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Opérations et procédures de négligence des infinitésimau

II. La teneur conceptuelle du calcul infinitésimal

3. Opérations et procédures de négligence des infinitésimau

18. De nouveau Hegel rappelle la non-justification de l'application à l'infini des procédures adaptées au fini.

19. Hegel évoque alors un paradoxe : les analystes de l'infini veulent obtenir, dans l'abstraction analytique, la même évidence que celle obtenue par la méthode du réalisme géométrique des anciens, méthode qui ne mettait en jeu que des grandeurs finies, d'un degré donc inférieur en complexité au type de calcul qu'est le calcul infinitésimal. Ce paradoxe pour Hegel vient du manque de conscience de soi et de détermination conceptuelle de ce calcul infinitésimal, manque qui le fait revenir en arrière au lieu d'approfondir ses propres caractères. Hegel évoque ensuite une méthode de Landen citée par Lagrange, analogue à celle de ce dernier : dans les deux cas, en égalisant deux quanta différents chez Landen, ou en prenant des quanta finis indéterminés chez Lagrange, on aboutit à la sursomption du quantum, donc à la différentielle comme « quantum sursumé ». Egalement pour L'Huillier, le coefficient différentiel apparaît comme un signe « insécable », une relation de moments, mais pour Hegel L'Huillier ne donne pas les raisons, les lois permettant de relier ces moments avec les procédures adaptées aux grandeurs finies.

A ce moment là du texte, Hegel soulève le problème des différentielles dans un cadre un peu différent : quel droit, et selon quels procédés, avons-nous de négliger les produits de différences infiniment petites ?

20. Hegel évalue de façon plus critique certaines stratégies calculatoires qu’utilise Newton : elles sont conceptuellement peu rigoureuses, et particulièrement parce qu’elles négligent des quantités qui ont un sens empirique. Autrement dit, cette nouvelle critique repose encore une fois sur l’existence de la double abstraction propre à l’entendement scientifique, à l’égard du conceptuel et de l’empirique, le second étant en fait constitutif du premier, en tant que présupposé et saisi par lui.

Calculer l’incrément du produit de deux grandeurs, c’est-à-dire son accroissement pour un accroissement très faible de chacune des deux grandeurs, n’est pas toujours chose aisée. Le procédé que propose Newton, en Principia II, Lemme II3 (reprenant ce qui est dit du calcul des moments), consiste à substituer le calcul de la différentielle, lui toujours possible (puisque les fonctions concernées sont continues, et finalement assez simples) à celui de cet incrément. Le caractère approximatif du calcul de cette différentielle, d’après Hegel4

, qui reprend en cela aux mots près la critique de Berkeley dans L’analyste5 – au point qu’on s’attendrait à ce que

celui-ci soit cité –, tient au manque de rigueur de « l’artifice ingénieux »6 qui consiste à

1 Hegel 1812a p. 263.

2 Hegel reporte ainsi la loi de continuité de Carnot sur les séries de Lagrange. 3

Newton 1687-1713a, Livre II, Section II, Lemme II, p. 646-9, Cas 1 en l’occurrence p. 648. Newton y considère la proportion à la naissance (première raison) des moments et les vitesses (veloticies) d’accroissement des incréments et fait le lien avec les fluxions, moments « which it is also possible to call motions, mutations, and fluxions of quantities » p. 647, § 1.

4 Hegel 1812a, p. 257-260. 5

Berkeley 1734, § 9-11, p. 279-283.

6 Cf. Ibid., note de M. Blay, et Blay 1995, p. 56-57. Bourbaki, en Bourbaki 1984 p. 26, insiste sur l’arrogance et

calculer cette différentielle comme suit : soient deux grandeurs A et B. On calcule d’abord l’accroissement global du produit ABen augmentant d’un demi-incrément chacune des deux grandeurs (), c’est-à-dire ) 2 1 )( 2 1

(AdA BdBdA et dB sont ces incréments. Ensuite on calcule, le produit construit de la même façon avec les deux grandeurs diminuées d’un demi-incrément (), c’est-à-dire ) 2 1 )( 2 1 (AdA BdB . La différence  donne BdA

AdB , c’est-à-dire la différentielle du produit AB. « Newton a utilise un artifice ingénieux pour éliminer le fait, arithmétiquement incorrect, de laisser tomber les produits de différences infinies ou de leur ordres supérieurs en trouvant les différentielles ».1 En fait, ce qui pose problème dans ce calcul – mais Hegel ne le dit pas explicitement – c’est la présupposition que dA et dAsont identiques dans les deux cas, ce qui ne va pas forcément de soi, dans la mesure où l’on parle d’infinitésimaux.

En simplifiant, si Aet Bsont par exemple la longueur et la largeur d’un rectangle, dA et dB les deux incréments (que l’un soit fonction de l’autre ou non) : l’incrément du produit se calcule par

AdA



BdB

AB, qui est AdBBdAdAdB. En égalisant l’incrément et la différentielle, Newton juge de fait que l’infinitésimal du second ordre dAdB est négligeable – et c’est la seconde approximation. Pratiquement on utilise encore aujourd’hui de cette façon de telles substitutions. Il n’empêche qu’il y a là un erreur algébrique évidente : « On voit que dans ce procédé tombe par soi-même le membre qui constitue la difficulté principale, le produit des deux différences infinies ». Mais cette égalisation – entre l’incrément et la différentielle – est « incorrecte ». il y a donc une double approximation, dans le calcul de la différentielle, et dans la substitution de celle-ci à l’incrément.

S'il a au sens strict raison, et si c'est philosophiquement pertinent, c'est assez faible en terme de compréhension de l'activité scientifique concrète : il rejette par un argument d'ordre conceptuel une pratique de stricte stratégie opératoire dont Newton ne peut pas ne pas savoir l'inexactitude, mais comme celui-ci, ainsi que le notent les traducteurs, substituant la différentielle, toujours calculable, à celle d'incrément, qui ne l'est pas systématiquement, aboutit ainsi à une efficacité accrue, cette inexactitude passe aux pertes et profits. Cette

confusion des registres aboutit à l'opposition entre deux discours de légitimation opposés, et montre une approche ici partiale, au minimum discutable, sinon contestable dans sa légitimité.

Mais Hegel rappelle également la pratique ancienne de Fermat, Barrow, Leibniz, qui consiste, selon une « déontologie » explicite plutôt que conformément à un concept précis, à abandonner ces « produits de différences infinies, de même que leurs puissances supérieures, pour cette seule raison qu'ils disparaissent relativement en regard de l'ordre inférieur »2 : cet argument servait justement de définition pour la différentielle d'un produit, à savoir « ce qui est utile mais négligeable ». Puisque le principe admis est que, dans une série de puissances, on peut approcher la valeur de la fonction d'aussi près qu'on peut par retranchement ou adjonction d'une somme partielle supplémentaire, c'est que les membres de la série abandonnés sont négligeables relativement à l'approximation souhaitée. Pour Hegel, Newton commet une « faute », celle qui consiste à abandonner des « puissances supérieures essentielles » 3, et qui manifeste alors l'incertitude et le manque conceptuel au niveau de la compréhension des fondements et de l'enjeu des méthodes du calcul, et qui a constitué une des raisons de l'éclipse partielle de ces méthodes des fluxions. Aussi évoque-t-il Lagrange en plusieurs endroits, dont encore une fois la théorie transparaît comme le summum de la mathématique qui « montre que la raison pour laquelle Newton tomba dans cette faute est qu'il négligea le membre de la série contenant la puissance qui importait dans le problème déterminé »4. 1 Hegel 1812a p. 267-268. 2 Hegel 1812a p. 266. 3 Hegel 1812a p. 268.

On perçoit ici l’existence d’une contradiction structurelle de la pensée d’entendement, qui a sa traduction logique sans pour autant être un frein pour le « travailleur de la preuve » producteur de résultats, et qui d’autre part appelle à sa sursomption sans être une contradiction dialectique comme telle.

21. Sans développer ce point, Hegel insiste sur l'enjeu conceptuel de cet abandon de certaines puissances constituant la série d'une fonction, dans le cas de la fonction d'un mouvement, où le geste est effectivement gros d'enjeux. Vitesse, accélération, résistance de forces, qui sont exprimées par les trois premières dérivées successives de la fonction (dont la variable est incrémentée par un quantité très petite) (c'est-à-dire les trois membres de la série, après le premier, qui lui est égale) ne sont pas de simples parties d'une somme, mais des « moments qualitatifs » d'un « tout conceptuel » et prennent un sens bien différent de celui de « fictions utiles mais négligeables » : la négligence est donc condamnable, car ces puissances achèvent le « tout de l'objet... comme concept »1. Donc Newton abandonne un terme qui joue un rôle conceptuel important, « faute » que Lagrange a étudié et dépassé pour Hegel.

Hegel passe alors à la promotion, continuant indirectement cette critique, de la conception de L'Huillier. Là son propos semble insister sur un infini actuel : en effet, la méthode de L'Huillier semble à un niveau conceptuel élevé, dans une perspective analogue à celle des cercles inclus chez Spinoza, montrer qu'une infinité d'éléments sont embrassés, saisis, impliqués, en un seul acte, méthode qui de ce fait sort de la mauvaise infinité simplement potentielle de la succession. Dans la version de 1812 comme dans celle de 1832, Hegel ne développe pas l'expression mathématique de cette question, mais elle est assez simple : en fait, L'Huillier s'oppose à Newton selon Hegel non pas au niveau de ce qui est ou doit être tenu pour négligeable dans le développement en série du binôme de Newton

x dx

n, car tous deux conviennent qu'il y a à abandonner les termes dx de degré supérieur à n – 1. Mais Newton utilise l'argument (arithmétique) de la grandeur du degré, alors que L'Huillier utilise un argument plus approfondi conceptuellement, et opératoire, tiré de l'analyse de la dérivation des fonctions des termes considérés à partir du développement du polynôme en question : avec le coefficient binomial2

!

! ! p n n C p n p

 qui est un nombre, on obtient :

1 2 2 0 ( 1) ... ... 2 n n p p n p n n n p n n p n n n p n n x dx C x dxx nxdx dx xC x dxdx    

      où n 1

nxdx est la différentielle de xn, et où on néglige les termes qui la suivent. Pour Hegel, cette série n'est pas une véritable somme : la sommation successive est la réitération d'une seule et même relation, celle d'une fonction à sa dérivée, « qui donc, dans le premier membre, est déjà atteinte parfaitement »3, et manifeste ainsi sa teneur conceptuelle. On verra dans l'analyse de la seconde remarque de l'édition de 1832 les enseignements que Hegel tire de cette mise en perspective.

22. Hegel fait ensuite quelques rappels sur la méthode des séries utilisée par Lagrange, en la louant pour sa précision, son abstraction et son universalité. Exposons ceci en détail, car Hegel en développe en allant à l'essentiel l'expression mathématique dans l'édition de 1832 de la Remarque. Etant donnée une fonction f, on peut substituer à x la quantité x + i où i est une quantité finie indéterminée, remplaçant les infinitésimaux, et la forme du développement en série de f est d'après Lagrange le suivant : f x i(  ) f x( ) pi qi2ri3... où p, q, r sont de nouvelles fonctions de x, dérivées de f(x) considérée comme « primitive », et indépendantes de i. Pour Lagrange, le calcul différentiel consiste à calculer p, q, r, etc., et le calcul intégral à

1 Hegel 1812a p. 269.

2 Du point de vue combinatoire, si X est un ensemble à n éléments, le nombre de « p-parties » différentes de X,

i.e. de combinaisons de n objets pris p à p, est Cnp.

retrouver f(x) – ce qui tend bien à faire concevoir dérivation et intégration comme deux opérations strictement inverses. Le détail du théorème n’importe pas ici, l’essentiel en est le principe de résolution suivant : Lagrange part de la thèse selon laquelle il existe un algorithme1 permettant d'obtenir 2q de p, 3r de q, identique à celui qui permet de calculer d'abord p.

( ) ( )

f x i  f ipi, d’où p f x i( ) f x( ) f x( )

i

 

  , dérivée de f(x), obtenue donc en négligeant les termes du développement à partir du troisième. Il calcule alors q de manière analogue : ( ) ( ) 2 f x i   f i  qi, d’où 2q f x( i) f x( ) f ( )x i        , d’où ( ) 2! f x q  . De même l’on obtient ( ) 3! f x r   , etc. L’expression consacrée ( ) ( ) 2 ( ) ( ) ... 1! 2! f x f x

f x i  f x   i  i  est enfin obtenue, qui

correspond à la formule de Taylor2 par laquelle on énonce

( ) 0 ( ) ( ) ! n n n f x f x x n  

.

On notera deux problèmes dans cette théorie, qui sont apparus ensuite : (A) la démonstration purement algébrique/abstraite de ce « théorème » pour Lagrange « fondamental » va réintroduire une interprétation géométrique de la variation continue d'un quantum s'approchant d'une... limite, notion finalement toujours aussi floue mais réintroduite. (B) Le théorème indûment généralisé, n'est en fait valable que pour la classe de fonctions dites élémentaires, les usuelles (d'où la généralité supposée du théorème) en fait qui seront appelées analytiques à la suite de Lagrange3. La loi opératoire de la dérivation réitérée fait donc de la fonction un concept central, mais il manque la clarification de celui de limite.

La théorie de Lagrange, comme le dit Hegel repose sur la proposition fondamentale d'après laquelle, la différence, sans devenir zéro, « peut être supposée si petite que chaque membre de

la série surpasse en grandeur la somme de tous les autres »4, la différence en question étant représentée par le i. C'est pour une raison d'insignifiance qualitative et non quantitative que l'on peut donc négliger certains termes, négligence opératoirement et conceptuellement bien plus probante ici, donc, pour Hegel.

23. Hegel résume donc la portée conceptuelle de son analyse, déjà évoquée maintes fois :

la nature des différences infinies est qualitative, relation dernière qui émerge par le passage

des grandeurs finies en grandeurs infinies, et qui à cette occasion donne lieu à la disparition des quanta de l'abscisse et de l'ordonnée, alors que se maintiennent les aspects relationnels- qualitatifs des incréments respectifs de ces dernières, car « le principe de l'une des grandeurs

variables se tient en relation de réciprocité avec le principe de l'autre »5, relation essentielle qui rend le quotient différentiel insécable. Il présente ainsi logiquement comment est conçue la notion de limite : « valeur dernière dont se rapproche constamment une grandeur autre »6, pensée comme quantitativement homogène à cette dernière, d'où la possibilité de les égaliser quantitativement (en dernière instance, par « passage à la limite » donc), et donc d'occulter le caractère qualitatif de la différentielle.

24. Cependant, Hegel reconnaît le bien-fondé de l'identification entre une portion d'arc et un segment d'une ligne droite, ce que Engels travaillera longuement, comme on le verra dans le chapitre ultérieur consacré aux conceptions de celui-ci. Arc et ligne droite sont bien « incommensurables » en tant que tels, mais l'identification repose sur une relation qualitative

1 Cf. Desanti 1974, p. 77-80 qui en expose le détail.

2 Desanti 1975 p. 53-4 rappelle l’idée centrale de sa démonstration, cf. également Raymond & Alii 1976, IV-VI. 3 Cf. Cartan 1961.

4

Hegel 1812a p. 270 ; cf. Desanti 1975 p. 37-9.

5 Hegel 1812a p. 272. 6 Hegel 1812a p. 270.

essentielle (celle des angles) qui fait de celle-là l'expression d'une dialectique des contraires, de la médiation réciproque d'une détermination par son autre. Dans le « triangle caractéristique », les deux côtés formant l'angle droit sont les incréments différentiels de l'abscisse h et de l'ordonnée f(a + h) – f(a), triangle qui « encadre » la portion de la courbe représentative de la fonction f dont on considère la dérivée en un point x. L'hypoténuse du triangle rectangle est identifiée à l'arc qui représente cette portion. Cela est légitime, car comme en le voit dans le cercle trigonométrique, une portion de l'arc a une relation aux abscisse et ordonnée que sont les cosinus et sinus qui peut le faire immédiatement convertir en une portion de la tangente, qui elle est une droite. La citation suivante montre qu'en fait, ce n'est pas l'argument quantitatif du plus court chemin entre deux points qui prime :

« On peut s'exprimer là-dessus en disant que les lignes droites, en tant qu'infiniment- petites, sont passées en ligne courbe, et que leur relation, dans leur infinité, est une relation-de- courbe » : ainsi, « comme infinies, lignes droite et courbe ne conservent plus l'une en regard de l'autre, de relation qualitative, mais celle-là passe plutôt dans celle-ci. Mais il en va tout autrement avec les relations les uns aux autres de sinus, tangente, etc. [...] Par une telle confusion est totalement ruiné le concept qui se trouve au fondement, selon lequel les grandeurs variables conservent dans leur disparaître la relation dont elles proviennent. »1

Ce concept au fondement est la loi de continuité de Carnot citée plus haut.

En résumé, encore une fois la mathématique est incapable d'exposer ses propres fondements et ne propose que « l’apparence d’une armature de preuve » qui ressemble plus à une « prestidigitation et une charlatanerie en matière de prouver » qu'à autre chose :

« Aussi longtemps que la mathématique de l'infini est privée du concept fondamental de son ob-jet, elle n'est pas en mesure d'indiquer la limite jusqu'où peut aller cet égaliser [le droit et le courbe] ; et même à celles qui, parmi ses opérations, sont correctes s'attachent toujours le soupçon qui émane du caractère aléatoire du procédé. »2

Cette condamnation de principe, maintenue dans toute l’œuvre, le sera néanmoins d’une façon de plus en plus distanciée.

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