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Lignes essentielles de l’exposé

Remarques préliminaires

3. Lignes essentielles de l’exposé

1

Lukacs, Geymonat, par exemple, ont développé ce type de critique en la faisant remonter à la critique hégélienne des mathématiques en tant qu’incarnation d’un régime d’entendement s’auto-proclamant seul norme de scientificité. Cf. Lukacs 1923, Geymonat 1972.

Les quatre points suivants résument les éléments que la première section va développer ou indiquer (indépendamment du problème du statut du discours dialectique relativement aux mathématiques, qui est la toile de fond de l’exposé) :

(1) Une approche comparable, sur certains points identiques, gouverne en ce domaine les analyses des trois penseurs, dans une continuité conceptuelle revendiquée : les techniques du calcul infinitésimal et leurs implications d'une part, d'autre part le mouvement historique de ses transformations conceptuelles, pensé comme dépassement, intégration et prise de conscience de soi « fondementale » de ses présupposés théoriques sur le mode de la « dialectique du retour de méthodes » ; Le « vieil Hegel » reste pour eux une référence et un repère extrêmement important : en témoignent plusieurs lettres1, et surtout, dans les manuscrits publiés de Marx, une reprise des mêmes questions sur les mêmes objets que celles que Hegel s'était posées. A l'appui de cette filiation, on peut lire de nombreuses références à une lecture de la Science de la logique coexistant dans le temps à des travaux sur l'algèbre, une bibliographie théorique en partie reprise à Hegel2. Comme le montre A. Alcouffe3, les publications antérieures – soviétiques – des manuscrits mathématiques de Marx les ont orientés dans le sens de la critique de l'idéalisme du « chien crevé », par le biais partial d'un oubli de ces références plurielles à Hegel. D'une certaine façon, concernant les mathématiques, selon l'expression de Lénine, leur mot d'ordre est « lire Hegel en matérialiste », quoi qu'aient pu en dire les anti-idéalistes orthodoxes du 20ème siècle qui se sont penchés sur ces manuscrits.

(2) Certains écarts locaux entre Hegel, et Marx et Engels, concernant le lieu mathématique de la dialectique de la contradiction sont visibles : l'inflexion est parfois portée sur l'être contradictoire des « quanta sursumés » et de l'infini mathématique, parfois sur les opérations différentielles, mais toujours, celle-ci relève d'une praxis mathématicienne aveugle aux enjeux qu'elle soulève. Mais surtout, les méthodes du calcul différentiel révèlent une authentique et

spécifique négation de la négation selon Engels et surtout, ce qui n’est pas le cas chez Hegel :

on s’intéressera donc de façon privilégiée à l’étude marxienne de la nature et de la fonction de la différentielle.

(3) Sans rentrer dans le problème du rapport entre les dialectiques de Hegel et de Marx- Engels, en faisant l’époché du « renversement matérialiste » corrélatif de la discutable distinction système/méthode, on peut néanmoins dire que dans la littéralité de « la » dialectique hégélienne la forme et les principes spéculatifs font corps : rejeter ceux-ci, c'est réinterpréter celle-là, dans le sens, explicite chez Engels, plus implicite chez Marx mais sans écart affirmé de la part de ce dernier par rapport à Engels, d'un « quasi-corpus », certes programmatique et ontologiquement ambigu au niveau du rapport entre la nature et l'histoire, mais clair et résolu dans le contenu (les « lois ») de cette dialectique, dont la formulation est par définition tout sauf hégélienne. De ce fait, entre Engels et Marx d'une part dans la lettre des textes4, entre ceux-ci et Hegel d'autre part, la dialectique « de »/« dans » la nature suggère,

1

Notamment celles de Engels à Marx des 14 juillet 1858,10 août 1881, à Lange du 29 mars 1865, de Marx à Engels du 22 juin 1867, à Kugelmann du 6 mars 1868, à Dietzgen du 9 mai 1868. L'on voit également que la référence à Hegel ne s'est absolument pas démentie avec le temps. Les lettres sont citées d’après Engels & Marx 1974.

2

On ne revient pas ici sur les développements de l’Introduction Générale à la Critique de l’Economie Politique qui sont calqués sur certains moments de la Science de la Logique, la rhétorique de l’identité des contraires des

Grundrisse, ainsi que sur la Postface à la deuxième édition du Capital qui réaffirme de façon bigarrée la dette à

l’égard de Hegel. La littérature est immense.

3

Alcouffe 1985 p. 55-61.

4 On laissera volontairement de côté le problème du jugement à l'égard de la dialectique de nature qu'a pu avoir

Marx, en refusant néanmoins l'idée bien simpliste du « mauvais » Engels « contaminant » les travaux sérieux et la « bonne » dialectique de Marx. La prédilection positiviste de Marx et d'Engels s'est bien clairement traduite

chez les deux par l'assignation ambivalente d'un statut à leur propre théorie comparable à celui des sciences de la

nature (Cf. Lettres de Engels à Marx du 30 mai 1873, explicitant son programme, et celle de Marx à W. Liebknecht du 7 octobre 1876, où la « dialectique de la nature » y est évoquée comme un « travail

malgré, là encore, la reprise d'éléments de la théorie de la mesure et de la philosophie de la nature, une très importante différence de perspective, qui a une conséquence importante sur le statut des objets mathématiques : leur ancrage empirique est une thèse proprement engelsienne, et malgré leur légitimité en tant qu'abstractions pures, seul Marx leur attribue clairement, en tant qu'abstractions justement, un statut symbolique et opératoire, corrélatif d’une posture anti-réaliste récurrente. Il n’est est pas possible d'affirmer la stricte complémentarité, pourtant tentante, entre ceux deux dernières perspectives, sur la base des textes et de la correspondance : au contraire, les enjeux et polémiques philosophiques liés à la dialectique de la nature invitent à la prudence.

(4) On peut comprendre le silence voire la méconnaissance de Marx et d'Engels à l'égard travaux de leurs contemporains en analyse : le problème ne se posait pas avec Hegel en 1812 qui était informé des travaux de son époque, comme en témoigne sa familiarité avec ceux de Lagrange, mais seulement éventuellement en 1832, puisqu'il ne mentionne pas ceux de Cauchy.

Ce ne sont pas des professionnels du domaine, il est donc hors de question que des travaux extrêmement difficiles pour les mathématiciens eux-mêmes (en algèbre linéaire et abstraite, en géométrie par exemple), ne les préoccupent. Il eût fallu pour cela y consacrer tout leur temps, ce qui était impossible en raison de leurs ambitions théoriques et pratiques connues par ailleurs. Marx dit bien à ce propos que les mathématiques présentent pour lui un caractère reposant1 par opposition à ce qui l'occupe par ailleurs. Engels quant à lui n'a qu'une visée généraliste concernant les mathématiques : l'intérêt de ses textes réside plutôt dans la conceptualisation explicite et systématique qu'il en propose relativement à sa dialectique générale de la nature. Donc une certaine prudence s’impose : ne pas « dramatiser » la portée conceptuelle accordée par Marx et Engels aux mathématiques qu’ils évoquent, et garder à l’esprit le niveau relatif qui était le leur, comme le mathématicien L. Schwarz2

le rappelait en 19603. Si l’argument d’autorité ne peut jamais remplacer l’autorité d’un argument, rappelons néanmoins le bilan que L. Schwarz propose :

« Karl Marx, homme d’une immense culture, avait aussi étudié les mathématiques pour son compte personnel, et son niveau était celui d’un étudiant de licence, ce qui peut être considéré comme très remarquable pour un spécialiste des questions économiques et politiques. Il a laissé 900 pages de manuscrits mathématiques, dont la plus grande partie est formée d’exercices ou de copies de livres destinées à son usage personnel. Un jour il trouva une nouvelle définition de la dérivée, et en fit part à Engels. Celui-ci lui répondit : "Je vous complimente sur votre travail. C’est si clair que maintenant je ne m’étonne plus de voir que les mathématiciens nous mystifient complètement sur la dérivée. Cela prouve une fois de plus l’esprit unilatéral de ces Messieurs". En fait la définition de Marx n’était pas adéquate4. Il n’a d’ailleurs jamais songé à en parler dans les

milieux scientifiques. La définition donnée par les mathématiciens, et que Engels traite si facilement de mystification, est celle qui a duré jusqu’à nos jours, et qui est enseignée avant l’âge du baccalauréat aux étudiants de tous les pays du monde ! Ainsi Engels, homme d’une grande incomparablement plus important » que l'Anti-Dühring ; cf. également Colin 1996, Sandkhuler 1991, Schmidt 1962), et sur le cas des mathématiques, par un échange permanent qui laisse peu de place à un réel conflit conceptuel. L'adhésion à la science comme moyen neutre de connaître et critiquer le monde s'exprimant d'ailleurs dans le fait que la science n'apparaît jamais comme une composante de la superstructure idéologique. Cependant, la tension dialectique entre l'historicité affectant toute théorie d'une relativité et le caractère « absolu » d'un tel savoir neutre reste encore bien présente, comme un indice diffus parmi d'autres de leur héritage hégélien. Cette science se présente comme un savoir vrai, mais il y a simultanément pluralisation de la

vérité renvoyant aux déterminations socio-économiques que les catégories mobilisées par les scientifiques

cristallisent à leurs façons – toute catégorie étant en dernière instance forme d’existence, le symbolique forme médiate du matériel. Cf. Tosel 1984 ch. I-1 et II-9, Tosel 1995, Colin 1996 p. 97 et suiv.

1

Lettre à Engels du 23 novembre 1860 : « … Il est pratiquement out of question que j'écrive des articles. La seule occupation qui me permette de conserver la quietness of mind nécessaire, ce sont les mathématiques… », ainsi que celle, au même, du 20 mai 1865, qui dit la même chose. Toutes les lettres, sauf indication contraire, sont citées dans Marx & Engels 1973.

2

Titulaire de la médaille Fields pour sa théorie des distributions.

3 Schwarz 1960.

culture et d’une grande intelligence, dont la sagacité politique dépassait de beaucoup celle de la plupart des hommes de son temps, pouvait se croire par là même apte à juger les mathématiques, alors que ses connaissances mathématiques étaient très faibles, et tirées principalement de livres d’enseignement commerciaux depuis longtemps périmés »1

Sans s’attarder sur le balancement visible entre les évocations factuelles et les évaluations de droit auxquelles L. Schwarz procède, et qui sont par définition discutables stricto sensu, il conviendra néanmoins dans ce qui suit de garder en permanence cette réserve à l’esprit.

I. La place des mathématiques dans la

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