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Statut du « moment » mathématique du Capital I §1 ?

Remarques préliminaires

II. Diversité du rapport de Marx aux mathématiques

1. Statut du « moment » mathématique du Capital I §1 ?

a. Quatre niveaux conceptuels

Les quatre niveaux conceptuels que distingue Ricci dans ce paragraphe sont inégalement perceptibles (c’est en ce sens que cette distinction est une lecture). Le plan formel est immédiatement visible, il correspond à la position (selon le mode aristotélicien de classification en genres et espèces) d’universels et de particuliers se répondant comme opérateurs successifs de délimitation de l’analyse. La « richesse » est l’élément introduit en premier : elle est constituée comme l’universel empirique6 relativement à la valeur d’usage (la

1 Marx 1857, Introduction p. 254-5.

2 Sartre 1960, selon Sartre lui-même, est construit dans cette perspective. 3 Atlthusser 1965, « Sur la dialectique matérialiste » p. 161 et suiv. 4

Macherey 1965.

5 Ricci 1974.

marchandise dans sa première détermination1) qui en est ainsi le particulier. Seulement cette valeur d’usage est d’emblée instituée dans sa matérialité générique, comme particularisation de l’universel matériel qu’est la richesse. Autrement dit, la valeur d’usage est posée dans son

universalité matérielle : en quoi selon Ricci est indiquée la thèse, solidaire de ce nouvel

espace conceptuel, d’une matérialité de l’universel. C’est le plan matérialiste de l’analyse : toute valeur d’usage particulière est immédiatement effective dans sa matérialité, elle « incarne » certes l’abstraction de cette matérialité générique, mais n’en est pas présentée comme l’auto-réalisation, au contraire de ce qu’une lecture hégélienne inviterait à lire.

Cette immédiate effectivité conceptuellement posée de la valeur d’usage au plan matérialiste, qui précise une distinction formelle préalable, donne alors lieu à une variation

dialectique : est opérée la genèse conceptuelle de la valeur d’échange au terme d’un processus

d’abstraction à partir de la valeur d’usage. Ce plan dialectique est celui de la dualité de la marchandise, identité de l’identité (valeur d’usage) et de la différence (valeur d’échange) : mais l’antériorité logique de la valeur d’usage comme « forme naturelle » immédiate empêche de comprendre la marchandise en termes strictement hégéliens, puisque cela imposerait de penser ladite genèse de la valeur d’échange à partir de la valeur d’usage comme

« passage dialectique » de la seconde en la première, c'est-à-dire réalisation de soi de la valeur d’usage par la position en elle de la valeur d’échange. Or rien n’est moins évident : ce

plan dialectique est bien celui au sein duquel Marx fait intervenir le couple qualité/quantité,

quantité sous le signe de laquelle il introduit la valeur d’échange – la chose considérée,

puisqu’elle est toujours aussi valeur d’usage, reste qualitativement déterminée –, et c’est ce registre de la quantité qui institue le « niveau mathématique » de l’analyse.

Autrement dit, la valeur d’échange apparaît sur le fond d’une relation, d’une unité profonde entre quantité et qualité : comme l’explique A. Doz2, les termes du problème sont essentiellement hégéliens, puisque la détermination de la valeur d’échange va se faire selon l’instrument de la mesure. Mais le passage de la qualité a la quantité n’est pas le pivot conceptuel essentiel de l’argumentation : il n’est pas une problématique centrale, et

l’hypostasier en ce sens, en faire une coupure/conversion ou un auto-dépassement de la qualité en quantité, c’est forcer le trait. Le passage semble plutôt être un changement de point

de vue rendant possible la détermination du concept de valeur d’échange, passage de la considération de la différence avant tout qualitative entre des valeurs d’usage, à la considération de leur différence essentiellement qualitative comme valeurs d’échange3.

Le niveau mathématique de l’analyse intervient lorsque la définition est effectuée de « la » valeur d’échange comme rapport quantitatif, « proportion dans laquelle des valeurs d’usage d’espèce différente s’échangent l’une contre l’autre »4

, c'est-à-dire rapport entre des x, des y et des z, etc. L’égalité x cirage = y soie = z or suppose quelque chose de mesurable qui soit

commun aux trois valeurs d’échange (prises comme objets individués) : par définition, ce

quelque chose doit être irréductible à la pure relation mathématique. Or c’est là qu’intervient un exemple de géométrie élémentaire qui joue un rôle central dans l’économie de l’exposé : sa fonction est de faire jaillir ce « quelque chose » qui fonde la relation d’échange sans s’y

réduire.

« Un exemple emprunté à la géométrie élémentaire va nous mettre cela sous les yeux. Pour mesurer et comparer les surfaces de toutes les figures rectilignes, on les décompose en triangles. On ramène le triangle lui-même à une expression tout à fait différente de son aspect visible : au demi-produit de sa base par sa hauteur. De même, les valeurs d’échange des marchandises doivent être ramenées à quelque chose qui leur est commun et dont elles représentent un plus ou un moins. »5

1 Marx 1867 p. 51. 2 Doz 1974.

3 « Comme valeurs d’usage les marchandises sont avant tout de qualité différente ; comme valeurs d’échange,

elles ne peuvent être que de différente quantité », Marx 1867 p. 53.

4 Marx 1867 p. 52. 5 Marx 1867 p. 53.

Cet exemple sert à montrer que si la particularité qualitative et la particularité quantitative d’une marchandise, respectivement comme valeur d’usage et comme valeur d’échange, ainsi que n’importe quel triangle, sont des particularités réelles visibles, elles n’en sont pas moins

expressives d’une universalité tout aussi réelle dont elles sont des particularisations,

universalité qui fait que tout triangle est un triangle. Suivant Ricardo, Marx montre alors qu’à partir de cette quantification relationnelle des valeurs d’échange, une détermination

qualitative resurgit, qui devient l’instance d’explicitation du concept de valeur : ce qui est

commun aux marchandises ne peut provenir de leur naturalité (puisque c’est seulement sous l’angle de l’usage que ceci est pris en compte). Ce qui leur est commun, c’est qu’elles sont du travail matériellement incorporé : le travail est alors posé comme substance qualitative de la valeur, la durée du travail étant alors la mesure de sa quantité (la détermination de la substance de la valeur précédant logiquement celle de sa grandeur). Je suis l’analyse de Ricci lorsqu’il affirme l’existence d’un niveau proprement mathématique dans l’analyse : ce niveau correspond en effet à la position d’un critère de scientificité pour la critique de l’économie politique, qui est incomparablement plus important que le simple fait technique de mettre une relation en équation. De fait ce passage au « niveau mathématique » rend possible les calculs, permet de savoir ce qui est réellement mesuré, un travail abstrait qualitativement dépouillé.

Les paragraphes suivant ce paragraphe 1 étudient donc les formes essentielles de la valeur, pour aboutir à l’analyse du fétichisme de la marchandise, processus de mystification consistant à faire relever de la substance de la valeur d’échange ce qui n’est qu’un accident : son appartenance à la sphère de la circulation. De la même façon, on verra que le fétichisme

de la différentielle mathématique, déjà évoqué à propos d’Engels, dénote une inversion

comparable qu’il faut également déconstruire : cette inversion consiste à voir en elle un objet

individué (ou par principe individuable), ce que sa forme symbolique et technique visible tend

à faire penser, alors qu’elle n’est que le symbole d’un procédé opératoire qui en est la substance. Le fétichisme consiste à hypostasier en un objet ce qui n’est essentiellement qu’un

procédé, c'est-à-dire une mise en rapport d’éléments distincts.

On peut d’ores et déjà noter que l’extension lukacsienne1

de ce fétichisme de la marchandise au thème de la réification de la raison est l’élément clé de la condamnation largement réitérée, dans le champ marxien, des mathématiques comme paradigme d’une pensée réifiée. Et cette condamnation sonne comme une reprise de celle que Hegel exprime à l’égard de « l’absence-de-pensée du matériau et de la pensée mathématiques : pour Lukacs, comme pour Sartre dans la Critique de la raison dialectique d’ailleurs, la rationalité mathématique n’épuise pas les déterminations dialectiques de la praxis. L’appréhension théorique de ces déterminations sera seule la scientificité réelle puisqu’elle va être capable de passer de l’appréhension-mathématisation de rapports formels entre des entités supposées stables et sans changements qualitatifs, à leur réinscription comme moment dans le processus théorique de saisie des « rapports dialectiques »2 qui les caractérise logiquement et socio-

historiquement. Au sens large, en l’occurrence, ces « rapports dialectiques » sont ceux qui

prennent place dans le jeu des quatre niveaux conceptuels que Ricci distingue. Ce thème de l’incarnation, par les mathématiques, de la réification de l’activité collective des praxis est central : pour l’instant, on ne s’y attarde pas, mais on y reviendra dans la section consacrée à l’œuvre sartrienne dans le troisième chapitre.

b. Fonction de l’exemple de géométrie élémentaire : exposer la substance de la valeur Ce qu’il importe maintenant de saisir, c’est le sens de l’exemple de géométrie élémentaire utilisé par Marx. Il a pour fonction d’introduire la substance de la valeur est introduite : est-il seulement pédagogique ? On peut y voir plus que cela : d’une part parce que l’exemple du

1 Lukacs 1923. Cf. Charbonnier 2004 sur cette question. Sartre 1960 défend une perspective différente, mais qui

aboutit à une détermination comparable de la réification comme phénomène social corrélatif du mode de production capitaliste.

paragraphe suivant va de nouveau montrer l’importance per se du mathématique, d’autre part, parce qu’il est indispensable à la production du « concret-de-pensée » qu’est la détermination de la substance de la valeur. On peut certes comme A. Doz y voir un surinvestissement conceptuel d’un exemple mathématique trop simple1

– à l’instar selon lui de Hegel, raison pour laquelle il affirme que cet exemple témoigne de la prégnance de la pensée de celui-ci chez Marx – mais c’est une façon d’évacuer le problème plutôt que de le prendre en charge :

« L’équation de la surface, comme celle de l’échange, est une idée, c'est-à-dire un "objet" d’une tout autre sorte : non un contenu de réalité, mais un contenu de pensée… une généralité III2

; on comprend alors que lorsqu’on dit que l’analyse ramène les objets réels à un troisième "objet", le terme objet soit utilisé dans un sens symbolique (mais non allégorique : le concept est bien une certaine sorte d’objet). De même que l’idée du cercle n’a ni centre ni circonférence, la surface du triangle n’est pas elle-même triangulaire ; de même aussi, la notion de valeur ne s’échange pas.

Ainsi on comprend que l’analyse de la relation qui rapporte entre eux les termes dans le cadre de l’échange renvoie elle-même à un troisième "objet" dont à la limite elle révèle l’absence :

ce troisième et nouvel objet, l’échange le cache plutôt qu’il ne le montre… Sans la rigueur de

l’exposé scientifique, qui seule parvient à produire du savoir, le concept de valeur n’aurait aucune signification : c'est-à-dire qu’il n’existerait pas.

L’exemple de la géométrie élémentaire a donc, malgré sa simplicité, ou peut-être à cause d’elle, une considérable importance : il définit la nature de la valeur, il lui confère sa qualité

essentielle : celle de concept scientifique. »3

La scientificité d’un discours, de ce point de vue, tient à sa puissance de ne plus confondre concept et réalité : le niveau mathématique en est un opérateur essentiel, et cela, indépendamment de la formalisation quantitative que l’on peut techniquement opérer par son biais. Mais une telle formalisation, si elle est menée au sein d’un processus théorique de production de concrets-de-pensée peut aider en s’y ajoutant à cette opérativité discursive : l’exemple de la plus-value relative qui va suivre va le montrer clairement.

Mais il faut insister sur un élément qui reviendra plus tard : la critique de l’empirisme, qui ouvre à la complexité de la conception marxienne de c’est qu’est un procès de connaissance objective. La connaissance de va pas du concret à l’abstrait, mais de l’abstrait au concret, ainsi qu’Althusser le rappelle dans sa Soutenance d’Amiens4

, et la connaissance ne travaille pas sur un objet réel ni ne le constitue (contre Hegel dit Althusser), mais sur un donné déjà abstrait, des représentations transitoires véhiculées par le réel, qui sont des déterminations plus ou moins incomplètes. En tant que catégories abstraites et transitoires, elles sont des formes médiées du réel empruntes d’idéologie (ainsi les catégories de l’économie politique classique), ou à tout le moins, de non-scientificité. Sortir de cette non-scientificité, pour Marx, c’est donc produire ce concret-de-pensée, instaurer une nouvelle scientificité qui est problématique en ce qu’elle n’est pas celle des sciences positives connues, et ne s’y substitue pas. Cette difficulté du discours scientifique marxien, qui est celle du matérialisme historique comme science plus généralement, reconduit selon moi, malgré les différences entre les discours et les différences dans l’expression de cette difficulté, celle du méta-discours spéculatif hégélien déjà évoquée.

On verra au début du chapitre suivant les éclaircissements particuliers que peut offrir, sur ce problème, la pratique théorique dans la philosophie qu’est l’intervention de Lénine. Ce qui, d’ores et déjà, augure de la diversité des problèmes que l’on aura à prendre en charge dans ce troisième chapitre.

1

Doz 1974 p. 103.

2

Althusser 1965, p.187-8. définit la généralité III comme la connaissance proprement scientifique produite (on dira des catégories ou concepts), dans le processus de la pratique théorique, à partir d’un travail sur des concepts généraux pré-scientifiques (on dira des représentations) appelées généralités I, c'est-à-dire un travail sur l’universel propre au savoir opérant par la médiation des réseaux historiquement constitués de concepts formant les théories scientifiques ou théories du scientifique telles ou telles, et qu’il appelle généralités II.

3 Macherey 1965 p. 36.

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