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La fonction conceptuelle du calcul différentiel

Remarques préliminaires

II. Diversité du rapport de Marx aux mathématiques

2. La fonction conceptuelle du calcul différentiel

Le souci de penser l'accroissement des variables et les effets qui s'ensuivent est récurrent dans l'œuvre économique de Marx : que ce soit comme on le verra ensuite, dans l'analyse autonome du calcul différentiel, ou dans le cadre d’une analyse économique, une même perspective, un même principe de méthode sont visibles1.

a. La mathématisation de la plus-value relative

La démonstration de la plus-value relative peut être considérée comme calquée sur celle du calcul différentiel2. Soient les temps de travail, valeur et plus-value : si le temps est la variable

x, la valeur la fonction f(x), la plus-value est la dérivée f'(x). Le passage de x à x1 indique la

prolongation de la journée de travail au-delà du temps nécessaire. Pour autant x et x1 ne sont

pas forcément des quantités déterminées, ce qui interdit d'écrire x1  x x : en effet, bien que le propos scientifique de Marx soit notamment de quantifier le temps de surtravail offert au capitaliste, au premier abord, le problème fondamental qu'il affronte en premier, justement, c'est l'incapacité, du moins la grande difficulté de distinguer entre temps de travail socialement nécessaire et temps de surtravail source de plus-value.

En revanche, la dérivée correspondra à une quantité déterminée : on pourra donc l'écrire sans avoir à poser   x x1 x ni  y f x( )1f x( ). L'avantage du calcul différentiel ainsi considéré, c'est de maintenir formellement le principe de conservation de la valeur et donc la loi de la valeur, tout en justifiant théoriquement le concept de plus-value comme un plus absolu (sans moins ni manque). Notons aussi l'emploi libre, amusant pour un admirateur de Leibniz, d'un vocabulaire newtonien, concernant la formation de la plus-value (et plus généralement du capital) :

« La valeur d'échange doit servir à créer davantage de valeur d'échange. La valeur doit croître, c'est-à-dire qu'elle ne doit pas seulement se conserver, mais procurer un incrément, une valeur, une plus-value, de sorte que la valeur donnée – la somme d'argent donnée – se présente comme fluens, et l'incrément comme fluxio [le capital n'existe encore ici que comme une somme donnée de valeurs]. Cette somme de valeurs devient donc du capital parce que sa grandeur augmente, parce qu'elle se transforme en une grandeur variable et qu'elle est, dès l'abord, un flux qui doit engendrer une fluxion. »3

Autrement dit, la conversion de x, capital initial, en x x conservant la valeur « primitivement avancée » constitue la production de la plus-value : cette conversion, qui en soi peut exister hors du capitalisme4, est cependant son but propre et ne peut s'effectuer réellement que dans le cadre d'un système de la propriété privée des marchandises incluant en celles-ci la force de travail. Plus précisément, la détermination ci-dessus de la plus-value exige une distinction interne à la quantité, au capital considéré, entre ce qui reste constant et ce qui est variable. x quantité avancée initialement est constante, et doit être transformée en un grandeur possédant un élément variable : qu'est donc cet élément ? Comme une partie de x se transforme à nouveau en grandeur constante (capital constant en l'occurrence : moyens de travail, valeurs d'usage déterminées utilisées dans la production en particulier), on peut nommer cette partie c. Soit v l'autre partie variable : x = c+v. L'accroissement c de c ne peut qu'être égal à 0 (à cause de sa constance) : donc        x (c v) c v ce qui implique que

x v    . 1 Marx 1867 ch. XI p. 297. 2

Marx 1879 ch. III, p. 404-7 tout particulièrement.

3 Marx 1879 p. 405.

4 C’est un des éléments qui explique la possibilité de la subsomption formelle du travail au capital,

correspondant au moment où une activité économique non capitaliste mais produisant de la plus-value, est intégrée dans la structure d’un marché capitaliste en expansion : la subsomption réelle du travail au capital correspond elle à la totale détermination-subordination, dans ses caractères propres, d’une activité économique à ce marché, et non simplement à son intégration en extériorité dans la structure. Mais je m’éloigne du sujet…

« Ce qui apparaît à l'origine comme x est donc en réalité v. Le rapport de cet incrément de la valeur primitive x à la partie de x dont il est réellement l'incrément sera forcément

x v

v v

 

 , qui en fait, est la formule du taux de plus-value. »1

Le thème de « l'apparition » initiale réfère au caractère fétiche de la marchandise, dont on voit la déconstruction et la perspective de résolution par la voie mathématique. Dans un long exposé du second livre du Capital2, présenté selon des formules mathématiques simples, sur le taux de profit et sur la plus-value, on lit la chose suivante : le capital est un rapport temporel qu’il entretient avec lui-même lors duquel il se distingue comme quantum initial et quantum augmenté d'une « valeur nouvelle créé par lui-même,

« Mais la façon dont cela se produit est enveloppée de mystères et semble provenir de propriétés cachées inhérentes au capital.

Plus on pénètre dans le processus de valorisation du capital, plus cette mystification des rapports capitalistes augmente et moins se révèle le secret de leur structure intime… Dans la mesure où le profit est supposé quantitativement égal à la plus-value, sa grandeur et celle du taux de profit sont déterminées par les rapports numériques simples donnés ou déterminables dans chaque cas particulier. L'analyse se poursuit donc d'abord sur un plan purement mathématique. »3 On comprend donc les raisons initiales qui ont pu pousser Marx à étudier le calcul différentiel en particulier : il permet de formaliser un élément clé des mécanismes de

production de la plus-value, mais surtout, reproduit dans ses méthodes le même enjeu. Il faut

dans tous les cas comprendre l'origine et le processus concret de la production de la valeur, avant d'en faire un paramètre fixe qui de ce fait devient « fétiche », objet réifié apatride et incompréhensible. On comprend encore mieux sur cet exemple pourquoi le refus de poser d'emblée l'obtention de la dérivée grâce à un accroissement quelconque est si important pour lui. On ne peut penser vraiment l'intervalle de temps sur lequel on calcule la vitesse instantanée d'un mobile avant qu'il n'y ait eu le mouvement correspondant : de telles erreurs dans la représentation du mouvement sont dues à une telle inversion du processus pense Marx – dans la ligne de la critique par Hegel de la négligence des dérivées n-ièmes par Newton lorsqu'elles ont un sens physique.

Dans le cas économique, comment peut-on penser la plus-value comme accroissement du capital avant son propre procès de production ? Plus exactement, comment penser la plus- value en tant que fonction résultant de l'ajout au temps de travail socialement nécessaire, d'un temps de surtravail, avant même que cette augmentation concrète ne se soit produite, c'est-à- dire du point de vue théorique, avant la détermination logique du procès lui-même ?4 C'est une inversion mystificatrice qui provient d'un usage non questionné des méthodes mathématiques par ailleurs efficaces. Bien sûr, si la plus-value n’était qu’un simple élément différentiel, il n’y aurait vraisemblablement pas beaucoup de profit : ce qu’il faut retenir ici, c'est qu’il ne faut pas chercher à penser la plus-value ni « avant » ni « après » le capital, mais bien montrer que le développement du capital est production de plus-value. La mathématisation révèle clairement comment s’opère le processus d’auto-valorisation du capital, et que penser et quantifier la plus-value c’est exposer le mécanisme de sa production, On voit bien ici le sens et l'orientation critique de l'analyse du renversement de méthode dans le calcul différentiel, et plus profondément, un indice supplémentaire du caractère éminemment philosophique et complet de ses travaux d'économiste ; le ton reste celui d’un anti-empirisme naïf, et d’un anti-réalisme : ce qui apparaît comme une réalité individuée est le

1 Marx 1879 p. 407. 2 Marx 1875 p. 895-905. 3 Marx 1875 p. 897. 4

Certes ce n'est pas forcément en terme d'ajout que l'on peut exprimer les diverses formes du processus : augmenter la cadence de travail pour un même salaire est un autre mode de constitution de la plus-value. Mais l'idée essentielle reste la même : on ne peut pas penser le résultat d'un procès avant le procès lui-même.

résultat dynamique d’un procès qui est l’instance pratique et doit être le moment théorique fondamental.

b. Le sens des dérivées chez Marx et les marginalistes

Si l'histoire a bien retenu que le « socialisme scientifique » est une critique théorico- pratique globale très virulente de l'économie politique classique, on oublie parfois que certaines versions de la théorie marginaliste, contemporaines du Capital mais relativement mises de côté par rapport à celui-ci, se sont également présentées comme des subversions relatives du même classicisme économique, d'où leur appellation de « néo-classiques ». Et si, par le fait, les raisonnements « à la marge » sont aujourd'hui limités à une utilité théorique locale, il convient de mentionner, relativement à l'usage du calcul différentiel, les deux approches.

Utilisé déjà par Cournot dans les années 1850, puis très régulièrement avec Jevons, Marshall ou Walras, le calcul différentiel s'est introduit à l'époque de Marx dans les analyses économiques. Leur courant est dit marginaliste parce que ces théoriciens raisonnaient « à la marge », c'est-à-dire sur la prochaine unité produite, achetée ou consommée. L'initiateur de ce courant de pensée fut William Stanley Jevons (Théorie de l'économie politique, 1871), mais celui qui lui donna sa forme définitive fut, vingt ans plus tard, Alfred Marshall (Principes

d'économie politique, 1890-1907). En 1871, Jevons utilise les notations leibniziennes, au

détriment de celles de Newton, selon une préférence également présente chez Marx. Les notions de « degré d'utilité », de « degré final d'utilité » (la formule consacrée est celle d’« utilité marginale ») sont formalisées grâce au calcul différentiel. Prenons un exemple : on considère X comme étant un stock de 100 unités d’une marchandise, dont on possède le coût moyen C. Le coût marginal M sera le coût de l’unité supplémentaire produite, la 101ème. Si ce coût marginal M est inférieur au coût moyen C de X, alors le coût moyen C’ des X+1 (c'est-à- dire la moyenne de C et M) sera inférieur à C : il est donc profitable de produire la 101ème unité, ce qui ne sera pas le cas si M est supérieur à C, parce qu’alors le coût moyen C’ de X+1 a augmenté par rapport à C. L'unité discrète ajoutée dans cet exemple, doit simplement être prise comme une quantité très petite, voire infiniment petite. Faire varier de façon infinitésimale la quantité globale X (le nombre d’unités) implique une variation infinitésimale de la fonction de X qu’est son coût moyen. Soit f la fonction représentant le coût moyen de X,

i la quantité infinitésimale ajoutée (la quantité marginale). La limite du quotient

( ) ( )

f X i f X

i

 

quand i tend vers 0, dérivée de f au point X, est alors calculée : ce quotient représente le « degré d'utilité », appelé ensuite par Marshall « degré marginal d'utilité ».

On voit que ce courant utilise la méthode différentielle pour mesurer les effets d'un accroissement faible d'une quantité globale (tel ou tel type de biens homogènes ou identiques produits) : en termes de coûts de production, le coût marginal a une incidence sur le coût moyen, et son obtention permet théoriquement de déterminer la quantité financièrement optimale de biens à produire : si le coût marginal est supérieur au coût moyen, alors le coût moyen de la quantité de biens à laquelle on ajoute la quantité supplémentaire augmente. D'où le lien entre cette approche et le thème ancré chez les marginalistes de l'acteur économique rationnel conduit par des stratégies d'optimalité, justifiant leur inscription dans la tradition des classiques. De même et à la même époque, Marx veut mesurer les effets sociaux, via l'appareil différentiel, des transformations de certaines variables économiques, même s'il n'arrive pas toujours à donner des expressions analytiques satisfaisantes, de la transformations de valeurs/variables particulières. De ce point de vue, Marx n'est pas, dans le principe, en retard sur son époque – si tant est qu'en économie on ait pu le suggérer. Pour autant toute idée de formalisation intégrale de l'économie lui est étrangère, on le sait : ce rejet fut accentué au point de devenir un interdit quasi religieux avec les dialecticiens soviétiques. Mais la mise sous forme de systèmes d'équations linéaires ou algébriques de passages du Capital n'a pas posé de problèmes particuliers (avec l'école de J. Malinvaud en particulier, et l'usage

systématique du calcul matriciel dans le marxisme « algébrique ») : on peut donc affirmer que l'actualisation de l'économie de Marx passera (comme elle passe déjà) par un travail et un renouvellement des outils mathématiques utilisés et par une analyse conceptuelle des présupposés de leur usage.

c. Transition vers les manuscrits mathématiques : l’analogie plus-value / différentielle De façon générale il convient pour Marx de distinguer méthode d'investigation et méthode d'exposition. La première est une méthode de recherche concrète qui consiste à obtenir des matériaux factuels d'analyses guidées par des représentations préliminaires. On peut alors essayer de classer ces matériaux, de les faire relever de catégories d'analyse plus générales : dit autrement, il semble que l'on doive d'abord concrètement examiner le mode de vie, les besoins, les difficultés, les impasses des ouvriers particuliers avant de penser à et d'élaborer la catégorie de « classe ouvrière », entité qui pourrait être suspecte si elle n'était systématiquement réinscrite dans toutes les praxis concrètes qui ne peuvent pas ne pas la composer. Mais cette méthode est insuffisante, même en incluant cet effort de dévoilement des origines des catégories, et ne peut aider à fournir la théorie critique et scientifique attendue : reprenons ce texte classique :

« Il est apparemment de bonne méthode de commencer par le réel et le concret, la supposition véritable ; donc, dans l'économie, par la population qui est la base et le sujet de l'acte social de la production dans son ensemble. Toutefois, à y regarder de près, cette méthode est fausse. La population est une abstraction si je laisse de côté par exemple, les classes dont elles se composent. Ces classes sont à leur tour un mot vide de sens, si j'ignore les éléments sur lesquels elles reposent, par exemple le travail salarié, le capital, etc. Ceux-ci supposent l'échange, la division du travail, le prix. etc. Si donc je commençais par la population, je me ferais une représentation chaotique de l'ensemble, puis, par une détermination plus précise, en procédant par l'analyse, j'aboutirai à des concepts de plus en plus simples ; ce point atteint, il faudrait faire le voyage à rebours, et j'aboutirais de nouveau à la population. Cette fois, je n'aurais pas sous les yeux un amas chaotique, mais un tout riche en déterminations, et en rapports complexes. Historiquement, c'est le premier chemin suivi par l'économie naissante… Cette dernière méthode est manifestement la méthode scientifiquement exacte. Le concret est concret, parce qu'il est la synthèse de nombreuses déterminations, donc unité de la diversité. C'est pourquoi le concret [concret-pensé] apparaît dans la pensée comme le procès de la synthèse, comme résultat, et non comme point de départ, encore qu'il soit le véritable point de départ [en tant que concret-perçu]. Dans la première méthode, la représentation pleine est volatilisée en une détermination abstraite ; dans la seconde, les déterminations abstraites aboutissent à la reproduction du concret par la voie de la pensée… la méthode de s'élever de l'abstrait au concret n'est pour la pensée que la manière de s'approprier le concret [concret-perçu], de le reproduire en tant que concret pensé. Mais ce n'est nullement le procès de la genèse du concret [concret-perçu] lui-même. »1

Autrement dit, le concret-perçu est le véritable point de départ : c'est l'ensemble des actions humaines, des rapports de forces matériels et politiques historiquement déterminés : il est évident que « ce » concret est indépendant du discours. La méthode consiste, comme on l’a rappelé en début de section, non pas à véritablement travailler directement sur ce réel, mais à travailler sur des catégories transitoires, des abstractions dont on sait qu'elles sont forgées par la pensée (les catégories de l’économie politique anglaise, de l’idéalisme allemand, etc.), mais dont on suppute évidemment qu'elles ont un corrélat réel, puisque toute catégorie théorique est une forme médiée d’existence, c'est-à-dire d’une pratique ou de structures réelles. Par décomposition des abstractions, ainsi cette « population », est mise en évidence leur sa complexité : sont ainsi mis à jour des « moments particuliers » (argent, valeur, etc.) que l'on « abstrait » au sens où on les fixe comme des catégories hors de leur présence à titre de moments dans un tout. Après avoir construit ces abstractions particulières, la méthode

d'exposition consiste à les introduire les unes après les autres, en partant de la plus

1

Marx 1857, Introduction p. 254-5 : je rajoute les crochets. La postface du Capital reprend les mêmes idées en utilisant les expressions « procédé d'exposition » et « procédé d'investigation », et réaffirme la dette à l'égard de Hegel.

fondamentale (valeur d'usage, valeur d'échange, etc.), à « complexifier » progressivement les abstractions déjà posées afin, et c'est le but, de reconstruire en un tout la diversité des déterminations qui fait que le concret est concret. Cette méthode on l’a rappelé est très hégélienne dans son principe, puisque l’abstrait n’est abstrait que parce qu’il est incomplet et appelle à sa complétude (à la position successive et réglée des catégories).

On voit ici opérer la dialectique d’un « retour de méthode » qui nourrit une analogie très intéressante avec les manuscrits mathématiques. L’idée est la suivante : si l'on prend la dérivée telle qu'on l'utilise comme un concret-perçu premier et par soi intelligible (comme la population), on ne comprend et ne maîtrise pas le sens de ce que l'on fait. Il faut au contraire prendre la méthode algébrique (analyse déterminant les concepts de plus en plus simples) qui décompose son procès de formation. Celui-ci effectué, et repris en pensée, on peut prendre son résultat (c'est le voyage à rebours) comme un concret-pensé analogue au concret-perçu initial, pensé dans tous ses moments intermédiaires qui ont chacun pour corrélats des actes ou procédés calculatoires effectifs. Alors et alors seulement on peut dire « soit la dérivée de », « soit h l'accroissement infinitésimal de la variable x », ou encore « soit la population de tel pays à tel moment », etc. Autrement dit, par le retour de méthode, le concret pensé auquel on s'est élevé par le biais de déterminations intermédiaires abstraites en première approche, devient un nouveau point de départ : la population dans cet exemple, dans le cas d'une analyse macro-économique, la dérivée sur le terrain de la méthode différentielle.

Dans le troisième chapitre de ce travail, cette méthode d’élévation « de l’abstrait au concret » sera de nouveau étudiée, en l’espèce à partir de sa reprise par Sartre et Althusser : on verra que ce qui les oppose, c’est essentiellement la place de la dialectique, et corrélativement le statut scientifique accordé (chez Althusser) ou non (chez Sartre), à cette méthode. C’est à ce moment là que l’on reviendra sur le problème du statut, des enjeux et significations épistémologiques du méta-discours dialectique. Pour l’instant, ce sont les analyses de Marx portant sur cette méthode différentielle qu’il faut regarder en détail.

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