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Brève remarque sur un chaînon essentiel : l’intervention de Lénine

I. Matérialismes dialectiques et rationalisme à la française

1. Deux ouvrages

a. Sciences et dialectiques de la nature (1998)

L’ouvrage est composé de deux parties : la première (p. 11-247) est de L. Sève et se présente comme un manifeste, instruit de la tradition épistémologique marxiste et non marxiste, de défense et d’illustration de la dialectique dans les sciences dites « dures », par opposition aux sciences de l’homme ou à l’économie politique. L. Sève part de l’hypothèse qu’il faut « en finir avec l’anachronisme », c'est-à-dire en finir avec l’idée que la dialectique de la nature est forcément une théorie surannée.

La première section de cette partie, « Deux siècles d’élaborations dialectiques controversées » restitue de façon détaillée la tradition hégéliano-marxiste d’exigence de rigueur conceptuelle dans la détermination et l’usage du terme « dialectique », et s’efforce de problématiser et délimiter l’espace général de ce « chantier ». L’idée clé de Sève est donc que les motifs collectifs de promotion et d’attaque de « La » Dialectique », au XXème

siècle, furent dans l’ensemble en bonne part idéologiques, et qu’excepté dans des travaux et interprétations finalement individuels, son contenu catégoriel fut notablement appauvri – quoique ces savants ou penseurs, qui ont explicitement reconnu leur dette à l’égard des catégories (de la) dialectique(s) (que leur acception en fut large et « chargée » objectivement ou plus restreinte), se soient justement imposés, chez P. Langevin, H. Wallon, de mobiliser avec ces catégories dans toute leur problématicité et leur différenciation sémantique.

Sève insiste alors sur la réactualisation récente, non véritablement dans l’ensemble, de

thèses dialectiques sur les phénomènes naturels, mais plutôt du thème dialectique. Il cite à

l’appui de cette affirmation les travaux d’H. Atlan sur les phénomènes biologiques d’auto- organisation, ceux de J.-M. Lévy-Leblond en physique contemporaine, ou encore ceux de scientifiques américains comme S. J. Gould, et surtout le duo composé de Richard Levins et Richard Lewontin1 en biologie. Sève rappelle qu’indépendamment, comme on l’a vu dans les précédents chapitres, qu’ont repris des études sur la culture dialectique plus classique, sur la philosophie hégélienne de la nature2, et les travaux scientifiques de Marx3 et d’Engels4.

D’où un contexte aujourd’hui intellectuellement plus favorable pour des études collectives sur ce chantier de la dialectique. Conceptuellement L. Sève l’oriente selon deux axes : 1/ quel est le statut philo-épistémologique plaidable d’une dialectique de la nature ? 2/ Corrélativement, quel type de dispositif catégoriel convient-il de re-construire : une

formalisation de la dialectique est possible, et si oui, serait-elle à même de produire des inférences ou des connaissances dont les nombreuses logiques formelles seraient incapables ?

Comment, selon l’orientation marxiste/marxienne, repenser la contradiction, la négation de la négation, le rapport qualité/quantité, l’identité des contraires (les trois « lois » engelsiennes de la dialectique) afin de montrer qu’elles sont utiles ou indispensables, non plus comme lois mais comme thèses philosophiques pour appréhender les phénomènes naturels ou certaines apories scientifiques, sans pré-former ou dé-former ceux-ci ? Autrement dit, comment penser le noyau rationnel d’une objective dialectique de la nature sans qu’elle ne soit justiciable de l’objection, certes parfois simpliste (comme chez Popper), mais bel et bien légitime, selon laquelle elle serait une projection du concept dans le réel, « réification » de la catégorie en phénomène opérant, bref, selon laquelle elle illustrerait pleinement « l’apparence transcendantale » de la raison déjà déconstruite par Kant, qui consiste à prétendre trouver dans le réel ce qu’on y a préalablement introduit ?

C’est dans la seconde section de la première partie, « Pour un nouvel esprit dialectique » que L. Sève réactive cette entreprise de détermination conceptuelle, dans la continuité de son historique du concept de dialectique, en commençant par paraphraser l’expression

1 Levins & Lewontin 1985.

2 Cf. Le monumental ouvrage collectif Petry 1993. 3

A partir, principalement de Engels 1875 et 1883, et Engels & Marx 1974.

4 Voir Delbraccio & Labica 2000, notamment le texte de L. Sève, qui synthétise les ambiguïtés du programme

bachelardienne de « nouvel esprit scientifique », pour étudier systématiquement les trois groupes principaux de problèmes qu’il a distingués : la dialectique peut-elle produire des inférences formalisables garantissant la fondation d’une logique dialectique ? A quelles conditions peut-il y avoir dialectique de et dans la nature ? Et à partir de cette thématique, quels sont les moments de la dialectique, c'est-à-dire, quels sont leurs sémantiques et statuts ontologique et épistémologique ?

La seconde partie de l’ouvrage (p. 249-408) est composée de plusieurs contributions de savants sur leurs conceptualisations théoriques propres : tout d’abord un entretien entre L. Sève et le biophysicien H. Atlan, prend pour objet principal le statut de la contradiction, nexus conceptuel constitutif, aux points de vue historique comme épistémologique, de la notion de dialectique. Gilles Cohen-Tannoudji, éminent spécialiste en mécanique quantique, expose ensuite une problématisation dialectique des concepts centraux de son domaine de recherche (entropie, champ, symétrie et brisure de symétrie en particulier), insistant sur la fécondité du concept d’horizon de réalité qu’il reprend au philosophe mathématicien suisse Ferdinand Gonseth. Comme un regard plus général sur les notions d’objet, de temps et d’espace, de matière, Pierre Jaeglé, épistémologue chercheur en mécanique des particules, lui, se concentre sur la dialectique centrale de l’interaction entre objectivité et subjectivité dans la construction et la validation de la connaissance scientifique du réel, interaction dont la compréhension précise incombe à qui prétend exposer un discours vrai sur ce réel1. S’il y a une dialectique de la nature à cerner, il y a d’abord et avant tout une dialectique de la connaissance de cette nature à examiner. Richard Levins et Richard Lewontin (respectivement professeurs de sciences des populations et de zoologie) dans une section reprenant la conclusion de leur ouvrage The dialectical biologist2 dédicacé à Engels, s’efforcent de montrer que les avatars du cartésianisme comme les divers types de réductionnisme biologiques manquent la spécificité du vivant organique : une réalité toujours en mouvement, dont la dynamique reconduit en permanence l’organicité dialectique des êtres, laquelle s’exprime par l’incomplétude de l’agrégat analytique des parties, l’inexistence hors de l’organisme, totalité dynamique, de ses parties constitutives, et par l’irréalité de ce tout si on le pense comme autre chose que l’entr’expression desdites parties, celle-ci étant régulée et développée selon des contraintes endogènes autant que par ré-action à et sur l’environnement. La dernière section, couronnant la polyvalence de l’ouvrage, porte sur le sens et les fonctions de la dialectique en mathématiques : la mathématicien José-Luis Massera montre qu’elle peut être pensée comme outil d’exposition (rétrospective) de la construction des théories, ou comme modalité

opératoire intrinsèque de cette construction, et que sa pertinence heuristique se manifeste

autant lorsque l’on réfléchit sur le statut des objets mathématiques que sur les procédés et

méthodes des théories, et pas seulement au niveau d’un regard porté sur le devenir historico-

conceptuel de la mathématique comme forme de pensée disciplinée3.

Le souci, non pas de totalisation, mais de globalisation des champs scientifiques, que ce bref résumé manifeste, témoigne de l’ampleur du chantier, donc de l’ampleur de l’ambition « des dialecticiens ». Et s’il est bien un problème, dont on a dit depuis le début de cette thèse qu’il est un Kampfplatz symptomatique, c’est celui de la polysémie du terme « dialectique ». Sève rappelle donc à juste titre les différents penseurs ne précisent qu’inégalement la signification qu’ils attribuent au terme, bien qu’il soit manifeste que de Engels à Gonseth elle varie de façon plus qu’importante. La contribution de Sève est à cet égard salutaire : elle joue

1 Celui-ci semble avoir pris une certaine distance avec sa mobilisation assez classique des thèses d’Engels dans

l’étude du concept physique de réversibilité qu’il développait en Jaeglé 1977.

2

« Dialectical philosophers have thus far only explained science. The problem, however, is to change it », Levins & Lewontin 1985, p. 288.

3 Cette contribution oublie cependant selon moi la dimension essentielle de la pensée dialectique des

mathématiques, de Hegel à Marx/Engels, jusqu’aux dialectiques non marxistes contemporaines : la critique, contre le réalisme naïf ou platonicien, du fétichisme de l’objet mathématique, c'est-à-dire la démystification de

l’objectivité logico-mathématique, et l’effort corrélatif, qualifiable de constructif ou constructiviste au sens strict,

son rôle de présentation et d’effort de clarification de la parenté sémantique et conceptuelle des auteurs qui suivent. Il rappelle la fonction heuristique et critique de la dialectique dans la constitution générale des savoirs, de leurs relations, et de leurs rapports au réel ; mais il insiste finalement, dans cette section inaugurale, sur la nécessité d’une stricte détermination

conceptuelle du terme et de ses moments, autrement dit, sur le contenu du noyau rationnel

d’une dialectique qui prétendrait être plus qu’une simple heuristique. Or, on l’a vu, c’est une façon de formuler le problème structurel du marxisme relativement à la scientificité.

b. La nature dans la pensée dialectique (2001)

Dans cet ouvrage, E. Bitsakis, au travers de l’exposition des conceptualisations de la nature qu’ont effectué les grandes pensées dialectiques de l’histoire, procède en fait à une histoire

partielle du concept de dialectique, de l’antiquité à nos jours : les cosmogonies naïves,

héraclitéenne, ionnenne, et bien sûr la cosmologie et l’hylémorphisme aristotéliciens, sont restitués dans les deux premiers chapitres. Les pensées de Hegel, Marx, Engels, Lénine, Langevin, sont alors successivement étudiées et replacées dans leurs contextes scientifiques et culturels dans les chapitres suivants, jusqu’au chapitre terminal. Dans celui-ci, l’auteur, au titre d’une authentique réflexion de la pratique scientifique qu’il enseigne, et faisant fond notamment sur sa reprise personnelle des perspectives développées par P. Langevin, reprend et approfondit son travail désormais reconnu sur la physique théorique, la crise du mécanisme (plus que du déterminisme), et plus généralement la dialectique des formes hiérarchisées de la matière et du mouvement.

L’introduction « Sciences, idéologie et philosophie », contextualise de façon très serrée l’ensemble de son propos : examiner, comme il le fait dans sa dernière section, de « Nouvelles perspectives pour la dialectique de la nature », suppose une réappropriation critique des cultures et des pensées (de la) dialectique(s), mais une telle démarche doit savoir se situer épistémologiquement, relativement aux productions théoriques et aux savoirs positifs des scientifiques d’une part, aux discours philosophiques dans leurs traditionnelles généralité et vocation/tentation fondationnelles d’autre part, et par là même, prendre en charge le problème des critères et de la nature de sa propre scientificité. Si la pensée, positivement connaissante ou rationnellement intelligente, est toujours activité collective dépendant du contexte socio- politique de son élaboration, il convient d’en dégager et d’en assumer la dimension

idéologique : celle-ci ne renvoie pas seulement à une entreprise de mystification, certes bien

possible comme en a témoigné la fossilisation « diamatique » des thèses d’Engels, procédant à l’inverse d’une théorisation critique des nouvelles connaissances (devant être guidées, notamment par l’expérimentation), elle relève aussi de ce que F. Gonseth appelle la « Doctrine Préalable », nécessaire pré-conceptualisation alliant l’intuitif et le conceptuel (quasi pré-compréhension herméneutique) orientant les développements théoriques proprement dits. C'est-à-dire que cette dimension idéologique révèle un caractère gnoséologique essentiel déjà élaboré, mais spontané (au sens althussérien de la philosophie spontanée des savants), et doit à ce titre subir une explicitation approfondie, comme condition de possibilité de sa pertinence épistémologique.

Autrement dit, toute perspective nouvelle sur la dialectique de la nature repose sur une ré- élaboration de la théorie du rapport philosophie-science-idéologie, laquelle convoque également la remise en chantier des catégories du matérialisme historique et du matérialisme dialectique : d’où l’insistance réitérée d’E. Bitsakis sur la nécessité de re-thématiser les rapports entre la matière (naturelle, mais aussi bien sûr socialement transformée, dite « ouvrée » par Sartre) et la pensée.

Cet historique est partiel, d’une part en ce qu’un saut volontaire est effectué d’Aristote à Hegel, d’autre part par la concentration du propos, concernant la période post-engelsienne, sur les dialectiques directement héritières du dispositif marxiste-engelsien : les dialectiques « subjectives » ou non marxistes (Bachelard, Gonseth, par exemple), récurrentes dans tout le rationalisme français du 20ème français, ne sont pas étudiées (excepté, encore une fois, pour le « cas Langevin », qui est à cheval entre les deux traditions). Le parti-pris théorique est net et

assumé ; l’ouvrage est déjà massif, et cible par surcroît, par ce choix, son objet : reconstruire le matérialisme dialectique et la dialectique de la nature, solidairement et en évitant le travers du système dogmatique et fermé. Les chapitres de Hegel à Langevin, de ce fait, excèdent la simple restitution historique ; chemin faisant sont enrichies les catégories clés de ce dispositif exigé, et précisées les thèses majeures de l’auteur, qui portent globalement, on pouvait s’y attendre, sur les mêmes groupes de problèmes que ceux distingués par L. Sève (excepté le problème de la formalisation de la logique, qui entre moins directement dans les thèmes de l’ouvrage) : statut du discours et des catégories dialectiques relativement aux objectivations scientifiques proprement dites, et donc, bien sûr, aux phénomènes naturels, contenus sémantiques, modes opératoires, et articulations mutuelles liant ces catégories.

2. Thèses centrales communes aux deux ouvrages : une fondamentale injonction

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