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La collusion newtonienne entre formalisme mathématique et réalisme de la force

1. Sens purement mathématique et sens physique des « forces »

Newton donne dans les Principia une importance particulière à la représentation géométrique des quantités et de leurs relations : la section I du livre I expose une géométrie infinitésimale4, dont il a rappelé la différence de perspective d’avec la mécanique dans sa

1 Kepler insistait également sur la finalité naturelle qu'est la détermination maximale de réalités, conformément à

un principe de perfection.

2 Cf. Le rappel de F. de Gandt dans son introduction à Hegel 1801 au Livre XIII des Eléments d'Euclide, en

lequel sont présentés les cinq solides parfaits - polyèdres réguliers - qui vont constituent les éléments du cosmos dans le Timée et chez Kepler.

3 Petry M. J. in Petry 1993, « The Significance of Kepler’s Laws », p. 439-513. 4 Barthélémy 1992 p. 30-31.

Préface (1687). Les figures représentent des grandeurs dont la vocation est d’être mécaniques, et la géométrie est l’outil de la mathématisation de l’infiniment petit, qui prend une forme principale : il faut mathématiser les modifications ou déformations continues jusqu’à ce qu’une ou plusieurs quantités disparaissent à la limite1

. On peut appeler le passage à la limite un « évanouissement par glissement »2. Il reste remarquable que le calcul infinitésimal n’est pas explicitement utilisé, que très peu d’algèbre est mobilisé : Newton aurait pu tout à fait algébriser sa mathématique comme Descartes l’avait fait, puisqu’il élargit le domaine d’application de la méthode des proportions venant d’Euclide aux rapports de grandeurs

variables. Cela aurait peut-être rendu plus facile, dans son propos, la distinction entre ce qui

relève du mathématique et ce qui relève du physique : or la représentation géométrique des quantités et l’usage d’un vocabulaire ambigu vont, d’une part, rendre son « style » assez vite démodé, et d’autre part, empêcher que cette distinction soit transparente. Il y aura donc, concernant le premier point une « analyticisation » progressive des Principia par le calcul leibnizien, notamment dès 1756 par Clairault (même si cette « traduction » est partielle).

C’est au second niveau que se situe la critique hégélienne : par le type de méthode qu’utilise Newton, on distingue fort mal entre ce qui relève de l’abstrait et ce qui relève du mécanique, et finalement, on a du mal à voir ce qu’apporte véritablement Newton, et dans

quel registre. En effet, au contraire de celui-ci, Kepler et Galilée ont démontré selon Hegel, le

second la loi de la chute (relativement libre) des corps, le premier les trois lois du mouvement (absolument) libre des planètes, dans la mesure où, de collections de données empiriques singulières (en majeure partie provenant des observations de Tycho Brahé), ils les ont élevées

à la forme de la loi, en ont donné une expression universelle. Newton, lui, se serait contenté

de donner une expression mathématique, commode et rigoureuse certes, à cette expression universelle. De 1801 à 1832, Hegel poursuit la même critique : dans les Définitions initiales du livre I des Principia, Newton expose sa théorie mathématique générale, et affirme qu’elle n’y a pas de sens physique, même s’il parle alors de corps, de matière, de mouvement, et instaure d’emblée une obscurité sur le statut de ces catégories. La Définition VIII est claire :

« Car je ne juge pas présentement [je souligne] des causes et sièges physiques des forces… Enfin, je prends dans le même sens les attractions et les impulsions accélératrices et motrices. J’emploie ainsi indifféremment l’un pour l’autre les termes d’attraction, d’impulsion ou d’inclinaison vers un centre ; il faut considérer ces forces d’un point de vue seulement mathématique et non pas physique. Par suite, lorsqu’il m’arrive de dire que des centres attirent ou que des forces y sont appliquées, que le lecteur se garde bien de penser que je définisse, en ces termes, la forme, le mode ou encore la cause ou raison physique d’une action, ou que j’attribue à ces centres (qui sont des points mathématiques) des forces véritables et physiques »3.

Mais alors, pourquoi parler de forces ? Après avoir cité ce passage clé, Hegel affirme que

« en introduisant la représentation de forces, Newton a arraché les déterminations à l’effectivité physique, et les a essentiellement autonomisées. En même temps, dans ces représentations, il a continûment parlé d’objets physiques, et ainsi, même dans les descriptions censées purement physiques, et non métaphysiques, de ce qu’on nomme l’édifice du monde, il est parlé de forces autonomes les-unes-par-rapport-aux-autres et indépendantes, de leurs attractions, de leurs chocs, etc. comme d’existences physiques, et l’on en traite sur la

1 C’est le cas 1 étudié en Newton 1687-1713b, Lemme XI p. 61. Cf. Blay 1995 p. 54-5, Barthélémy 1992 p. 159-

60.

2

Il faut distinguer, comme le dit G. Barthélémy, cet « évanouissement par glissement », de « l’évanouissement par multiplication » présent, par exemple dans l’aporie de Zénon sur la flèche : le reste obtenu à la suite des divisions successives de la moitié de la distance que la flèche doit parcourir est de plus en plus en plus petit. Dans ce cas, Newton est plus prudent : il ne dit pas, finalement, que le cercle est un polygone à une infinité de côtés, mais que, par passage à la limite dans ce cas, certaines propriétés du polygone se transmettent au cercle – et ce, conformément à une inspiration venant de la méthode ancienne d’exhaustion. Cf. Barthélémy 1992 p. 30-1.

3 Newton 1687-1713b, Définition VIII, p. 29. Cité et commenté par Hegel en Hegel 1830, § 266, Remarque, note

base du principe d’identité »1, principe d’identité, formel et analytique, dont Hegel a

longuement questionné la dimension tautologique dans la Science de la logique2.

De façon générale, on l’a déjà longuement vu, Hegel critique les abus et les dangers de

l’idéal axiomatique hérité d’Euclide (ce qui montre que Hegel ne critique pas seulement les

newtoniens « scolaires »), selon lequel il convient de partir des principes mathématiques pour finalement les appliquer au « système du monde ». L’explication centrale que donne Newton de sa propre méthode est la suivante : s’occupant « non d’arts mais de philosophie » et traitant « non de forces manuelles mais de celles de la nature »,

« nous présenterons ce que nous avons fait comme les principes mathématiques de la philosophie. En effet, toute la difficulté de la philosophie semble consister à rechercher les forces de la nature à partir des phénomènes qu’elles produisent3

et à démontrer ensuite d’autres phénomènes à partir de ces forces. C’est ce à quoi se rapportent ces propositions générales que nous avons élaborées dans les premier et second livres. Quant au troisième livre, nous y avons proposé un exemple de cette théorie, en expliquant le système du monde. En effet, dans ce livre-ci, c’est à partir des phénomènes célestes et par les propositions mathématiques démontrées aux livres précédents que nous dérivons les forces de pesanteur qui font tendre les corps vers le soleil et vers chaque planète. C’est ensuite de ces forces que nous déduisons, par des propositions également mathématiques, les mouvements des planètes, des comète, de la Lune et de la mer. Puisse-t-on réussir à dériver de principes mécaniques les autres phénomènes de la nature par le même genre de raisonnement »4.

On voit que la dernière phrase, évoquant la légitimité d’une généralisation systématique de la méthode hypothético-déductive utilise le terme « mécanique » là où on aurait attendu « mathématique » conformément à ce qui est dit auparavant : une ambiguïté emblématique de tout le système d’après Hegel, car dans la mesure où la mécanique est science des grandeurs - c’est-à-dire de ce qui est susceptible de plus ou de moins - (qu’elles soient directement géométriques, comme les aires, ou non, comme les temps ou les volumes), elle relève en partie de la mathématique, alors qu’en réalité, leurs domaines de validité sont différents, ce qui impose de bien les distinguer d’après Hegel. On pourrait d’ailleurs dire que ce dernier a pris acte de cette ambiguïté dans son propre système car dans l’Encyclopédie de 1830, la Section « Mécanique » inaugurant la Philosophie de la nature s’appelait auparavant « Mathématique »5, ce qui reprenait l’ambiguïté newtonienne.

Cette progression explique la virulence de cette critique qu’il opère de la confusion des

niveaux de discours. Hegel évoque par exemple la façon dont Newton, après son exposé des

diverses sections coniques, en sélectionne une, la conique elliptique, sur la base des données de l'observation qui étaient déjà celles de Kepler, pour en faire la forme mathématique adéquate pour la détermination des orbites plantéaires : Newton « applique » un instrument mathématique préexistant à des données physiques. Au contraire, pour Hegel, il eut fallu partir du fait que le mouvement des planètes sur leurs orbites est elliptique, c’est-à-dire partir d'une détermination réelle, quitte à relier son expression mathématique ensuite au cas particulier de l'ellipse dans la théorie des coniques. Il y a inversion dans l’exposé entre ce qui

est cause et ce qui est effet : c'est de la détermination mécanique particulière qu'il faut partir

d'après Hegel, au lieu de la présenter comme l'incarnation d'un objet géométrique particulier. Les Principia de ce fait prennent le visage d'une déduction des particularités de l'univers physique dans le livre III à partir de la théorie géométrique des livres I et II : il n'y a qu'un pas, que Newton ne franchit pas explicitement, de cette déduction à la réduction du naturel à ce qui est exposé dans la théorie mathématique. C'est cette réduction, cependant, qui caractérise pour Hegel le discours newtonien, sous une forme apparemment différente, celle d'un

1

Ibid.

2

Cf. également Hegel 1830, § 226-7 et le rappel rapide du § 286, remarque, p. 277, § 1.

3 C’est là que l’induction de la Règle IV du Livre III des Principia joue son rôle.

4 Newton 1687-173b, Préface de 1687, p. 21. Les mêmes idées sont rappelées en Introduction du Livre III,

Newton 1687-1713a, p. 793.

5

Par exemple en Hegel 1809-1811, Première Section, « Mathématique » de la Science de la nature (§ 96 - § 126), § 99-109 p. 189-91 : dans la Seconde Section, « Mécanique », n’intervient qu’avec le concept de matière (§ 110), alors qu’en Hegel 1830, elle commence d’emblée par l’espace.

réalisme de la force. La conséquence de cette analyse est le jugement suivant : Newton ne fait

que re-traduire Kepler dans et par une expression analytique nouvelle : les formulations mathématiques ne sont que reformulation. En généralisant cela, Hegel considère que le système des Principia n'est qu'une vaste tautologie analytique : les principes posés, on en déduit une diversité de théorèmes et de résultats, auxquels, par la suite, et de façon contingente, on attribue une "consistance" physique, via la confrontation avec les données expérimentales1.

2. De la double abstraction du formalisme scientifique au fétichisme de la force

Le discours de la physique mathématique est formaliste, en réalité, en un double sens : il y a d'abord une abstraction, nécessaire, dans l'expression de légalités naturelles, à l'égard des données empiriques : l'universel (la loi en tant que forme abstraite) est radicalement disjoint du particulier (le contenu empirique). Hegel n'insiste pas sur le besoin évident de ne jamais oublier ces données et de garder à l'esprit leur caractère recteur pour tout développement théorique. Mais il y a une seconde abstraction, celle par laquelle l’entendement atteint les limites de sa rationalité : celle à l'égard de ce qui est authentiquement conceptuel, c’est-à-dire de ce qui relève des déterminations qualitatives des concepts – ici d'espace, de temps, de matière, et de mouvement.

Il reste que les deux régimes de rationalité, celui de l'entendement et celui de la raison, présupposent également (la Voraussetzung est une catégorie relevant de la Doctrine de l'Essence) de l'empirique : ce déjà-là, donnant à penser, exige d'être explicité, c’est-à-dire pour Hegel sursumé – intégré et dépassé dans la forme rationnelle supérieure de la catégorie d'abord. Seul le concept (Begriff) saisit (Ergreift) et comprend ce qui rend compte du donné, du pensable : la pensée au niveau du concept saisit comme totalité relationnelle l'ensemble des différences catégorielles et leur engendrement mutuel, ces déterminités ayant elle-même pour fonction de saisir le donné empirique comme une totalité relationnelle.

L'absence d'auto-critique relevant du régime du concept empêche le discours scientifique de l'entendement de dégager l'unité véritable et dynamique de son système de catégories, ce qui lui fait saisir la diversité du réel comme une simple juxtaposition de phénomènes ou d'objets singuliers. De ce fait, la science newtonienne ne peut que constater relations et quantités, régularités entre phénomènes distincts : ainsi les énoncés des lois de la mécanique sont fondamentalement contingents et ne sont pas fondés sur la nécessité et la connexion qualitative qui sont immanentes à ces phénomènes. Et ce manque traduit l'absence du concept

de ces phénomènes à partir duquel seulement la science devient consciente de ses présupposés

et de la dynamique propre à son objet. Newton montre d’ailleurs qu’il est conscient de ce problème : lorsqu’il dit traiter « mathématiquement » des forces (Définition VIII), il manifeste une prudence mathématique corrélative de l’option empiriste-inductive exprimée dans la « Règle élémentaire pour philosopher » IV du Livre III des Principia2. Mais alors l’usage du terme de « force » a bien instauré d’emblée une ambiguïté que tout le système va perpétuer.

Ce « formalisme » mathématique est à l’origine d’une métaphysique contestable de la force, qui repose sur la réification "réaliste" des objets géométriques.

Ce formalisme du livre I des Principia, pour Hegel, débouche sur la perspective générale selon laquelle des objets géométriques prennent un sens physique particulier. Qu'est-ce à dire ? De façon emblématique, le concept de force est en fait une « détermination-de- réflexion », c’est-à-dire une détermination seconde élaborée par l'entendement et réifiée indûment en propriété physique3, c'est-à-dire proprement fétichisée. Sur le modèle de la composition de vecteurs mathématiques, Newton associe un sens physique à chacun de ces vecteurs : ce sont des forces, c’est-à-dire des propriétés physiques déterminant le comportement des corps matériels. Chaque force est autonome – chacune reçoit une définition propre et indépendante au début des Principia – et d'abord pensée sans référence au corps

1

Cf. Newton 1665-1670, p. 142-143 : la liste des définitions a un sens directement mécanique.

2 Newton 1687-1713b, p. 77-79.

matériel. De cette indépendance définitionnelle, alliée au modèle géométrique du parallélogramme (repris à Galilée), où la composition de lignes distinctes en produit une autre, on passe de façon subreptice de la composition factuelle des mouvements complexes, à la composition de ce que ceux-ci indiquent, des forces autonomes1. Hegel sait bien que Newton rappelle la prudence nécessaire en cette matière, à savoir qu’il ne faut pas confondre le physique et le mathématique. Mais dès l’exposé mathématique, j’insiste sur cet aspect essentiel de la critique hégélienne, il utilise le terme de force. Du Livre I au Livre III, la force, autonome, et extérieure au point (au corps ponctuel), à la suite de la « conversion » du point de vue du mathématique au physique, qualifie ensuite réellement ce corps. Pour Hegel, elle est alors imprimée, imposée de l'extérieur à ce corps : l'objet mathématique est réifié en être physique, est matérialisé en propriété. On ne voit pas la légitimité de l’entrée du réel dans le système hypothético-déductif. En fait, il y transfert illégitime de certaines propriétés des objets géométriques aux corps physiques : ce type de transfert est caractéristique de la méthode newtonienne, et Hegel rappelle sa présence dans la transposition de formules différentielles valables en mécanique dans la théorie de la lumière et des couleurs2.

Une telle manière générale de procéder, pour Hegel, est illégitime et obscurcissante. Pour autant, sa critique rejette-t-elle de façon principielle le concept de force ? On peut le croire devant les phrases analogues à celle qui est en exergue de l’introduction de ce chapitre. Mais ces propos lapidaires ne doivent pas cacher que Hegel effectue une analyse dégageant, via la critique, les conditions logiques de l'usage des « forces » comme des déterminations exprimant des connexions qualitatives entre les diverses instances naturelles impliquées : espace, temps, matière, mouvement. Autrement dit, l’objectif de Hegel n’est pas de remplacer la physique newtonienne, mais de la penser dans ses principes : on va le voir sur l’exemple du traitement de l’inertie et de la gravité, en tant qu’il est la poursuite et radicalisation constructive de la critique du concept kantien de matière, dont Hegel a salué l’importance historique. Quelques remarques complémentaires sur l’Opus postumum kantien montreront que Kant avait radicalisé le problème du concept de matière en relation avec celui des conditions transcendantales du « passage » des principes métaphysiques de la nature à la physique comme science, dans des termes qui manifestement révèlent la proximité à leur endroit des thèses hégéliennes.

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