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Dialectique des infinitésimau

Remarques préliminaires

I. La place des mathématiques dans la dialectique de la nature

3. Dialectique des infinitésimau

a. Prototypes matériels des infinitésimaux

Concernant le calcul différentiel et ses infinitésimaux, on aurait pu s'attendre à ce que Engels prenne comme modèle réel ou naturel le thème des vitesses instantanées ou « mourantes », des accélérations, etc. De façon générale, l'infini, grand ou petit, est contradictoire : la suppression de son caractère contradictoire, comme l'avait vu Hegel selon lui, serait la « fin de l'infini »2. Pour préciser cela, il utilise le modèle chimique, étonnant à première vue, de la molécule et, selon une analogie étonnante – on reviendra sur le statut de cette méthode plus loin – il évoque les prototypes des infinis en terme de relativité d'échelles. Relativement à l'échelle notre expérience ordinaire, et dans la mécanique classique, on prend le rayon de la terre pour infini, lequel, relativement au système stellaire dont on évolue les distances en années-lumières, devient alors infiniment petit : de la même façon, puisque les molécules ne peuvent être divisées plus avant « sans qu'on supprime l'identité physique et chimique du corps en question »3, et de ce fait sont des grandeurs infiniment petites au regard d'un corps quelconque étudié par la mécanique, alors la molécule

« a exactement les mêmes propriétés vis-à-vis de la masse en question que la différentielle mathématique vis-à-vis de ses variables. A ceci près que ce qui, dans la différentielle, dans l'abstraction mathématique, nous apparaît mystérieux, devient ici évident, et pour ainsi dire apparent.

Avec ces différentielles que sont les molécules, la nature opère exactement de la même manière et selon les mêmes lois que les mathématiques avec leurs différentielles abstraites. »

Cependant « les abstraction mathématiques n'ont une validité absolue que dans les mathématiques pures. »4

1 Engels 1875 p. 73. La théorie des espaces abstraits à n dimensions, les géométries non-euclidiennes de son

point de vue qui est euclidien, dans l'ensemble cependant, démentent cet ancrage empirique : c'est en rompant radicalement avec lui, de Gauss à Klein, en passant par Grassmann et Riemann, que la géométrie s'est transformée en autre chose que la pensée mathématique des objets et figures, de et dans l'espace ambiant. Engels fait néanmoins référence à Gauss en Engels 1875, V p. 81. Il rejette à cette occasion l'interprétation de Dühring selon laquelle le modèle kantien des dimensions de l'espace est dérivé de la série mathématique (ce n'est qu'une des voies de l'antinomie sur l'infinité de l'espace qui est considérée par Dühring). Partant d'une unité, la série n'est infinie que « dans un sens ». Il faut donc six lignes tracées de ce point unité pour concevoir les dimensions de l'espace. Dühring alors effectue un saut : la transposition de la série numérique à la spatialité universelle nous fait concevoir six dimensions. Mais comme Dühring par ailleurs condamne les idées de Gauss sur les structures de géométries non-euclidiennes, Engels peut facilement montrer la – mauvaise – contradiction de son propre discours. Ceci pour dire que Engels n'ignore pas les évolutions de la géométrie de son temps, mais ne les prend pas pour objet d'étude.

2 Engels 1875, V p. 82, second §. 3

Engels 1883 p. 274.

4 Engels 1883 p. 274 et 275 respectivement. Leibniz, dans sa Lettre à Varignon de 1702, utilisait la même

Le processus de l'évaporation évoqué au même endroit (qu'on retrouvera plus loin dans notre remarque sur la physique), illustre le même parallèle. Si la couche moléculaire supérieure d'un verre d'eau s'évapore (localiser la chose comme cela n'est pas forcément très heureux), « la hauteur de la couche d'eau x a diminué de dx ; inversement, « si la vapeur chaude est de nouveau condensée… jusqu'à ce que le récipient soit plein, nous avons eu ici littéralement une intégration qui ne se distingue de l'intégration mathématique que du fait que l'une est accomplie consciemment par le cerveau de l'homme et l'autre inconsciemment par la nature ». Si l'on se souvient que dans sa forme newtonienne, le calcul différentiel cherchait à mathématiser le mouvement, les processus en général et non les états1, on ne s'étonnera pas de cet exemple, mais il rappelle de surcroît l'ancrage naturel de nos abstractions. Mais Engels ne considère pas qu'on peut faire des mathématiques avec des molécules ni de la chimie avec des différentielles. Quoique l'infini mathématique soit emprunté à la réalité, il n'est pas de la réalité, mais est analogue à certains de ses phénomènes ou de ses éléments relativement à un certain point de vue (ce qui est très clair avec le thème des échelles physiques de grandeurs) :

« nous trouvons aussi, comme on l'a vu, les relations réelles auxquelles est emprunté le rapport d'infini mathématique, et même les analogues naturels de la façon mathématique de faire agir ce rapport »2.

L'enjeu de cette analogie est celui de son statut : heuristique ou directement ontologique ? Engels, par le fait, semble opter pour la seconde voie, ce qui ne peut satisfaire que si l'on refuse l'ambition de l'identité entre, par exemple, la différentielle et la molécule. Toute la dialectique de la nature d'Engels souffre de cette ambivalence. Mais avant de poursuivre sur ce point, on va s’intéresser maintenant au traitement que propose Engels des opérations du calcul différentiel3 dont les objets ne sont plus du tout maintenant mystérieux dans le

principe : les infinitésimaux sont des « grandeurs dialectiques », et il faut voir comment cela

se manifeste.

b. Le droit et le courbe : l'identité des contraires

Une expression géométrique de l'interpénétration dialectique des contraires retient particulièrement l'attention de Engels : la relation entre le droit et le courbe dans le « triangle caractéristique » illustrant la formation de la dérivée d'une fonction4.

Pour dx  0, dx a f dx a f dx dy (  ) ( ) : ce quotient est la pente de la sécante MN. Et si N tend vers M, NM a une position limite qui est la tangente en M à la courbe Cf de f. Cette pente est :

) ( ) ( ) ( lim lim 0 0 dx f a a f dx a f dx dy dx dx       

f’(a) est la dérivée (un nombre dans le cas le

plus simple, une application linéaire sinon) de f au point a.

Mais ce qui importe ici, c’est la variation : dx est présenté comme un accroissement de

x. Il est intéressant de voir que Marx refusera de présenter, pour des raisons conceptuelles

1 Engels 1883 p. 278 §2. 2

Engels 1883 p. 277.

3 Cf. Engels 1875 p. 166-7 et p. 379, 382-3 pour tout le développement qui va suivre. 4 Engels 1883 p. 270-1 § 1-3.

que l’on exposera le moment venu, dx comme un accroissement, bien que cette présentation reste pour lui la plus didactique.1

Cette variation de f est f(a+dx) - f(a), et le taux de variation de f est

dx dx)-f(a)

f(a, c'est-à-

dire f’(a) quand dx tend vers 0. Le triangle infiniment petit constitué par une partie infiniment petite de la tangente (ds, la sécante sur le dessin) et les portions infiniment petites des parallèles à l’abscisse (dx) et l’ordonnée (dy), est appellé triangle

« caractéristique » ou différentiel.

Traditionnellement l'opposition entre droit et courbe est souvent prise pour absolue en géométrie2. Il évoque brièvement plusieurs cas qui relativisent cette opposition : l'expression linéaire du périmètre du cercle, les courbes asymptotiques, où

« le droit se perd complètement dans le courbe et le courbe dans le droit, tout autant que la représentation du parallélisme, [...] la branche de la courbe devient de plus en plus droite, sans jamais le devenir entièrement, de même qu'en géométrie analytique, la ligne droit est considérée comme la courbe du premier degré avec une courbure infiniment petite. »3

Engels développe surtout le cas du calcul différentiel, où une identité en dernière analyse du courbe et du droit se manifeste plus utilement encore pour lui4 par-delà leur opposition initiale5. Dans l'exemple d'Engels sont utilisés l'idée d'accroissement et le passage à la limite, notion non étudiée en tant que telle cependant. En posant ds² = dx² + dy², pour définir la différentielle d'un arc de courbe Cf, on cherche l'hypothénuse du triangle différentiel, dont les côtés sont dx, dy et ds, qui délimite cet arc. L'hypoténuse est donc une petite ligne droite à la fois portion de la tangente et portion de l'arc. La tension vers l'égalité entre les deux est certes asymptotique selon Engels, mais comme le « contact » se fait finalement en un point, on admet que l'identité du droit et du courbe est ainsi opérée. Cette identité finale entre deux caractères apparemment radicalement opposés marque une dialectique qui ouvre de larges perspectives:

« Lorsque la mathématique du droit et du courbe est à peu près épuisée, une nouvelle voie presque infinie est ouverte par la mathématique qui conçoit le courbe comme droit (triangle différentiel) et

le droit comme courbe (courbe du premier degré à courbure infiniment petite »6

Cette identification reste le point de départ de l'analyse de l'époque d'Engels, même épurée de considérations intuitives via les raisonnements aux limites (c'est Lagrange qui initia le remplacement des quantités infinitésimales, grandeurs bien obscures, par des quantités finies quoique indéterminées, rationalisation algébrique achevée, on l'a rappelé plus haut, lorsque la notion de passage à la limite a été précisée par Weierstrass, ce passage étant considéré comme un procédé utilisant seulement des valeurs finies réelles). De ce point de vue, quoique l'approche d'Engels ne soit pas mathématicienne, cette identification, dialectique selon lui, du droit et du courbe reste de mise :

1 C’est la façon même dont Marx explique à Engels comment fonctionne le calcul différentiel, évoquant son

origine dans le souhait de déterminer des tangentes quelconques à des courbes quelconques, dans un Appendice joint à une lettre à Engels de fin 1865 / début 1866. Engels, dans sa lettre à Marx du 18 août 1881, précise qu’il a enfin étudié ses travaux (jusqu’à en faire de mauvais rêves !). Nul doute qu’il ne s’en soit servi.

2 La projection stéréographique à elle seule permet de relativiser cette opposition : à une droite du plan est

associé un grand cercle de la sphère, et l’on peut passer de l’un à l’autre sans problème.

3

Engels 1883 p. 270.

4 Mais Fermat avait été le premier à utiliser explicitement cette identification : voir sur ce point Brunschvicg

1912 § 106 p. 177-9.

5 Hegel 1812a p. 273-4 ne disait pas autre chose. 6

Engels 1883 p. 271. Dans sa lettre à Engels de fin 1865 / début 1866, Marx procède également à cette identification, mais sans en faire explicitement un principe explicatif ou conceptuel : elle est de pratique courante et ne retient pas particulièrement son attention.

« Le rapport dialectique est déjà dans le calcul différentiel où dx est infiniment petit, mais cependant efficace et fait tout. »1

c. Différentiation et intégration : négation et négation de la négation

De façon plus nette, et finalement plus simple que chez Hegel, le caractère dialectique apparaît également immanent aux opérations différentielles indépendamment de leur

expression géométrique. La différentielle est un infinitésimal qui apparaît comme un zéro,

mais qui en fait est un néant déterminé2. La différentiation est l'opération par laquelle on nie un quantum déterminé x avec lequel on compte : différencier x et y (où y est fonction de x), c'est les nier : dx et dy sont les négations de x et y :

« dy

dx, le rapport des deux différentielles de x et y, est donc =

0

0 posé comme expression

de y

x . Je ne mentionne qu'en passant le fait que ce rapport entre deux grandeurs disparues, l'instant de leur disparition promu à la fixité est une contradiction.»3

On continue alors à utiliser ces « quanta sursumés » comme s'ils étaient des grandeurs classiques, et

« arrivé à un certain point, je nie la négation, c'est-à-dire que j'intègre la formule différentielle, j'obtiens de nouveau à la place de dx et dy les grandeurs réelles x et y ; mais je ne me retrouve pas disons aussi peu avancé qu'au début : j'ai au contraire résolu le problème sur lequel la géométrie et l'algèbre ordinaires se seraient peut-être cassé les dents. »

Il n'en va pas autrement en histoire. »4

Par cette négation de la négation, que les deux opérations fondamentales du Calculus manifestent, on trouve une solution à laquelle on n'aurait pu aboutir par voie directe ou purement logique-tautologique, ce qui manifeste le rôle productif de la contradiction5 et l'effectivité d'un rapport dialectique de l'identité et de la différence sous la mathématisation. Engels aurait pu dire ici que la négation de la négation est construction d’objet

mathématique.

Mais la citation ci-dessus a deux autres intérêts : d'une part il faudra comparer la façon dont Marx va concevoir ces deux opérations, à savoir « en gros, comme » dans la négation de la négation, c'est-à-dire avec une nuance instructive. D'autre part, est rappelée l'universalité des lois de la dialectique par la référence au processus historique.

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