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Le côté obscur de la force : « l’épistémologie stalinienne »

Brève remarque sur un chaînon essentiel : l’intervention de Lénine

I. Matérialismes dialectiques et rationalisme à la française

2. Le côté obscur de la force : « l’épistémologie stalinienne »

a. La critique sartrienne d’un marxisme fossilisé devenu théodicée

L’analyse (historico)-théorique de la sclérose théorique et pratique du marxisme que Sartre développe au titre d’une critique interne de celui-ci, et de façon centrale en celle-ci de la fossilisation de la dialectique commence par une critique de la dialectique de la nature sanctifiée par le diamat à partir des années 1930. Ce qu’il critique, pour reprendre les termes utilisés depuis le début de ce travail, c’est la forme métaphysique et dogmatique du méta- discours dialectique (institué initialement, comme type de discours, par Hegel) prétendant, dans ses modalités propres, produire du vrai, c'est-à-dire faire œuvre de connaissance objective.

Selon Sartre, la dialectique de la nature est en premier lieu une projection rétroactive des catégories philosophiques de la dialectique historique des luttes de classes (liées aux contradictions du capitalisme), sur le monde naturel. Conformément au « hypotheses non fingo » de Newton convoqué par Sartre, celui-ci dit que

« C’est après coup, par volonté d’unifier, qu’on a voulu retrouver le mouvement de l’histoire humaine dans l’histoire naturelle. […] On ne trouve dans la nature que la dialectique qu’on y a mise. »2

En second lieu, cette dialectique de la nature a rendu possible une naturalisation rétroactive de la dialectique historique par cet enracinement dans la nature, selon une unité, un tout fondamentalement continu, puisque les mêmes trois lois de la dialectique régissent les processus naturels et historiques3.

i. Modalités de la naturalisation

Sartre montre bien qu’il critique à cette occasion une théologie laïque camouflée sous l’athéisme coutumier et officiel :

« Le matérialiste, lui, n’est pas si timide [que les positivistes du 19ème siècle, qui savaient le caractère humain du fait de la science] : il sort de la science et de la subjectivité et se substitue au Dieu qu’il nie pour contempler le spectacle de l’univers4

. Il écrit tranquillement : "la conception

1 Il va de soi que la critique sartrienne que l’on a prise plus haut pour exemple porte sur la seconde acception. 2

Sartre 1960, p. 148-150.

3 Sartre 1960, p. 149-150. 4 Je souligne.

matérialiste du monde signifie simplement la conception de la nature telle qu’elle est, sans addition étrangère". »1

La dialectique de la nature2 se présente donc comme une reprise en pensée fidèle, une description objective de la nature « sans addition étrangère » : le savant-philosophe laisse s’organiser l’Etre selon ses (trois) lois fondamentales propres – où la dialectique de la nature est simple réorganisation des faits et refuse de se montrer pour ce qu’elle est, c'est-à-dire une synthèse vaste des connaissances humaines.

On assiste alors à un évanouissement du connaître comme activité intellectuelle constitutive de la vérité : le connaître est réduit à une simple modalité de l’Etre (c’est le résultat dogmatique de la lutte contre les métaphysiques idéalistes où l’Etre procède de la Pensée). Ainsi la dialectique de la nature veut être un monisme athée anti-dualisme Etre/Pensée – comme le « marxisme » en général - mais un monisme qui cependant réinstaure un dualisme, parce qu’il s’est transformé en vérité dogmatique. C’est là le nerf de la critique sartrienne : au regard de la façon dont la dialectique de la nature, avant même de servir de fondement objectif et théorique, est présentée, on voit que ce monisme est une conception/théorie qui se fait regard objectif sur la nature3, extérieur « sans addition étrangère » (entendre « activité constituante du sujet dans la connaissance »). Sartre appelle cet objectivisme le « matérialisme dialectique du dehors, ou transcendantal »4 :

« Ce matérialisme de l’extérieur impose la dialectique comme extériorité : la nature de l’homme réside hors de lui dans une règle a priori, dans une Nature extra-humaine, dans une histoire qui commence aux nébuleuses. […] Mais au moment où tout s’achève dans cet objectivisme sceptique, nous découvrons tout à coup qu’on l’impose avec une attitude dogmatique, en d’autres termes qu’il est la Vérité de l’Etre telle qu’elle apparaît à la conscience universelle. L’esprit voit la dialectique comme loi du monde. Le résultat est que nous retombons en plein idéalisme dogmatique. »5

C’est donc un objectivisme sceptique dans la mesure où, dissolvant le dualisme Etre/Pensée, la vérité n’a plus alors qu’un critère d’efficacité (réussite et normalité dans les tests expérimentaux) des théories, dans leur capacité à enfermer de façon intelligible l’ensemble des faits : la vérité est dissoute dans son unicité (la vérité idéaliste/métaphysique avec ses critères atemporels disparaît), mais comme la dialectique de la nature se présente comme un savoir, elle se présente comme garante d’une objectivité absolue et réaliste, comme la vérité. C’est une prétention à la vérité : le marxisme est donc

« dualiste parce que moniste »6

c'est-à-dire réinstaure le dualisme de l’Etre et de la Vérité en détruisant celui entre l’Etre et la Pensée. La dialectique de la nature source du diamat est bien une « métaphysique explicative ».

ii. Une métaphysique explicative et déterministe : un nouvel essentialisme

Cette métaphysique explicative de la pensée et de l’action étudie et cherche à dévoiler les modalités de l’Etre dialectique : c’est d’ici que procède la thèse du reflet (au mieux « approximativement exact »), exprimant le fait que l’homme est totalement conditionné par l’ordre du monde. L’homme reproduit en lui (individuellement et historiquement) et prolonge le mouvement essentiellement dialectique de l’Etre, en vertu de son essence d’être dialectique : c’est la réinstauration étonnante d’un essentialisme, qui se manifeste

1

Sartre 1946, p. 85.

2 Ainsi que le montre la citation en exergue de ce chapitre, c’est l’usage du 20ème siècle de cette affirmation que

Sartre condamne, non pas Marx lui-mêmeOn revient sur cet aspect au début de la seconde section de ce chapitre.

3 Sartre 1946, p. 85. 4

Sartre 1960, p. 146.

5 Sartre 1960, p. 146-7. 6 Sartre 1960, p. 144.

épistémologiquement par l’exposition non dialectique des lois de la dialectique chez Engels1

. Cette essence est celle d’une évolution contradictoire/dialectique de l’individu, mais cette dialecticité est évolutionniste et quasi-naturaliste : d’où la proximité revendiquée par Engels avec le darwinisme qui, et ce n’est pas rien, est un mécanisme, tout sauf une dialectique.

La dialectique réapparaît ici comme une nécessité éternelle, une « loi divine », une « fatalité métaphysique ». La dialectique de la nature reste donc une « hypothèse métaphysique »2 au mieux comparable aux Idées régulatrices de la raison kantienne, indécidable, d’après Sartre en l’état des sciences de l’époque. On n’a ainsi pas le droit, sauf à naturaliser et finaliser de façon déterministe, à la façon d’une théologie, l’histoire humaine, de réduire ce saut de la nature à l’histoire. Sartre se prononce ainsi contre la théodicée marxiste,

qui conjoint une téléologie historique et un espoir de complétude ontologique : induisant deux

errances théoriques et pratiques indissociables : le messianisme et l’eschatologie révolutionnaire. Cette métaphysique matérialiste, retombée dans l’idéalisme dogmatique mène d’une part à la téléologie bien connue du Sens et de la Fin de l’Histoire : le Prolétariat est le méta-sujet historique, le point de vue de l’universalité se réalisant (correspondant dans le langage marxiste de G. Lukacs à l’incarnation de la rationalité dialectique de l’Idée hégélienne), qui doit inéluctablement, via sa fonction universalisante et révolutionnaire, réaliser la fin de l’histoire : le communisme comme paradis sur terre. Le Prolétariat prend donc une figure christique, celle du rédempteur de l’humanité, l’universel en acte qui se réalisera définitivement dans le communisme et sa fraternité absolue3.

Or, c’est très exactement ce point de vue de l’universel qui constitue le pivot théorique de la justification de l’opposition science bourgeoise / science prolétarienne : et l’on va maintenant voir en quel sens cette universalisation du particulier est également liée, dans le champ français concerné par cette opposition, à la tradition rationaliste française.

b. Science bourgeoise et science prolétarienne

Desanti, Vassails et Darciel signent en 1948 l’article « Science bourgeoise et science prolétarienne » qui paraît dans le nouvel organe théorique du Parti Communiste, La nouvelle

critique4, « Revue du marxisme militant ». C’est au nom de la « Commission de philosophie des sciences du cercle de philosophes communistes » qu’ils interviennent, suite à un mouvement interne au Parti exhortant les intellectuels communistes à s’engager comme

intellectuels et non plus comme simples citoyens5. Le contexte du jdanovisme russe, qui a accompagné en 1948 la portée aux nues de Lyssenko, a radicalisé l’opposition entre les camps communiste et non-communiste, opposition alors logiquement imposée par Moscou comme ligne du PCF. Cette opposition va trouver dans cet article une traduction épistémologique elle-même poursuivie par une justification philosophique paradoxale, puisqu’elle va exprimer, dans son dogmatisme, un souci pour la défense d’un intérêt de la raison qui est au cœur, on l’a vu ci-dessus, du dialogue des décennies précédentes entre dialecticiens marxistes et non- marxistes.

L’argumentation est dans ses lignes essentielles la suivante : s’autorisant des attendus du thème de la « superstructure idéologique » de Marx, Engels, et Lénine, en laquelle,

contrairement à ce qu’ont réellement dit Marx et Engels – ainsi qu’on la vu dans le second

1 Sartre 1960, p. 153.

2 Sartre 1960, p. 152. Cette thèse sartrienne est en fait surtout une réserve apportée à un problème de son temps :

« A vrai dire je ne vois pas que nous soyons, dans l’état actuel de nos connaissances, en mesure de nier ou d’affirmer » cette « hypothèse » qui est donc au moment où il écrit selon lui une « affirmation extrascientifique », ibid., p. 151.

3

Cette réconciliation de l’universel et du particulier, de l’essence et de l’existence rejoint le synthèse entre l’en- soi et le pour-soi dont Sartre a fondé l’impossibilité de principe : cela signifie bien, dans sa critique, que si Dieu (le dieu chrétien) est mort, un autre arrive, laïc, qui justifiera les luttes et souffrances passées du Prolétariat qui est en quelque sorte son annonce. La théologie marxiste est en ce sens devenue théodicée.

4 Cf. Kahn 1986 auquel je renvoie systématiquement pour cette sous-section ainsi qu’à la notice « Lyssenko » de

Labica & Bensussan 1985.

5 Jamais le concept gramscien d’intellectuel organique du prolétariat n’a été plus directement – et

chapitre –, la science est une idéologie historiquement relative, c'est-à-dire que son mode d’insertion (re-production et diffusion) sociale influe sur ses contenus de connaissances : le

point de vue de classe est alors posé comme instance épistémologique supérieure

d’appréciation des résultats, donc de la scientificité, d’un discours donné, en opposition à l’idée qu’existeraient en lui des critères internes d’évaluation auto-suffisants. De ce fait, la spécificité de la connaissance scientifique disparaît, au premier abord, au profit d’un relativisme général : chaque classe et chaque époque possédant sa vérité, puisqu’il n’y a plus de critères générique de démarcation entre science et non-science, ce problème étant temporairement éclipsé par une mise en doute de la légitimité du concept et de l’exigence d’objectivité. Or la contradiction est ici massive, puisque c’est au nom de l’objectivité

scientifique, de l’unicité des lois de la nature et de l’historicité de leur exposition, contre le

dogmatisme anhistorique du néo-positivisme et l’idéalisme, que le PCF a souhaité que ce travail théorique soit mené. La solution du paradoxe est de nature ontologique.

Le matérialisme dialectique, devenu diamat sclérosé depuis sa canonisation par Staline, est pensé comme un méta-discours général résolument supra-théorique (correspondant à celui du « schème unitaire de l’univers » esquissé par Engels) appréhendant le réel du point de vue de l’universel, du tout dont le prolétariat, et en dernière instance, le Parti sont porteurs. L’opposition science bourgeoise / science prolétarienne se déplace alors au profit du couple

science (prolétarienne) / non-science (bourgeoise), donc à la sauvegarde d’un critère de

démarcation, renvoyant à un point de vue de l’universel

L’on voit ici que cette « science prolétarienne » est la science de la classe universelle, c'est- à-dire de la raison elle-même achevant, dans et par le processus de dépassement théorique et pratique des contradictions de la société bourgeoise, l’imcomplétude conceptuelle des formations théoriques antérieures : la revue La Pensée, le traité A la lumière du marxisme publié notamment par le Cercle de la Russie Neuve dont Wallon, Labérenne, Friedmann, entre autres étaient membres, avaient bel et bien comme ambition, contre le positivisme, de formuler les conditions de l’accès à l’universalité, théorique et pratique, de l’objectivité scientifique. Le paradoxe s’il en est, est la reproduction d’une métaphysique dogmatique, structurée autour des valeurs mêmes combattues dans leurs visages positivistes (l’objectivité, la démarcation science / non-science, le progrès social), c'est-à-dire la reproduction, au nom d’une exigence générale d’émancipation qui remonte à l’Auflklärung, de ce qui va à son encontre. On notera quel sens Desanti a donné rétrospectivement à cet engagement, pour le moins étonnant pour un familier des mathématiques, dans son Introduction de 1994 à

Phénoménologie et praxis. Il témoigne de ces « fidélités multifides » assumées en contexte

dans leur tension essentielle, en l’occurrence celle entre l’habitation de cette langue militante liée au Parti, et l’habitation de celle des mathématiques, irréductible ubiquité qu’il résume comme suit :

« Je savais bien qu’il était absurde d’opposer une mathématique bourgeoise et une mathématique prolétarienne, par exemple. Et, pour aucun énoncé de statut scientifique, je n’aurais pu soutenir une telle opposition. J’ai pourtant tenté la thèse en changeant de plan : en essayant de montrer comment et en quoi les exigences de la lutte des classes affectaient les modes de production sociale des savoirs et leurs possibilités de développement. Ce détour, dont la motivation fut essentiellement politique, me confortait dans le régime de la double vérité ».1

Les années 1951-1958 vont voir un infléchissement progressif de cette épistémologie stalinienne jusqu'à son rejet définitif : les termes du débat seront alors l’articulation entre l’inscription sociale constitutive de la science, le décryptage des dimensions idéologiques irréductiblement présents en elles, mais le maintien de principe de sa capacité, extra- superstructurelle, à la production d’un objectivité transcendant ces déterminations. C’est dans ces termes que la nouvelle génération des intellectuels communistes français, autour de L. Althusser, a posé dans la décennie suivante le problème de la « coupure épistémologique » et des instruments des pratiques théoriques. Mais avant d’étudier ce renouvellement de l’espace théorique du marxisme dans son approche des questions épistémologiques, il est important de

voir que c’est dans ce contexte de l’épistémologie stalinienne qu’Henri Lefebvre s’est efforcé de penser de façon constructive et non dogmatique le rapport entre matérialisme dialectique, dialectique, logique, et mathématique, au prix d’une éviction dont on commence à peine à prendre aujourd’hui la véritable mesure. Dans les deux cas, on voit la prégnance de l’exigence rationaliste non marxiste, et très concrètement, le dialogue avec les épistémologues, et le souci corrélatif d’aller dans le détail des pratiques scientifiques.

3. H. Lefebvre : le projet avorté du Traité du matérialisme

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