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Sur l’histoire du calcul différentiel

Remarques préliminaires

II. Diversité du rapport de Marx aux mathématiques

3. Sur l’histoire du calcul différentiel

Les manuscrits de Marx (ainsi que les textes d'Engels) qui traitent du calcul différentiel portent sur des éléments conceptuels et techniques antérieurs, ou contemporains de Hegel. Dans tous les cas, malgré le saut de 1812 à 1881, date des manuscrits essentiels de Marx Sur

le concept de fonction dérivée et Sur la différentielle, le premier élément à retenir c'est que la

théorie de Lagrange en reste le point d'orgue. Concernant les mathématiques, les trois maîtres sont ainsi, dirais-je, des contemporains : à ceci près qu'avant 1870, moment à partir duquel Marx consacre la plus grande partie de son temps dévolu aux mathématiques, au calcul différentiel et ce de façon détachée des préoccupations économiques et politiques, son propos accentuait le lien entre mathématiques et économie, dans les questions d'applications de méthodes abstraites (calculs d'actualisation notamment). En effet, c’est afin d’approfondir ses recherches en économie1 qu’il étudie dans les années 1850 l’histoire de la technique, l’agronomie, la géologie, etc., mais également les mathématiques : il s’est alors appesanti sur la possibilité de l’application des mathématiques en tant qu’instrument de l’élévation du caractère scientifique de l’économie politique, au-delà des calculs que les protagonistes de celle-ci, des théoriciens aux industriels et financiers, étaient capables d’effectuer. La conviction de Marx, c’est déjà l’immense applicabilité du calcul différentiel puisque, en tant que mathématiques des grandeurs variables, il est à même de modéliser les processus : si l’on se réfère à l’analyse qu’il partage avec Engels de la naissance du calcul différentiel suite à la stimulation extérieure à la science que représente la pression socio-économique naissante du 17ème siècle, on peut dire que le calcul apparaît pour lui comme la réponse au problème réel

du mouvement.

Marx travaille sur les concepts du calcul différentiel principalement dans les années 1870, alors que les travaux de Weierstrass, Dedekind, Cantor, sont encore peu diffusés en Angleterre. Les œuvres de Cauchy semblent lui être inconnues également. En fait, exceptés plusieurs manuels du milieu du siècle (en particulier celui de Boucharlat, de 1828, et 1838 pour sa traduction française) qui ont nourri l’évolution du calcul différentiel, la théorie majeure sur laquelle il s’arrête est celle de Lagrange.

Ses manuscrits, trente et une longues notes sur l’arithmétique, l’algèbre, l’analyse et la géométrie (et notamment la trigonométrie), dix-neuf études mathématiques indépendantes, et une série d’applications à l’économie politique (rente foncière, procès de circulation du capital, production de la plus-value, caractère cyclique des crises, etc.)1, récupérés par les socio-démocrates allemands après la mort de Marx, ont commencé de susciter des discussions à partir de leur traduction russe en 1948, de la double re-publication sélective en allemand et russe en 1968. Indépendamment de ces rééditions partielles, ce n’est qu’en 1985 qu’A. Alcouffe propose une sélection de manuscrits traduits en français, édition à laquelle on se réfère ici. On peut à juste titre voir ses manuscrits, de ce point de vue, déjà périmés lorsqu’il les écrit. Mais on va voir, qu’au travers de ses études techniques, c’est son analyse conceptuelle qui doit retenir l’attention, en particulier la lecture dialectique d’une part des évolutions conceptuelles qui accompagne les innovations progressives du calcul différentiel, et d’autre part des raisons du caractère « mystérieux » des grandeurs ou objets utilisés alors, différentielles et infinitésimaux d’ordres variables. Et si l’on se souvient du caractère problématique de la notion de « grandeur variable », c'est-à-dire dont la valeur dépend de variables précises, on comprend pourquoi la notion de fonction l’a particulièrement intéressé.

On s’intéressera essentiellement à la double question suivante que se pose Marx dans les quinze dernières années de sa vie : la différentielle est-elle logiquement antérieure ou postérieure à la dérivée ? Cette différentielle est-elle une petite constante, tend-elle vers 0, ou est-elle égale à 0 ? Autrement dit, il s’interroge sur la nature et la fonction de cette différentielle, avec l’idée que si la théorie de Lagrange représente une phase supérieure de l’histoire du calcul différentiel, l’algébrisation qu’elle en propose ne rend pas raison de la spécificité du calcul, en tant que celui-ci porte sur des grandeurs variables, ce qui n’est pas le cas de l’algèbre.

a. Dialectique historique de la rationalisation

L'analyse de Marx2 s'effectue donc à trois niveaux distincts articulés : procédés techniques de calcul (méthode différentielle ou méthode algébrique), fondements conceptuels des méthodes, et histoire de ces procédés et de ces concepts. Son projet précis est d'écrire une histoire du calcul en la centrant sur la dérivation du produit des fonctions (manuscrit Sur la

différentielle3, qui approfondit l’analyse hégélienne, succincte sur ce point, de l’usage des

différentielles). Choix structurel qui est lié à un choix plus conceptuel : montrer, contre Hegel notamment pour qui le quotient

dx dy

est une totalité relationnelle insécable4, que ce coefficient différentiel est avant tout un symbole complexe d'opérations à effectuer, dont le statut dialectique éventuel est peut-être à chercher dans la méthode plus que dans « l’objet ».

C'est logiquement le statut et l'usage de la variation infinitésimale de la fonction qui sert de point d'appui à Marx pour évaluer la progression historique du calcul différentiel. La période inaugurale, avec Newton et Leibniz, est sa période « mystique » : les procédés d'introduction

1

Gerdes 1985 p. 13 et suiv.

2 Ibid. p. 176-217, où outre « La marche du développement historique », p. 193 et suiv., sont présentés des

extraits d'analyses sur les théorèmes centraux (comme celui de Taylor) ou sur certaines méthodes (celle de D'Alembert en particulier), extraits complétant l'esquisse historique.

3

Fonctions de forme f’ = uv : Marx étudie alors ce qui se produit à partir de f’ = (uv)’= u’v +uv’. Cf. Alcouffe 1985 : Sur la différentielle p. 125, Ebauches I à III p. 143, et Quelques complément p. 173-5.

des symboles différentiels sont inexpliqués, et témoignent d'un arbitraire ou d'un tour de passe-passe qui s'apparente à une thèse métaphysique d'existence des infinitésimaux. D'emblée on pose x1  x x équivalent à x1 x dx. Jusqu'à D'Alembert, aucune innovation conceptuelle ne vient changer cette façon de procéder, donc ne vient améliorer la

fondation du calcul différentiel : le dx x est imposé d'emblée sans justification.

D'Alembert et Euler inaugurent la période « rationnelle » du calcul différentiel : quoique le point de départ reste le même, on pose d'emblée x1 x dx ou xx&, la méthode est corrigée. En effet, le dx de l'expression ci-dessus n'est pas assimilé à une grandeur ou posé d'emblée : il est le résultat d'un développement. D'Alembert substitue à cette expression initiale x1 x dx l'expression x1  x x où x est un accroissement indéterminé fini, appelé alors h mais non posé comme une quantité déterminée ou actuellement infiniment petite comme le dx antérieur. En quelle façon la « substitution » de dx à h n'intervient-elle qu'en fin de développement ? Certes le changement n'affecte pas la forme initiale de la somme – et h existe indépendamment de x – ce qui relève encore du « mystique ». Mais chez D'Alembert les

différences des fonctions (posées égales à 0) vont primer sur les accroissements (dont on

considérait le rapport achevé), et à partir de y x

 on construit le quotient différentiel dx dy

. Le principe de la méthode (que l’on va développer plus bas) est le suivant : il faut d'abord développer la différences des fonctions f(x1) – f(x) pour la « transformer en rapport de

l'accroissement de la fonction à l'accroissement de la variable indépendante et qui joue un rôle réel et non pas nominal comme chez les mystiques »1. La différence des fonctions f(x+h) +

f(x) est développée en série de Taylor (développement, rappelons-le, connu dès le tout début

du 18ème siècle), avec des puissances de h en coefficients, avec la formule générale

) ( ! ... ) ( 2 ) ( ) ( ) ( ! ) ( 2 1 x f n f x f h x f h x f x f n h h x f n n n i n n         

L'exemple choisi par Marx2 est f(x) = x3 :

3 2 2 3 2 2 2 3

( ) ( ) 3 3 3 ( 3 3 )

f x h  f xxx hxh  h xx hxhh

Le membre de droite est réduit aux accroissements d'emblée : l'expression de l'accroissement apparaît implicitement (négativement) dans le membre de gauche sous forme de différence, à la place d'une expression directe de cet accroissement. Il suffit alors de diviser les deux membres par h :

2 2 ( ) ( ) 3 3 f x h f x x xh h h  

et le membre de gauche apparaît comme un rapport dérivé de différences finies, et non un rapport achevé d'accroissements. En posant enfin h = 0 par x1x, au terme donc du développement et non d'emblée, on obtient 0

0 ou

2 3

dy x

dx  . Ce qui était souhaité. Autrement dit la dérivée est mise en évidence algébriquement, « dégagée », « libérée » de et non développée de f(x) : f'(x) est le premier membre de la série exprimant la différence des fonctions, délesté de son coefficient h.

1

Alcouffe 1985 p. 196.

2 Alcouffe 1985 sections IX et surtout XIII-XIV, consacrées spécialement à la comparaison entre les méthodes

L'usage de cette série, dont le développement suppose le développement du binôme de Newton1, n'atteint pas encore la levée complète et définitive du voile mystique. L'obtention de la dérivée passe par une multitude de phases variées : un « fatras inutile » selon Marx, dont, d'après lui, Lagrange nous débarrasse enfin, hissant alors le calcul différentiel dans sa période « purement algébrique ».

« D'Alembert avait simplement algébrisé x + dx … x + h soit aussi f(x + h) à partir de

y + dy. Mais Lagrange ramena toute l'expression à un caractère purement algébrique en la

considérant comme l'expression générale non développée qui fait face au développement en série qui en dérive. »2

L'œuvre déterminante de Lagrange3

, pour Marx, est sa démonstration du théorème de Taylor, qui correspond à l'achèvement de l'élaboration du calcul différentiel4. De fait, le 19ème siècle s'occupera de préciser les notions de fonction, de limite, et plus profondément encore, celle de continuité.Il reste que si Lagrange définit dy

dx comme le coefficient de x obtenu par le développement en série de Taylor, dans l’exemple choisi, de

3

x x 5, ou l’on a bien 3x2, sans présupposer que ce dy

dx existe avant la différentiation, et assure ainsi la libération envisagée à l’égard des infinitésimaux différentiels, cela soulève cependant un problème. Lagrange n’a pas prouvé que toute fonction était exprimable en série de Taylor – et pour cause, on sait que cela ne vaut que pour les fonctions analytiques (c’est même leur définition).

Comment être sûr que la somme, possiblement infinie,

2 3

( ) ( ) ( )( ) ( )( ) ...

f xp x  x q xxr xx  existe réellement ? Prouver que la somme existe requiert le concept de limite, c'est-à-dire justement ce que Lagrange voulait éviter : un concept non algébrique. D’où le fait que concrètement, Lagrange ait continué de fait d’utiliser les méthodes antérieures qu’il critiquait du point de vue des fondements de la méthode. C’est, pour Marx, l’indice de la limite de l’entreprise de Lagrange : il n’a pas appréhendé la spécificité du calcul différentiel, calcul substituant des grandeurs variables à des grandeurs constantes, inassimilable pour cette raison de principe par l’algèbre puisque cette différence indique un saut qualitatif entre les deux..

b. Le théorème de Taylor

Dans la ligne de cette étude historique, Marx s'est appesanti sur les théorèmes de Taylor et de MacLaurin : deux courts textes (Compléments XI et XII) précisent, sans rappeler la valorisation et la défense systématiques de la théorie de Lagrange et son effort pour démontrer le théorème de Taylor, certaines « défaillances » de ce dernier. C'est principalement le saut, fait accompli mais ni démontré, ni justifié que le théorème de Taylor impose hors de l'algèbre traditionnelle dans « l'algèbre des variables » qui pose problème : la fonction y = f(x + h), incluant par son développement tous les degrés, ceux de chacun des membres de la série, n'est elle-même d'aucun degré et reste de forme générale non développée. Voilà la raison pour laquelle ce théorème couronne l'édifice newtonien plus qu'il ne permet de le dépasser6.

En second lieu, il n'est valable que pour une classe non exhaustive de fonctions : les analytiques. De ce fait, « ce théorème n'est que le théorème du binôme, traduit dans le langage

1

Cf. Alcouffe 1985 p. 210 et le développement consacré à cette question à partir de Hegel.

2 Alcouffe 1985 p. 199.

3 Cf. Raymond & Alii 1977. Mais toute une partie de l’œuvre de Lagrange est discernable chez D'Alembert qui,

on l'a vu, distingue clairement entre la différence et la différentielle.

4 Alcouffe 1985, Compléments X et XI p. 209-17, lettre à Engels du 22 novembre 1882.

5 xremplace h, et est une notation plus adéquate, car elle montre la dépendance de cet incrément à l’égard de

x.

différentiel, avec des exposants entiers et positifs »1. Le théorème de MacLaurin lui est présenté comme cas particulier de celui de Taylor (effectivement c'est le théorème prix avec

x=0 ou  x 0), et malgré ces nuances,

« Les deux théorèmes sont de grandioses généralisations dans lesquelles les symboles différentiels, eux-mêmes, apparaissent dans le contenu de l'équation... On obtient ainsi deux formules qui sont applicables à toutes les fonctions particulières x ou x+h, à quelques restrictions près... Un simple coup d'œil montre qu'ici, historiquement comme théoriquement, on suppose qu'existe et est connue ce que l'on peut appeler l'arithmétique du calcul différentiel, c'est-à-dire le développement de ses opérations fondamentales. »2

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