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Processus de la pratique théorique et coupure épistémologique

Brève remarque sur un chaînon essentiel : l’intervention de Lénine

II. Vers une pratique théorique de l’épistémologie et de l’histoire des

1. Processus de la pratique théorique et coupure épistémologique

Comme on l’a vu à l’occasion des remarques sur Lénine en début de chapitre, il existe pour Althusser un rapport essentiel entre idéologie, philosophie et science. Dans La philosophie

comme arme de la révolution1, il résume sa position sur la philosophie, dans la droite ligne de Lénine, comme suit :

« La philosophie existe dès qu’existe le domaine théorique : dès qu’existe une science (au sens strict). Sans science, pas de philosophie, mais seulement des conceptions du monde. Il faut distinguer l’enjeu de la bataille, et le champ de bataille. L’enjeu dernier de la lutte philosophique, c’est la lutte pour l’hégémonie2

entre les deux grandes tendances des conceptions du monde (matérialiste, idéaliste). Le champ de bataille principal de cette lutte, c’est la connaissance

scientifique [je souligne] : pour ou contre elle. La bataille philosophique numéro un se donc à la

frontière entre le scientifique et l’idéologique. »

La philosophie est une forme d’effet historique et théorique de la science3

: ce qui se joue en elle, c’est indirectement la lutte des classes, mais ce qui constitue son jeu, c’est la démarcation entre l’idéologique et le scientifique, et en profondeur, la détermination de la

scientificité en général. Une pratique renouvelée de la philosophie – celle du marxisme – doit

ainsi assumer ce à quoi elle est nécessairement ordonnée : un travail réflexif et conceptuel sur les conditions et les modalités de la sortie de l’idéologie et de l’entrée dans la science. Plus contextuellement parlant, Althusser tire les leçons de « l’imposture » qu’a représenté l’opposition science bourgeoise / science prolétarienne4. Son travail s’inscrit donc dans le

cadre de la nécessaire révision / reconstitution d’un marxisme bien essoufflé.

Mais c’est le moment où les « philosophies du soupçon » prennent une place aussi centrale dans l’espace français que l’ambition structuraliste qui cherche à instituer un nouveau régime de scientificité dans les disciplines liées au déchiffrement des pratiques sociales. L’épistémologie de type bachelardien est quant à elle alors tout à fait institutionnalisée, que le terme de dialectique soit massivement utilisé ou judicieusement restreint dans son usage comme chez Canguilhem (puisque, on va le voir bientôt, son acception est dans cette tradition très imprécise). Ainsi que le rappelle E. Balibar5, Lévi-Strauss a pris position contre la

Critique sartrienne en 1962 : l’opposition dialectique/structuralisme est au cœur des débats.

C’est dans ce contexte bigarré qu’Althusser va s’efforcer de renouveler la dialectique marxiste en l’infléchissant radicalement par des schèmes issus de cette tendance structuraliste.6

a. De nouveau de l’abstrait au concret : sur le mode de production scientifique

C’est, plus précisément, de l’analyse du processus de ce qu’est une pratique théorique7

qu’il estime pouvoir redonner au marxisme, qu’il appelle Théorie par opposition aux

1

Le texte date de 1968 : cf. Althusser 1998 p. 145-58, p. 153 pour la citation.

2 Cette catégorie, centrale chez Gramsci, provient de Lénine, et désigne le fait de la dominance sociale d’un

ensemble de catégories et de représentations, donc indirectement de pratiques avérées ou possibles.

3 Comme on l’a vu, pour lui, la philosophie n’a qu’une pseudo-histoire, parce qu’elle n’a pas d’objet, et cette

pseudo-histoire, c’est celle de la répétition aux visages variés de l’opposition idéalisme / matérialisme, laquelle est suscitée par le besoin de donner sens aux connaissances scientifiques.

4 Althusser 1965a p. 12, 1972 p. 173. Il la reconduit pour partie à l’absence d’une tradition proprement théorique

et philosophique chez les intellectuels du PCF, et l’absence d’authentiques maîtres en la matière. Mais en 1976 dans « Histoire terminée, histoire interminable » (Althusser 1998 p. 237-46) , Althusser pense encore que le régime dominant du marxisme est celui du diamat, c'est-à-dire d’une ontologie de la matière prétendant exposer des lois, alors qu’elle n’est que pourvoyeuse de thèses.

5 Althusser 1965a, Avant-propos. 6

Comme Sartre d’ailleurs, mais ceci a été moins vu à l’époque. Il reste que la dialectique n’a évidemment pas la même place chez Sartre et Althusser.

« philosophies » entendues comme idéologies, sa scientificité et sa fécondité théorique et pratique. On rappelle d’abord ce qu’il en dit, pour voir ensuite ce que ses élèves en ont fait1

. Si toute théorie au sens large est partie et forme spécifique de la pratique sociale au sens large, c'est-à-dire pratique théorique, elle peut l’être sous forme préscientifique (spontanée, préalable, « préhistorique », idéologique) ou sous forme proprement scientifique, ces deux formes étant en rupture qualitative : c’est là qu’Althusser insère sa radicalisation en « coupure » du concept bachelardien de « rupture » épistémologique. Une théorie au sens strict, du point de vue de son mode d’investigation, est pratique théorique scientifique ; du point de vue du mode d’exposition, système conceptuel déterminé, éventuellement mathématisé, au sein d’une science constituée. Or la « Théorie générale » dont il parle, théorie

de la pratique en général, s’élabore à partir de la théorie de ces pratiques théoriques existantes, dans leur diversité, leurs articulations, leurs modes de transformation et de passage

des unes aux autres : « Cette Théorie est la dialectique matérialiste qui ne fait qu’un avec le matérialisme dialectique »2,

« La pratique théorie marxiste de l’épistémologie, de l’histoire des sciences… est en

grande partie à constituer… Leur pratique est grande partie devant eux [les marxistes], à élaborer,

sinon à fonder, c'est-à-dire à asseoir sur des bases théoriquement justes, afin qu’elle corresponde à un objet réel, et non à un objet présumé ou idéologique, et soit vraiment une pratique théorique, et non une pratique technique3. C’est à cette fin, qu’ils ont besoin de la Théorie, c'est-à-dire de la dialectique matérialiste, comme de la seule méthode qui puisse anticiper leur pratique théorique en dessinant ses conditions formelles. Dans ce cas, utiliser la Théorie ne revient pas à en appliquer les formules (celle du matérialisme, de la dialectique) à un contenu préexistant. »4

La Théorie doit dessiner formellement le processus de toute pratique théorique : dans sa forme générale celui-ci est un processus de production d’un concret-de-pensée à partir d’un

abstrait. Althusser reprend alors les indications de 1857 de Marx sur cette méthode5, en l’infléchissant cependant d’une façon radicalement non-hégélienne6

.

Une pratique théorique doit produire des connaissances nouvelles, mais comme toute pratique productrice, elle opère sur une matière première avec des moyens de production et selon une certaine méthode, celle allant de l’abstrait au concret. Le processus de la pratique théorique est un travail portant sur des universels préalables non scientifiques (ou seulement

partiellement scientifiques), nommés « généralités I ». Ces universels sont un ensemble de Vorstellungen, de représentations, qui se présentent comme des abstractions à l’égard de

l’empirie et de la sensation et prétendent à une forme de scientificité, alors qu’elles sont

marquées par l’idéologie :

1 Si l’on veut voir ce que lui en a fait, c’est bien sûr les textes sur le jeune Marx et la coupure épistémologique

intervenant dans son œuvre en 1845, et s’étalant progressivement, qu’il faut lire : Althusser 1965a, « "Sur le jeune Marx" (Questions de théorie) », « Contradiction et surdétermination (Notes pour une recherche) » notamment.

2 Althusser 1965b.

3 Cf. Verret 1967, 4-I, « Sur la notion de pratique théorique », p. 127-44, pour la distinction entre pratiques

théoriques scientifique, savante et technique. Ni pratique scientifique (c'est-à-dire pratique pensant les limites des techniques empiriques dont elle est issue, en tant qu’application scientifique d’une science donnée), ni

pratique savante, la pratique scientifique de la géométrie, dans l’exemple de Verret, si elle provient des

techniques d’arpentage ou d’architecture, s’est constituée en rupture par rapport à elles. Mais la pratique savante de la géométrie, construite sur les bases de cette pratique scientifique, est capable de produire des vérités (théorèmes) indépendamment de l’application scientifique (c'est-à-dire de cette pratique scientifique) de la géométrie. Voir en particulier p. 140-2, pour l’exemple et l’analyse de la distinction, fondamentale, entre ces pratiques.

4

Althusser 1965, p. 169. La suite rappelle, justement, la critique qu’adresse Lénine à Plékhanov et à Engels : ils ont ainsi appliqué la dialectique de la nature à des « exemples » – sur le mode de l’analogie dont on a vu le caractère problématique chez Engels (mode que L. Sève aurait pu et du discuter plus en Sève 1998).

5 Cf. supra les remarques introductives et la sous-section 2-c du chapitre II sur cette méthode. 6

Althusser 1965, 1972 et 1975 sont ici mes principales références. Voir aussi sur ce traitement althussérien du procès de connaissance le riche exposé de F. Matheron déjà cité « Louis Althusser ou l’impure pureté du concept », in Bidet & Kouvélakis 2001 p. 369 et suiv., et en particulier les p. 371-5.

« La généralité I, par exemple le concept de "fruit", n’est pas le produit d’une "opération d’abstraction" effectuée par un "sujet" (la conscience, ou même ce sujet mythique : "la pratique"), – mais le résultat d’un processus complexe d’élaboration, où entrent toujours en jeu plusieurs pratiques concrètes distinctes de niveaux différents, empiriques, techniques et idéologiques…. L’acte d’abstraction, qui extrairait des individus concrets leur pure essence, est un mythe

idéologique. »1

En surplus de la critique de l’empirisme, récurrente dans le champ marxiste on l’a déjà noté, l’insistance est donc portée sur le fait que ces représentations générales doivent être purgées de leurs traits idéologiques : il faut transformer en « généralités III », en concepts

spécifiés, universels authentiquement concrets, ces généralités I. C’est ainsi que l’on obtient

des connaissances réelles. Le mouvement va consister, simultanément, à révéler les traits idéologiques des généralités I, et à instituer les généralités III. La science travaille et produit en transformant des généralités I en généralités III, pas en « appliquant » des concepts abstraits à un concret perçu. Mais ces généralités I ne disparaissent pas pour autant : ce qui importe, c’est de reconstituer ce qui se donne pour la théorie scientifique, mais la déconstruction des traits idéologiques à elle seule ne peut suffire

« on n’obtient pas une science en renversant une idéologie »2

Comment opère cette transformation ? Par le biais de « généralités II », c'est-à-dire par le travail sur la « théorie », c'est-à-dire le corps de concepts plus ou moins contradictoirement unifié constituant, en un moment donné, la théorie de la science considérée3 : ce travail

médiateur, c’est l’élévation de l’abstrait au concret.

Ce travail du moment II, c’est le moment où une science (par exemple celle du capitalisme dans le Capital) élabore ses propres faits scientifiques au travers de la critique des faits idéologiques élaborés par la pratique théorique pré-scientifique (ainsi la détermination de la valeur comme rapport social par-delà le fait du fétichisme de la marchandise). Mais, et c’est le sens du non-hégélianisme d’Althusser4 qui irrigue la lecture « structurale » du Capital ainsi qu’on l’a déjà évoqué, ce travail du moment II n’est pas un développement dialectique du concept. Le concret-de-pensée n’est pas l’abstrait-incomplet du départ qui se serait enrichi par le jeu dialectique multiforme de ses contradictions internes (comme l’Idée en fin de la Science

de la logique est le résultat du procès de réalisation de l’Etre). S’il est dialectique, le passage du moment I au moment III ne l’est pas à la façon hégélienne5

.

Trois classes de développements sont ouvertes ici. D’une part ceux portant sur les concepts opératoires de l’histoire de sciences (point (iii) à venir), ceux sur la nature du corps de

1

Althusser 1965b p. 194-5. Lorsque Sartre dit, comme on l’a vu, que la méthode consiste à partir de la réflexivité, c'est-à-dire de la conscience réflexive minimale qu’un individu possède de son propre vécu, pour retrouver ensuite, médiatement, les diverses déterminations « micro » et « macro » qui font que le concret est concret, il dit la même chose : la méthode opère sur des représentations préalables plus ou moins élaborées mais de toutes façons idéologiquement façonnées. Toute « l’expérience critique » qu’est la Critique consiste à dépasser qualitativement ce stade pré-scientifique de niveau I pour exposer les conditions de l’appréhension dialectique (phase progressive de la méthode régressive-progressive) du concret (niveau III), et cela, via l’explicitation progressive et l’usage des catégories dialectiques et concepts afférents (praxis, pratico-inerte, etc.) opérant sur ces représentations préalables. Ces catégories dialectiques et concepts associés sont du niveau II : c’est le corps mouvant de concepts qui assure le passage au concret. Sartre et Althusser reprennent la même méthode, et la font fonctionner de la même façon, même s’ils n’attribuent pas le même statut à cette entreprise.

2 Althusser 1965b p. 196. 3

Ainsi ce que P. Raymond appelle l’idéologie de la rigueur s’est-il posé au 19ème siècle comme théorie des sciences mathématiques dans leur noyau rationnel que serait la logique formelle.

4 Cf. Althusser 1965 p. 191. 5

Les universels concrets que sont les généralités III sont rapprochés par Althusser des essences singulières de Spinoza : la distinction des trois types de généralités est évidemment affine aux trois genres de connaissance chez ce dernier : cf. Althusser 1975 p. 218. La lecture hégélienne de la pratique théorique du Capital rapprocherait bien sûr l’universel concret du singulier hégélien, qui concentre en soi en les intégrant les moments de l’universel et du particulier du Concept : mais c’est justement pour éviter Hegel qu’Althusser se rapproche de Spinoza (plutôt que ce soit du fait d’avoir convoqué Spinoza qu’il ait évité Hegel). En résumé la triade I, II, III traduit, dans l’ordre, la triade idéologie / philosophie / science, la coupure opérant entre les niveaux I et III via le travail du niveau II.

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