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La « bévue » sur la force centrifuge a La détermination de la force centripète

II. Au-delà du concept kantien de matière

4. La « bévue » sur la force centrifuge a La détermination de la force centripète

Avant d’expliquer en quoi elle consiste, rappelons ce sur quoi elle porte : la formule générale liant l’action d’une force centripète d’un centre sur un corps parcourant une trajectoire déterminée. Hegel la commet en 1801 dans son De orbitiis planetarum, et il semble que la Remarque du § 270 de l’Encyclopédie la poursuive, quoique cela soit moins net. Le but ici est d’essayer de faire la part entre la mécompréhension hégélienne de la formulation

mathématique (puisque on est encore dans le Livre I) de cette force centrale que donne

Newton2, en la fondant sur la méthode des premières et dernières raisons, et ce qu’il convient de retenir de sa critique3.

Un mobile P parcourt une courbe quelconque sous l’action d’une force centripète exercée par une centre S, force que l’on essaye d’évaluer au point P. On considère Q, point proche de P. Puisque, par ce qui sera la première Loi du mouvement dans les Principia, le principe d’inertie, le mobile en P ne poursuivra pas son mouvement selon la tangente à la courbe en P si et seulement s’il est soumis à une autre force, Newton considère que l’écart, la déflexion sur la trajectoire, dans le mouvement amenant P en Q, par rapport à la tangente à la courbe en P

manifeste l’action de la force centripète exercée par S (le foyer-centre) sur P. Newton élabore

ainsi une formule générale reliant la force à la déflexion observée et au temps4 qu’il représente comme suit :

La formule mobilise deux autres lois : la loi des aires de Kepler d’abord, qui permet d’introduire le temps dans la formule, et qui fait l’objet du théorème 1 dans le De motu, de la Proposition 6 du Livre I des Principia. L’aire du triangle SPQ (égale à

2 .QT

SP ) est une mesure

du temps mis par le corps pour aller P en Q. Ensuite est généralisée la loi de la chute de Galilée : le mouvement de P à Q est interprété comme un mouvement de chute – ce qui

1 Cf. Petry M. J., « The Significance of Kepler’s Laws », p. 439-513. 2

Newton 1687-1713a, I, Section II, Proposition 6, p. 453-5. Cette formulation mobilise plusieurs résultats, et en particulier celui du Lemme XI de la Section I du Livre I et de ses corollaires sur l’identité à la limite de la corde, de la tangente et de l’arc. Cf. Blay 1995 p. 82-3, et le commentaire de M.-F. Biarnais en Newton 1687-1713b, p. 188 et suiv.

3

Pour l’interprétation la plus « dure », lire F. de Gandt, in Hegel 1801, Note explicative p. 135-137, et l’Appendice V 185-88, ainsi que et le commentaire de A. Doz, Hegel 1832b, p. 179-84. Je reprends le schéma à F. de Gandt, Newton 1684, p. 102. Cf. également Blay 1995, p. 85-86.

4 Newton expose l’ensemble de la méthode d’abord en Newton 1665-1670/1684, dans le De motu, Théorème III,

p. 162-163, même si l’idée selon laquelle la déflexion permet d’évaluer la force est implicite. La présentation de F. de Gandt en est très claire : voir en particulier les p. 97-103, et le commentaire final sur ce sujet p. 223-225. Cf. également Panza 2003 p. 173-80.

implique que la formule n’est valable que si l’arc PQ est très petit, c’est-à-dire lorsque P arrive en Q, dans la mesure où la force à laquelle est soumis le corps est, ici, variable, bien qu’elle soit présupposée analogue à la pesanteur. D’où, en termes de proportionnalité, si la force est notée F, et en faisant abstraction des coefficients empiriques, secondaires dans la formule, cette expression de la force :

2 2.QT

SP QR

F , lorsque P tend vers Q. Or, puisque SP est

la distance séparant le mobile du centre, cette force varie en fonction de l’inverse du carré de cette distance (donc en fonction de la position de P). En considérant la formule dans le cas du mouvement d’une planète, la force exercée sur elle par le soleil est inversement proportionnelle au carré de la distance qui les sépare – et l’on a bien une loi, comme c’était anticipé à l’époque, en 12

d . b. Où est l’erreur ?

Hegel, en 1801, pense que Newton analyse l’arc PQ comme composition pure et simple – modèle géométrique du parallélogramme des forces – du vecteur PT, expression de la force centripète, s’exerçant de S en P, et du vecteur PR qui serait l’expression d’une force

centrifuge imprimée au mobile, PQ étant, à cette fin, un arc infinitésimal identifié, par passage

à la limite, à un segment linéaire, l’hypoténuse du triangle rectangle « différentiel » PQR. Comme le rappelle F. de Gandt, cela revient, alors que PR est en fait la trajectoire tangentielle qui serait celle du corps uniquement soumis au principe d’inertie, à confondre mouvement

inertiel et mouvement sous l’action d’une force centrifuge. Hegel a donc beau jeu de critiquer

la formalisme de Newton, c’est-à-dire ici la réduction du mouvement planétaire à la combinaison de forces autonomes résultant d’une réification indue de lignes géométriques1

, dans la simple mesure où Newton ne dit pas ce que Hegel lit dans cette formule générale. C’est l’écart par rapport à la trajectoire inertiale que cette formule, par la Loi II de Newton2

, interprète comme mouvement sous l’action de la force centripète. Mais cela illustre bien le sens de sa critique, tout en ré-affirmant implicitement la solidarité des concepts d’inertie et de gravitation évoquée dans le paragraphe précédent.

On peut penser que cette interprétation n’a pas changé chez Hegel lorsque l’on regarde son analyse de la variation de la vitesse des planètes selon qu’elles sont à l’aphélie ou au périhélie sur leur orbite elliptique autour du soleil. Si cette force centrifuge ainsi comprise était réellement une des deux composantes indépendantes de ce mouvement curviligne, d’où peut- on expliquer la loi de variation – qui est de proportion inverse – entre cette force centrifuge et cette force centripète selon la position par rapport au centre d’attraction ? C’est effectivement délicat : ainsi, sur la base de cette confusion, Hegel affirme en bonne logique

« Dans la prétendue explication du mouvement uniformément accéléré et retardé à partir de la diminution et de l’accroissement alternés de la grandeur de la force centripète et de la force centrifuge, la confusion qu’entraîne l’admission de pareilles forces autonomes est à son comble… On présuppose ce non-sens métaphysique tant d’une force centrifuge que d’une force centripète ; mais à ces fictions de l’entendement aucun entendement ne s’applique davantage et aucun ne se demande comment une telle force, alors qu’elle est autonome, peut d’elle-même tantôt se rendre et se laisser rendre plus faible que l’autre, tantôt se rendre, et se laisser rendre plus forte. »3

Ici Hegel généralise sa critique de la force centrifuge à la force centripète, ce qui est tout à fait problématique, puisque cette dernière est bien mieux déterminée que la première. Après

1 Hegel 1830, § 270, Remarque, p. 263, § 3. 2

La Force centripète qui s’exerce sur un corps est proportionnelle à son masse et son accélération (Fma, où dans les anciennes formulations Fm). La loi II de Newton dit, en sens inverse, que « Le changement de mouvement [accélération] est proportionnel à la force motrice et s’effectue suivant la droite par laquelle cette force est imprimée », Newton 1687-1713b, p. 41. Ce n’est que dans le Livre III que la proportionnalité de la gravité « universellement présente dans tous les corps » à la quantité de matière est précisée, Newton 1687- 1713a, Prop. 7, Thm. 7, p. 810.

une remarque discutable1 sur le mouvement pendulaire, Hegel entreprend alors de montrer que contrairement à la contingence de cette loi de variation, inexplicable par ces forces, il faut s’efforcer de démontrer conceptuellement, c’est-à-dire en partant des déterminations qualitatives de l’espace et du temps, la nécessité, plus généralement, de ce type de lois. Si Newton procédait à une telle explication du mouvement orbital, la critique hégélienne serait légitime, mais ce n’est pas ce qu’il fait. Pourquoi une telle erreur, continuée de surcroît ? Il y a certes la possibilité d’une projection sur le discours de Newton, de ce que Hegel voulait y trouver pour le rejeter. Mais alors il n’y a rien à ajouter. Il semble plus vraisemblable qu’une telle confusion ait été possible à cause de la complexité et du manque de clarté concernant le concept de force centrifuge, en particulier chez certains vulgarisateurs de Newton, qui n’ont pas hésité à dire qu’elle était, avec la force centripète, l’autre composante des mouvements planétaires (Kant lui-même n’est pas clair sur ce point dans sa Théorie du ciel2). Comme Hegel, dans cette critique, ne se réfère pas explicitement aux Principia, alors qu’il le fait par ailleurs dans son analyse des méthodes mathématiques de Newton, comme on va le voir dans la section suivante, on peut penser qu’il ne commet pas de contre-sens, en réalité, sur les matériaux qu’il a utilisés, mais perpétue le contre-sens que ces matériaux contiennent sur le discours de Newton. La faute n’est plus la même alors : elle consisterait à n’avoir pas comparé la vulgarisation à l’original.

Il reste que la force centrifuge reste une réalité difficile à cerner, à part dans la mesure où elle semble plutôt l’effet et non la cause d’un mouvement : chez Newton, elle apparaît

seulement comme réaction à la force centripète (dans l’exemple de la fronde), comme ce qui

assure un équilibre et empêche la lune de tomber sur la terre3. Mais excepté cela, comme le dit G. Barthélémy « On ne peut toutefois mettre le mouvement tangentiel sur le compte d’une force imprimée, lui qui est un pur phénomène inertiel… La force centrifuge ne trouve pas sa place »4.

Résumons pour l’instant le nerf de l’approche hégélienne : le newtonianisme est un « empirio-formalisme » (A. Lacroix) inconséquent : les sciences de la nature, la physique mathématique particulièrement, présupposent nécessairement leurs objets comme un donné factuel (empirisme), et impriment en extériorité et de façon abstraite la forme de l'universalité à ces objets, mais sans jamais saisir ces objets dans leur connexion interne. L’erreur d’interprétation présentée ici, dont on ne peut absolument pas tirer parti pour rejeter tout le dispositif hégélien – ce serait simpliste et réducteur – a au moins le mérite de montrer que si Hegel se trompe, c’est dans l’analyse même du discours scientifique, dont il cherche à montrer la logique sous-jacente. Il ne prétend pas que la pensée spéculative doive surplomber ou se substituer à ce discours – à l'instar des Naturphilosophen qui d’après lui, prétendent exposer une autre représentation, plus idoine, de la nature que ces discours étudient5.

Il faut maintenant montrer in concreto comment se traduit cette exigence positive de ré- élaboration conceptuelle, par-delà la forme négative de la critique qui la prépare : c’est l’exigence de déduction spéculative des lois de la mécanique qui va le permettre. Un rappel

1 Comme le dit rapidement F. De Gandt dans Hegel 1801, p .137 fin note 19. Elle est discutable, et strictement

anti-newtonienne, dans la mesure où elle explique ce mouvement en référence à une causalité finale interne : les forces de frottement n’expliquent en rien pour Hegel la cessation de l’oscillation, qui ne provient que de la pesanteur. Le pendule tend de lui-même, de façon interne, à retrouver son état d’équilibre, qui correspond au moment où il est le moins éloigne du centre. En réalité la pesanteur doit bien être pensée comme extérieure au corps, sinon on ne peut parler de son inertie comme tendance à résister au mouvement. On retrouve ici plus clairement le problème évoqué plus haut de cette interprétation de la pesanteur. L’idée centrale est qu’il n’y a pas

dualisme entre extériorité et intériorité : leur entr’expression duale assure la réalisation progressive de la matière.

2 Kant 1762. 3

Newton 1687-1713a, III, prop. 4, Scholie, p. 805.

4

Barthélémy 1992 p. 124. La force « authentique », action d’un corps sur un autre par contact ou à distance, et provoquant le mouvement, n’est définie comme telle que dans le De gravitatione, mais que seules les diverses forces sont définies dans le De motu et les Principia. Cf. Newton 1665-1670, p. 142-143 où l’on lit « Définition 5 : la force est le principe causal du mouvement et du repos », interne ou externe au corps, conatus lors d’une résistance (Déf. 6), impetus en tant que « vis impressa », force imprimée sur un autre corps (Déf. 7). En Newton 1684 p. 155 déjà la force en général n’est pas définie.

préliminaire s’impose sur la notion de grandeur variable et sur ce que Hegel valorise (et pas cette fois, ce qu’il en condamne) dans les procédés calculatoires utilisés par Newton. On va voir ici de la façon la plus saillante la tension propre au type de penser qu’est le penser spéculatif, tension qui se manifeste dans la non univocité de la « compétition » entre l’explication conceptuelle et l’explication empirico-mathématique : le penser spéculatif, comme à l’habitude, va arborer sa prétention légiférante, sa normativité, qui lui fait excéder le statut d’une simple épistémologie, fondée sur le type de nécessité – conceptuelle – qu’il est apte à dévoiler au-delà de la nécessité factuelle de la science mécanique. Pour autant, on peut ne pas prendre au pied de la lettre l’idée de la sursomption dans le spéculatif du scientifique, et axer le propos sur la nécessaire complémentarité des deux dans l’accès à la connaissance véritable. C’est me semble-t-il un des éléments manifestés par la fonction réinvestie de la formalisation mathématique : elle va ici opérer sur le conceptuel lui-même, ou, plus précisément, être mobilisée de ce point de vue conceptuel. Ce qui fait donc explicitement passer le mathématique dans le conceptuel, dans l’explication du pourquoi des lois de la mécanique et pas seulement de leur comment : faudra-t-il alors parler de conceptualisation du mathématique ou surtout, de mathématisation du concept ? Pas forcément1 : mon idée est qu’il faut plutôt tâcher de cerner la spécificité de cette scientificité spéculative « supra- scientifique » (cette fois au sens des sciences positives) en ces termes de complémentarité, bien que la rivalité des deux types de rationalité soit indéfectiblement présente.

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