, la critique de cette métaphysique implicite de la physique mathématique, chez Hegel, est associée à une récusation virulente des perspectives de la Naturphilosophie de ses contemporains, trop marquée à son goût par un certain irrationalisme2 (même s’il partage avec Schelling l’idée que la spéculation philosophique est plus apte que le discours scientifique à penser la matière) : elle s’efforce de saisir l'être de la nature, son dynamisme et ses modes de développement, comme lui, mais dans le cadre d'un autre type de métaphysique finalement rivale du discours scientifique, alors que celui-ci, à son niveau est tout à fait légitime. Ce deuxième aspect se traduit notamment chez Hegel par la valorisation, certes ponctuelle et diffuse, mais bien réelle, et la défense de cette pensée newtonienne au niveau de

ce qu'elle a contribué à instaurer dans le champ de la physique mathématique : la rigueur et

la clarté des exposés et de la méthode hypothético-déductifs, moment indispensable de toute connaissance de la nature, et l’unification théorique des mécaniques terrestre et céleste. Cette valorisation est trop souvent oubliée, et cet oubli participe d’un gauchissement massif de la théorie hégélienne.

Hegel poursuit la lutte sur ce double front en la considérant comme intimement liée à son effort de fondation d'une véritable science spéculative, apte à saisir la nécessité immanente aux phénomènes naturels, à dégager l'unité systématique réelle des situations et enchaînements phénoménaux, et à déduire les lois véritables de ces phénomènes en se fondant sur leurs concepts authentiques (c’est-à-dire sur les relations qualitatives) : mais déduire purement a priori ces lois est une visée étrangère à Hegel, qui entend, par la critique épistémologique, articuler le penser philosophique et le connaître des sciences positives. La collection de données empiriques et les données des sciences expérimentales sont explicitement et nécessairement présupposées par cette spéculation. Celle-ci ne doit pas être simple répétition, simple reformulation de ce que disent les sciences expérimentales, mais doit absolument éviter les écueils des métaphysiques classiques, idéalistes ou non, lorsqu'elles prétendent trouver dans le réel des preuves de leur validité conceptuelle, alors qu'elles ont d'abord « ontologisé » de façon subreptice de purs concepts, qu'elles les ont introduit en ce réel, avant de prétendre les y trouver comme de telles preuves. La déconstruction généralisée à laquelle procède Hegel du point de vue de la raison spéculative est analogue à celle qu’effectue Kant de l’apparence transcendantale dans laquelle cette même raison sombre selon ce dernier. Le paradoxe n’est qu’apparent, puisque Hegel développe son examen des puissances et procédés de la raison par le dépassement de cette thèse kantienne : l’analogie tient au fait que dans les deux cas, on assiste à une critique de la métaphysique qui prétend « trouver » dans le réel ce qu’elle y a mis auparavant.

1

Pour les niveaux du chimique et de l’organique caractérisant le naturel dans ses formes supérieures (puisque l’intégration des parties aux touts y est de plus en plus importante, à l’opposé du mode simplement extérieur de composition mécanique), voir les commentaires de A. Doz à Hegel 1832b, et Renault 2001, qui aborde en détail et de façon très stimulante l’ensemble du propos hégélien sur les sciences.

2

Il faut aussi nuancer selon les Naturphilosophen considérés. Des thèmes et orientations communes se retrouvent régulièrement chez Hegel et Schelling. Cf. Schelling 1799, et en particulier les éléments présentés par les traducteurs p. 43-52, Stanguennec 1994 p. 15-7

Vers une mathématique spéculative ?

Pour Hegel, la tension pour unifier la mathématique présente dans la mathesis universalis projetée par Descartes puis Leibniz, est d'emblée une tension pour dépasser, orientée vers la réconciliation avec la nature réelle et l'esprit conceptuel. Et en effet, toutes ces abstractions et ces constructions théoriques, quoique déficientes, sont en pleine rupture avec l'immédiateté sensible : c'est justement ce que Hegel souhaite et reprend à son compte. Mais la mathématique de son temps n'a effectué que la première des deux étapes : il s'agit, après avoir rompu avec l'immédiat, de le retrouver, c'est-à-dire de le sursumer. Autrement dit, la mathématique véritable, pleinement spéculative, doit pour s'accomplir réaliser une double Aufhebung : celle de la mathématique existante, et par là, celle de l’immédiateté, avant d'exprimer leur vérité.

Hegel trahit cette ambition d'accéder à « la vraie » mathématique dès 1801 : au lieu de démembrer/décomposer analytiquement un tout, il convient d'en saisir les déterminations dans le mouvement de leur engendrement, et épouser ce mouvement de l'objet qui s'engendre lui- même selon une logique immanente et non extérieure. Pour Hegel, se laisser mener par la dynamique du concept jusqu'à production de la réalité mathématique, c'est justement cela, démontrer : démontrer ne revient pas à enchaîner des déterminités logico-mathématiques inertes pour valider des présupposés (hypothèses) - comme le fait Newton. Cette dynamique de production de l'objet selon sa nécessité interne est en fait, à l'instar de la doctrine spinoziste – dont on sait l'importance et la présence dans la spéculation hégélienne – réellement liberté : se laisser porter par elle, c'est donc s'élever spéculativement dans la détermination subjective de l'Idée.

Formes mathématiques et Formes naturelles

Il semble parfois que Hegel milite, en 1801, pour une isomorphie entre mathématique et nature, isomorphie au statut très problématique : les relations conceptuelles des moments

d'une totalité-objet doivent reprendre (être analogues à, identiques à, parallèles à ?) les liaisons organiques d'une forme naturelles, et manifester la présence du qualitatif dans le

quantitatif. Par exemple, un quotient, qui est une totalité, un rapport de deux facteurs qui sont les moments, est une variation indéfinie réglée et maintenue par une identité (le rapport de divisibilité entre deux quantités), a pour pendant naturel un rapport entre deux forces, comme la gravitation. De même, la relation-de-puissance déjà évoquée, manifeste l'engendrement des nombres par eux-même, sur le mode de la médiation de l'identique avec lui-même comme autre, c'est-à-dire l'identité (de la forme nombre) de l'identité (le même nombre multiplié par lui-même) et de la différence (différence du nombre initial et du nombre obtenu), à l'instar des formes naturelles qui s'engendrent organiquement, c'est-à-dire comme des totalités où chaque partie n'est ce qu'elle est comme organe que par la médiation du tout, et qui en même temps est le tout, car celui-ci n'existe comme tel que par ses organes. Dans les deux cas il n'est aucunement question d'interaction mécanique des deux objets inertes dont les forces extérieures se composent. La liberté de la forme mathématique serait ainsi analogue à celle de la forme organique vivante, forme la plus élevée de la naturalité, les deux s'exprimant à partir d'une détermination contraignante, nécessaire, mais intérieure, immanente aux formes. Voilà pourquoi selon Hegel, et de façon très spinoziste, seule la philosophie permet d'accéder à la compréhénsion la plus élevée du devenir, de même que la connaissance du troisième genre chez Spinoza permet de sortir de la rationalité de l'universel abstrait pour aboutir à la saisie, quasi-intuitive, des essences singulières substantielles.

Mais alors, la mathématique retrouve-t-elle effectivement le concret empirique à l'égard duquel sa démarche première est de rompre, où légifère-t-elle les phénomènes, selon l'interprétation courante (idéaliste-absolue) du passage de la Logique à la Nature ? Cette isomorphie revient-elle à l'exigence de dire en toute pureté ce qui est effectivement, exigence

dont on sait que Hegel la signale et la valorise systématiquement chez Kepler1, d'une façon qui laisse penser à une sorte d’harmonie pré-établie entre nature et esprit ?

Autrement dit, cette vraie mathématique est-elle une cosmogonie, comme cela en prend parfois le visage dans le De orbitiis planetarum2 ? Si c'est le cas, en quoi n’est-ce pas une approche métaphysique classique typique de celle qu’il critiquera par la suite ? Il est certes impossible de penser que Hegel suggère une isomorphie totale entre les nature et esprit : ré- intégrer le concret en dépassant la mathématique de la forme entendement n'est pas faire disparaître son appareil abstrait, qui est forcément différent à tout point de vue du réel ; et il est à noter ici que si la pensée de ces totalités-objets s'identifie à la production effective des formes naturelles, on entrevoit mieux ici le rôle à venir de la théorie de la mesure : par la mesure en effet la quantité pure, indifférence indéfinie, non-circonscrite et extériorisée, se réintroduit en elle-même et se limite elle-même.

Ce retour du qualitatif dans la quantité signe un accroissement systématique des déterminations, et rend possible l'intellection de l'harmonie des membres d'un corps (d'où la déterminitation qu'est l'autonomie, constitutive du devenir se produisant par la mesure, et caractéristique de l'organicité). L'accès à l'Idée vraie puis au vouloir libre est donc analogue à cette réintériorisation de la quantité par elle-même sous la forme d'une harmonie organique qui tend à la subjectivité. Alors cette mathématique précèderait de près l'accès à / la réalisation de la subjectivation conceptuelle des déterminations de L'Idée. La question qui se pose est donc la suivante : comment, précisément parlant, doit se placer la théorie mathématique, notamment dans sa technicité, par rapport à cette restitution du caractère fondamentalement organique des formes naturelles ? La suite de cette section a pour fonction d’élucider cette question.

Cette section expose (I) l’esprit général du rejet conjoint du formalisme mathématique et du réalisme de la force de Newton et sur l'explication que donne Hegel de leur collusion. On verra qu’il est parfois difficile de saisir sur quoi exactement porte le propos de Hegel : l’œuvre de Newton ou celle de ses successeurs et vulgarisateurs3. On rappelle ensuite (II) le pivot du dispositif hégélien assurant le passage de la critique à la reconstruction spéculative de la mécanique : la critique du concept kantien de matière. Sera alors explicitée en détail (III) l'exigence hégélienne d’une science spéculative, via la déduction conceptuelle des lois de la nature (de Galilée et de Kepler). Ce sera l'occasion de montrer que saisir la nécessité immanente aux phénomènes, dégager les dimensions qualitatives que la mathématisation quantitative occulte indûment, sont l'objectif fondamental de Hegel, et devraient l'être de l'entendement scientifique, et qu’à cette occasion il va « jouer » Kepler contre Newton sans que cela ne soit forcément ce qu’il y avait de plus conforme à leurs doctrines respectives. On tâchera de dégager le sens que Hegel attribue à cette opposition d’une part, et d’autre part, d’insister, quand même, sur le caractère très différencié, tout sauf monolithique et lointain, de l’Anti-Newton dont on le crédite habituellement.

I. La collusion newtonienne entre formalisme mathématique et

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