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Différenciation statutaire de l’arithmétique et de la géométrie

En tant que disciplines inféodées à l’abstraction non conceptuelle de l’espace-matière, géométrie, arithmétique et analyse sont en vis-à-vis nécessaire :

« L'arithmétique fait face à la géométrie, et elle correspond assurément à la géométrie. Le temps au repos, le temps qui s'écroule en lui-même, l'être-hors-de-soi mort est l'Un. L’Un mort est susceptible d'être combiné extérieurement, et cette combinaison produit l'arithmétique. Si des formations de figures doivent naître ici, cela ne se produit pas seulement par l'addition extérieure des unités ; il est indifférent pour celles-ci qu'elles soient additionnées ou non. On qualifie l'arithmétique d'analytique, car il n'existe en elle que des liaisons que j'ai moi-même constituées. » La production de différences qualitatives dans le calcul infinitésimal, cependant, élève ce dernier à un degré supérieur du penser. De même,

« Si par contre dans la géométrie je trace des lignes et qu'une figure naît, il existe encore d'autres rapports dont je n'apprends l'existence que par une considération ultérieure. »1

Ceci est la marque de la synthéticité partielle de la géométrie, ici renvoyée à la classique dimension constructive des lignes auxiliaires (exigées par le fait que la position des problèmes géométriques ne contient pas analytiquement en elle l’ensemble des réquisits de leur résolution), qui, également, l’élève au-delà de l’analyticité arithmétique. De ce point de vue, même si les raisons immédiates sont différentes, géométrie et calcul différentiel, en tant que les deux pensent les grandeurs, soit numériquement dans le second, soit sous le visage de figures dont on examine les régularités, irrégularités, identités, différences, etc. dans la première, semblent se détacher de l’absence-de-concept. Géométrie et calcul différentiel ont ainsi d’une part une même origine, la dialectique du quantum, d’autre part présupposent sans examen l'espace comme quantité abstraite. Mais, ces deux champs disciplinaires traduisent un

même effort pour cerner et exposer les propriétés des grandeurs. Tout en étant incapables de saisir ces propriétés dans leur nécessité conceptuelle, ils possèdent (ou plutôt révèlent) une teneur spéculative.

L’Idée du Connaître et le théorème1

Traditionnellement l'analyse2 est la décomposition d'un tout (le problème) en éléments simples, et la synthèse en apparaît comme la démarche inverse de reconstitution, les deux reposant sur les principes dérivés de celui de l'identité abstraite. Analysant le connaître, Hegel va montrer que la méthode synthétique de la géométrie est finalement l’antichambre du penser conceptuel, mais qu’en tant que connaître également fini, il ne pourra jamais être plus. La démonstration qui y règne reste une détermination extérieure de l'objet, même si la production d’une singularité théorématique opère une « substantialisation » du discours qui aboutit à la position d'une « objectité » par la médiation d'une construction révélatrice d'une nécessité conceptuelle inconnue jusque là3. Le procès est le suivant :

(a) La définition pose l’objet dans l’abstrait (que ce soit sous une forme constructive ou descriptive) : l’adéquation que Kant attribue à la bonne définition est purement extérieure, mais conceptuellement contingente pour Hegel puisqu’elle se contente de produire un

universel abstrait. Suit une procédure de division4 qui consiste à particulariser de façon plurielle cet universel, ainsi médiatisé quoique cela soit encore dans l’extériorité du concept. Ces deux étapes se contentent de préciser et de déterminer selon les formes abstraites de l’universel et du particulier des objets dont on ne considère pas le principe d’institution, c'est- à-dire dont on présuppose l’existence que ces étapes se contentent d’enrichir en extériorité5.

(b) Le processus du théorème, lui-même double, est ce qui au contraire va assurer la synthéticité propre au démontrer géométrique. Dans la géométrie élémentaire « La détermination précise de la grandeur fait ici encore défaut », c’est-à-dire qu’une certaine classe de propositions ou de théorèmes ne joue d’abord qu’un rôle de préliminaire logique. Hegel évoque les déterminations logiques que les cas d’égalité des triangles6 effectuent dans le Livre I des Eléments7 : ici la construction (et de façon générale l’usage de la règle et du compas) est l’artifice extérieur qui supplée au manque de nécessité.

(c) La géométrie cependant s'accomplit dans la considération du triangle développée dans le théorème de Pythagore :

« La déterminité plénière de la grandeur du triangle selon ses côté dans soi-même, c’est le

théorème de Pythagore qui la contient ; c’est celui-ci seulement qui est l’équation des côtés du

1

Hegel 1812c, III « L’idée du vrai », Hegel 1830 § 223 et suivants. Cf. également Hegel 1812c p. 194 Remarque 1 et Hegel 1822 p. 28.

2 Cf. Descartes 1637, I p. 3 et 7 en particulier, sur l’explicitation de la méthode analytique comme réduction du

connu à l’inconnu via la réduction de l’inégal à l’égal des grandeurs intervenant dans l’énoncé d’un problème (en l’occurrence celui de Pappus). Vuillemin 1960 étudie longuement la complexité fondamentale de la distinction analyse/synthèse chez Descartes, et le rôle pluriel qu’y joue la théorie eudoxienne des proportions contenue dans le livre V des Eléments d’Euclide.

3 Salanskis 1997 analyse cet enchaînement en détail en le comparant aux modèles kantien et husserlien. 4 Hegel 1812c p. 336-42.

5

L’on n’est point ici en un registre conceptuellement plus porteur que celui lors duquel le nombre est engendré : Hegel 1812c p. 341.

6 Hegel 1812c p. 347, Hegel 1822 p. 22. 7

Les cas d’égalité des triangles (propositions 4-8 du Livre I) supposent en eux la présence du mouvement : il y est concentré, c’est pour cette raison que ces propositions sont des théorèmes préliminaires auquel sera fait prioritairement référence par la suite. Ces cas se fondent sur le critère d’égalité par superposition (assurée par la coïncidence par transport « idéal ») fixé par l’axiome 8 du Livre I. Ces cas d’égalité exposent pour la suite ce qui assure a priori l’égalité en ce que celle-ci se ramène à leur indiscernabilité, celle-ci renvoyant à leur superposabilité, critère qui exigera cependant par la suite approfondissement. La théorie des proportions élargira en effet le concept d’égalité, puisqu’il va devoir intégrer des égalités de rapports et plus seulement de grandeurs directement représentables.

triangle, puisque les côtés précédents ne l’amènent en général qu’à une déterminité de ses parties les unes en regard des autres, non à une équation. Cette proposition1 est par conséquent la

définition réelle, parfaite, du triangle, savoir tout d’abord du [triangle] rectangle, le plus simple

dans ses différences, et par conséquent le plus régulier. – Euclide conclut avec cette proposition le livre premier, en tant qu’elle est en fait une déterminité parfaite atteinte »2

Le mouvement du Concept, détermination du pouvoir subjectif de la raison, consiste ici en un travail interne à l’universel qui va s'opérer par le syllogisme : on retrouve bien sûr le paradigme de la subsomption qui est classiquement un modèle de connaissance3. Mais si la connaissance synthétique de la géométrie se déploie nécessairement selon le modèle du syllogiser formel, ce syllogisme général est chez Hegel dialectique4 par lequel le concept finit par être complètement posé, rétabli dans tous ses moments (les jugements) dans un jugement total unifié, au terme d’une triade (reprenant l'enchaînement être, être-là, être-pour-soi)5

: la subsomption du singulier sous l'universel s’opère par la médiation du particulier. La totalité relationnelle finale correspond à la position d’une réalité effective (unité devenue immédiate de l'essence et de l'existence), une objectivité6. Le syllogisme dialectique est accompli par le théorème qui est donc riche d’un moment dialectique opérant sur le mode standard en régime du Concept : le développement, qu’en l’occurrence la comparaison avec le passage aristotélicien de la puissance à l’acte éclaire efficacement. L’idée qu’un syllogisme actualise la prédication qui est en puissance dans les prémisses n’est certes pas originale, mais elle est éclairante ici :

« C’est aussi par l’acte que les constructions géométriques sont découvertes, car c’est par une division des figures données que nous les trouvons. Si les figures étaient données divisées, les constructions sauteraient aux yeux ; mais en fait elles ne sont présentes qu’en puissance… Il est donc clair que les constructions géométriques en puissance sont découvertes quand on les fait passer à l’acte, et la cause en est que la conception même du géomètre est un acte. Donc c’est de l’acte que vient la puissance ; et c’est pourquoi c’est en faisant les constructions géométriques qu’on les connaît. Toute fois, l’actualité particulière de la figure géométrique est postérieure, dans l’ordre de la génération, à la puissance particulière de cette figure »7

Autant la limitation interne à la mathématique due à la perte générale d'individualité substantielle de l'objet l'empêche d'accomplir la totalité, autant la mathématique s’approche de celle-ci.

« Le traitement philosophique du cercle commence là où celui de la géométrie finit. »8

1 Cette proposition 47 du Livre I trouve sa généralisation à la proposition 30 du Livre VI, où les figures

constructibles sur les côtés du triangle rectangle peuvent être diversement polygonales et plus seulement carrées.

2

Hegel 1812c p. 348. Cf. également Hegel 1822 § 199, p. 12, Hegel 1830 § 231, Remarque p. 227-9. Il est particulièrement révélateur du « je t’aime-moi non plus » qu’a subi Hegel, que Bachelard, l’un des rares à avoir évoqué son œuvre dans le registre épistémologique en Bachelard 1949, V « L’identité continuée » p. 97-9, sur le théorème de Pythagore en l’occurrence 1/ n’évoque que la condamnation connue – celle de la Préface de Hegel 1807 – de la condition d’extériorité de la mathématique, 2/ dise que le théorème de Pythagore incarne ce que Hegel aurait pu attendre d’un connaître authentiquement synthétique, 3/ mais cela justement sans que ne soit fait référence aux passages où justement Hegel dit ce que Bachelard aurait apprécié qu’il dise.

3 Et ce, malgré le déplacement à partir de Descartes, du modèle d’analyticité de la logique à celui l’analyse

mathématique, du « mos logicum » (si l’on peut dire) au mos geometricum, comme on l’a déjà rappelé.

4

Hegel 1830, § 192-3 p. 206-7. L’effectuation de ce syllogisme dialectique intègre et unifie les phases d'abord

formelle, puis réflexive, et enfin nécessaire, qui le précèdent : cela assure l’unité du concept subjectif et de l'objet

ouvrant à l'Idée, et c’est ce dernier moment qui importe ici : cf. Hegel 1812c I-2 p. 149-51.

5

Hegel 1812c I-3 « Le syllogisme » p. 204-5. Lire Timmermans 2000 p. 61-4 pour un exposé

6 Hegel 1830 § 125. Et l'on termine ici l'avant-dernier acte de la Logique, passage du connaître synthétique à

l’Idée pratique, mode seul de l’intériorisation à soi de l’Idée encore contenue dans sa finité et son extériorité avec le théorème. C’est justement ce processus du développement que Dubarle 1970 va formaliser.

7 Métaphysique, Θ, 9 p. 53. L’on sait par ailleurs que la substance, pour Aristote est acte ou entéléchie, c'est-à-

dire effort d’actualisation optimale de ses virtualités. Dans la mesure où chez Hegel le concept est justement aussi substance, la proximité entre les deux pensées est ici bien nette.

L'inféodation classique de la compréhension de la nécessité des propositions mathématiques à la philosophie exprime donc la thèse selon laquelle la géométrie s'occupe de propriétés de l'espace qu’un travail du négatif va maintenant actualiser pleinement. On voit ici que le méta-discours dialectique est pleinement le véhicule d’une scientificité supérieure, normative pour ce dont elle rend raison (les mathématiques), et qu’il n’est pas épistémologie en ce sens, mais bel et bien philosophie première au sens donné par la tradition à l’expression. C’est en accordant plus d’attention au double statut de l’espace que l’on pourra mieux appréhender les statuts respectifs de la géométrie et de ce penser spéculatif.

II. De l’espace-matériau à l’espace moment logique : un double

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