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II. Au-delà du concept kantien de matière

2. L’Opus Postumum

La correspondance entre la Critique de la raison pure et les Premiers principes

métaphysiques de la science de la nature sur la place respective des déterminations de la

cinématique et de la dynamique est établie4 : un des problèmes auxquels se confronte Kant de façon récurrente tout au long de son Nachlass, c’est celui de la transition, non de la Critique à la Métaphysique, mais celle de la Métaphysique à la physique. Ce problème, c’est celui de l’avènement en sa nécessité de la physique comme science positive, et non plus celui de l’établissement de ses conditions juridiques de possibilité. Il le formule ainsi :

« Le système des principes métaphysiques de la science de la nature a son territoire particulier délimité selon des principes a priori ; un autre est tracé par la physique, qui est destinée à contenir en un système appelé physique le tout qui appartient à la science de la nature en tant qu’elle est empirique.

Or, entre les deux territoires, il y a un abîme, qui empêche de pouvoir réunir les deux territoires ensemble en un seul (philosophia naturalis)… il faut tracer entre les deux un territoire en quelque sorte neutre (un pont) et le préparer pour passer… Or ce passage consiste dans le principe subjectif qui est placé a priori au fondement de la recherche physique car il faut d’abord savoir comment et dans quelle direction on doit chercher dans la nature et par quels concepts médiats on peut se frayer un chemin de la métaphysique de la nature à la physique systématique, avant de faire le pas vers celle-ci. »5

D’une part, dire que ce passage fait problème, c’est récuser la posture newtonienne de la « philosophie naturelle », expression condensant une erreur de catégories. D’autre part sa fondation sera par principe assurée par l’instance subjective (transcendantale),

1 On a vu en section II ci-dessus certains de ces balancements sémantiques : cf. le résumé très clair des

traducteurs de Hegel 1812a, p. 153-4 sur cette question.

2 Cf. déjà Hegel 1812a p. 160. 3

Kant 1796-1800.

4 Cf. Vuillemin 1955 et Stanguennec 1994 p. 26-8. 5 Kant 1796-1800, IV, p. 34-5 (1798).

« C’est le complexe de tous les rapports donnés a priori des forces motrices de la matière… Ce passage n’est pas une simple propédeutique… ce n’est pas un principe seulement régulateur, mais un principe subsistant a priori, formel et constitutif aussi, de la science de la nature en un système »1

Le besoin est ici d’un concept médiateur : celui, dynamique, de matière, semble pour Kant le plus adéquat. Est réaffirmée la centralité des deux forces motrices fondamentales :

« A la possibilité d’une matière en général appartiennent, outre les forces d’attraction, encore les forces répulsives ; et que les deux sortes doivent se trouver en même temps dans toute matière, cela peut être développé a priori à partir du simple concept de celui-ci. »2

« Les forces primitives sont attraction et répulsion, qui (toutes deux réunies, certes)

occupent l’espace (par l’attraction) tout autant qu’elles le remplissent par la répulsion ; sans elles

donc aucune matière n’existerait. »3

Or, par-delà ces forces primitives, un principe universel de cohésion de l’univers est exigé : « Tous les phénomènes de la matière et leurs forces motrices sont liés à l’univers tout entier, parce que l’espace et le temps sont des unités absolues. On peut de ce fait admettre un principe universel de leur action réciproque, qui consiste dans des rapports réels les uns avec les autres, et l’expérience n’est autrement possible dans la mesure où chaque objet est pensé dans cette action réciproque avec tout autre et est admis a priori comme donné dans le phénomène. »4

Ce principe, c’est celui d’un « éther », « tout de la matière », dont le « mouvement interne effectif, qui ne cesse jamais, consistant en attraction et répulsion, comme mouvement d’un élément cosmique universellement répandu », auquel Kant fait référence. Cet éther, c’est ce par quoi se trouve unifié le système réel du monde, fluide élastique non substantiel appartenant aux corps, et fondement du mouvement d’attraction et de répulsion5 : fonctionnellement, il me semble que cet éther joue le rôle de l’unité logique de l’espace-temps chez Hegel. Mais ce qui importe ici, c’est de voir la conséquence sur le rapport entre philosophie et mathématiques qu’en déduit Kant :

« Pourtant, si la mathématique n’est pas précisément un canon pour la science de la nature, elle est cependant un instrument de grande puissance (organon) s’il y a affaire au mouvement et à ses lois, pour adapter a priori aux phénomènes, comme intuitions dans l’espace et le temps, leurs objets ; en cela, la philosophie avec ses déterminations qualitative ne contribuerait pas à l’évidence scientifique, sans l’apport de la mathématique, avec ses déterminations quantitatives. »6

Quoique le rapport hiérarchique entre quantitatif et qualitatif soit ici inversé, Hegel ne dira pas autre chose : la scientificité authentique présuppose bien sûr l’empirie sur laquelle elle opère, la mathématisation du registre positif, et le dégagement d’une nécessité conceptuelle, philosophique, s’occupant de la dimension qualitative dont ne rend pas compte le discours proprement scientifique : Kant est ici plus proche de Hegel que de Newton. Or, les remarques sur le rapport entre phénoménal et nouménal que Kant a laissé témoignent d’une certaine inflexion tout aussi instructive7 : ils ne sont pas deux domaines constitués chacun pour soi, mais désignent des types de relations de la représentation à un objet.

1 Kant 1796-1800, V, « Le passage : vers la notion de système », p. 37-8 (1798). 2

Kant 1796-1800, § 5 p. 11 (1797-8). L’analyticité, au sens où Hegel récuse le terme, de ce « développement » du concept est implicitement réaffirmée, via sa « simplicité » qui ne peut provenir que du fait que le concept en question, celui de matière.

Par ailleurs Le passage dit un peu plus loin « Une attraction et une répulsion changeant continuellement, en tant que dérivant des formations originelles de la matière, serait la troisième chose, et la matière pour cela, l’éther ».

3 Kant 1796-1800, XI, « La physique, comme système doctrinal », p. 104 (1800). 4 Kant 1796-1800, X, p. 81 (1799).

5 Kant 1796-1800, § 5 p. 11, § 9 p. 16-8 (1797-8). Le concept einsteinien de champ censé asseoir la théorie de la

relativité généralisée pourrait peut-être être éclairé, rétrospectivement, par cette même analogie.

6 Kant 1796-1800, VI, p. 47 (1798-9).

« Ce qui correspond à la chose en soi n’est pas un pendant, séparable (par exemple ce qui correspond positivement à l’espace) mais bien la même chose, considérée d’un autre point de vue. Le noumène, en opposition avec le phénomène, est l’objet pensé par l’entendement dans le

phénomène, en tant qu’il contient en soi un principe de la possibilité de propositions synthétiques a priori et appartient à la philosophie transcendantale »1

En quoi la dernière phrase mène-t-elle plus vigoureusement que d’habitude Kant à l’antichambre de Hegel ? Celui-ci, par la dialectique espace-temps, reconstruit le concept dynamique de matière en tant qu’il assure l’articulation entre le philosophique et le mathématique, le quantitatif et le qualitatif, c'est-à-dire associe en nécessité le registre proprement physique (mécanique) et le registre conceptuel : si l’on accepte de « traduire » le noumène de Kant dans la citation ci-dessus, en l’Idée de Hegel, le reste n’a pas à être substantiellement modifié. L’on a ce qui contient en soi le principe du passage, et si Hegel rend possible l’effectuation de ce passage, c’est parce qu’il renouvelle l’exposition du « problème du fondement » en se décentrant de la position transcendantale, ainsi qu’on l’a rappelé en début de chapitre, c'est-à-dire en dépassant la finitude de la représentation de la matière à laquelle se limite malgré tout Kant.

On peut donc maintenant voir comment ce décentrement permet de penser plus avant

l’unité d’attraction et de répulsion, qui est ce que Kant n’a pu réussir2

dans et par le dépassement de l’opposition entre les concepts (physiques) d’inertie et de gravité qui dérivent de ceux-ci, la défectuosité du concept de cette unité étant renvoyée à l’indépendance des forces dont on a vu plus haut la critique qu’en propose Hegel.

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