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b La réception de l’arrêt Dubas par la doctrine

En 1905, près d’un demi-siècle après l’arrêt Dubas, MM. CARPENTIER et FRÈREJOUAN du SAINT, en écho avec P. GRAND, mentionnent toujours des auteurs232 qui « pensent

au contraire que la violence physique peut seule caractériser [le viol] ; car violenter, disent-ils, c’est contraindre, c’est obliger de faire par force la chose que l’on exige et à laquelle la personne qu’on y veut porter se refuse233. »

Néanmoins, dans le sillage de l’arrêt Dubas, la plupart des juristes pénalistes234 de la fin

du XIXe et du début du XXe siècle admettent que « violence morale » et « surprise » sont

susceptibles de constituer l’élément constitutif du viol. Ils décrivent longuement les différentes situations (hypnose, évanouissement, syncope, coma, ivresse provoquée par l’auteur) dans lesquelles une femme n’est pas en état de réagir (et donc, de consentir ou non). Face à cet état, l’auteur du viol n’a alors pas besoin de recourir à la violence physique ou morale pour parvenir à ses fins et il est admis que la femme n’était pas consentante.

En revanche,la violence (physique ou morale) doit être caractérisée lorsque la victime est consciente au moment de l’agression. Elle « ne peut jamais être présumée ; il faut qu’elle

soit constatée par les faits eux-mêmes et qu’elle résulte soit de la résistance de la victime, soit des actes qui ont empêché cette résistance235. »

Les partisans d’une conception élargie de la violence peuvent s’appuyer sur les travaux de certains médecins, tel que BROUARDEL236, qui décrit l’état de sidération237 dans

lequel la victime exposée à une agression violente peut être placée. Pour mieux

231 Op. cit., p. 891.

232 MM. CARNOT, BOURGUIGNON, LEGRAVEREND, MORIN.

233 CARPENTIER A. et FRÈRESJOUAN DU SAINT G. (sous la direction de), Répertoire général

alphabétique du droit français, 1906, Tome 36, p. 1153, n° 47.

234 Voir par exemple, outre ceux déjà cités, Emile GARÇON, Code pénal annoté, 2e édition 1952-1959,

p.196.

235 CARPENTIER A. et FRÈRESJOUAN DU SAINT G., op. cit., p. 1154.

236 BROUARDEL, Les attentats aux mœurs, 1909. Ouvrage cité par Laurent FERRON, op. cit., p. 274. 237 En 2018, plusieurs médecins tentent toujours de faire reconnaître l’impact traumatique des agressions

convaincre, il prend l’exemple d’un homme dépouillé de ses effets lors d’un vol sur la voie publique : « Au moment même de l’agression, sous le coup d’une émotion violente, il

resta inerte, ne put exécuter aucun mouvement de défense et cet état bizarre persista encore dix minutes environ après que le vol fut consommé. » Cette analyse des réactions

d’une victime face à une situation traumatique sera ponctuellement reprise par quelques décisions judiciaires, principalement dans des procédures concernant des victimes mineures. Cependant, centrée sur la personne de la victime, elle impliquerait pour s’imposer et être étendue à toutes les victimes, un changement de paradigme dans la définition du consentement qui, alors, est difficilement envisageable.

Certains auteurs plus audacieux dans leur analyse, s’engagent toutefois dans cette voie et dessinent un troisième courant. Ainsi, en 1891, M. GARRAUD, avocat et professeur de droit criminel, s’interroge : « En quoi consiste la violence ? S’il s’agit de l’emploi de la

force physique pour vaincre la résistance opposée par la victime, aucune difficulté ne s’élève. (…) Mais la violence morale doit-elle être assimilée, en pareil cas, à la violence physique ? La loi française n’en parle pas ; il est cependant de jurisprudence (…) que la violence morale est suffisante pour constituer le crime ou le délit de viol ou d’attentat à la pudeur238. » Il relève que dans la qualification d’attentat à la pudeur avec violence ou de

viol, « entrent tout acte de nature à blesser la pudeur accompli sans le consentement de

la personne qui en est victime. Bien que le Code pénal français, à la différence d’un grand nombre de Codes étrangers, ne se soit pas formellement expliqué sur ce point, il est aujourd’hui certain, en jurisprudence, que celui qui abuse d’une personne se trouvant dans un état tel qu’elle n’a eu ni la volonté ni la conscience de résister, commet, suivant les cas un viol ou un attentat à la pudeur239. »

Il reprend cette idée dans sa présentation de l’incrimination du viol : « La jurisprudence

française, profitant du silence de la loi sur ce point, paraît arrêtée aujourd’hui à cette interprétation que tout commerce illicite avec une femme, obtenu contre la volonté ou même sans le consentement240 de celle-ci, constitue un viol.241 » Selon René GARRAUD,

« Il est difficile de croire que [la loi] a entendu laisser sans répression la copulation

charnelle obtenue au moyen de menaces graves, mais sans l’emploi d’aucune violence

238 René GARRAUD, Traité théorique et pratique de droit pénal Français, Editions L. Larose et Forcel,

Tome quatrième, Paris, 1891, p. 441.

239 Op. cit., p. 442.

240 René GARRAUD souligne ces mots dans le texte. 241 Op. cit., p. 463.

physique. (…) Sauf l’appréciation rigoureuse, par les juges du fait, de toutes les circonstances qui ont enlevé la liberté à la victime, il nous semble juste d’admettre que l’emploi de la violence morale, comme l’emploi de la violence physique, est prévu et puni par la loi française. Telle paraît également l’opinion de la doctrine et de la jurisprudence. »

Il poursuit en considérant que la violence peut en outre être « présumée ou inductive

quand le sujet passif de l’attentat est, par lui-même, incapable de consentir, soit à raison de son âge, soit à raison de son état physique. (…) Sans doute la possession de la femme n’a pas été obtenue par la violence physique, ni même par la violence morale : mais la femme n’a pas consenti à se livrer242. »

La modernité de ses propos étonne243. Pour R. GARRAUD, il s’agit bien de garantir la

liberté de la victime. Il affirme - et le propos travestit la réalité juridique - : « Ce que la loi

réprime, en effet, c’est non seulement le fait d’avoir abusé d’une femme contre sa volonté, mais encore le fait d’en avoir abusé sans sa volonté, en un mot c’est le fait d’avoir violé la liberté de sa personne244 (…). »

Ces conceptions opposées traversent la jurisprudence. Pour la première d’entre elles, viol et attentat à la pudeur ne seront constitués que si l’auteur a usé de contrainte physique et éventuellement de violence morale, pour la seconde, détaillée par R. GARRAUD, l’auteur sera punissable « toutes les fois où il a obtenu la jouissance sexuelle sans le

consentement libre et éclairé de la femme. »

Il semble que « les arrêts publiés sont extrêmement rare entre 1929 et 1970. Comme les

pénalistes aiment à le dire, le viol pose peu de questions au droit245. »

Presqu’un siècle après l’arrêt Dubas, trois arrêts, l’un rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 29 avril 1960246, l’autre par la 1ère chambre civile de la Cour de

cassation le 6 novembre 1961247, le dernier par la Cour d’assises du Haut Rhin le 21 avril

1959248 retiennent l’attention des commentateurs et illustre la coexistence de ces

courants.

242 Op. cit., p. 465.

243 A une époque où le droit des femmes à disposer d’elle-même n’existe pas. 244 Op. cit., p. 466.

245 Qualifié viol, op. cit., p. 18.

246 Cass. crim. 29 avril 1960, S. 1960, p. 253, obs. LH. D. 1960. Somm. 90.

247 Cass. crim. 6 nov. 1961, Gaz. Pal. 1962.1.195, D. 1961, chron. 733, D. HOLLEAUX.

248 Cour d’assises du Haut Rhin, 21 avril 1959, D. 1980, jurisprudence, p. 369, note Hassen ABERKANE ;

Dans l’arrêt de 1960, la Chambre criminelle, présidée par M. PATIN, rejette le pourvoi de l’accusé, condamné par la Cour criminelle de Tananarive à 3 années d’emprisonnement et 10 000 francs d’amende. Se faisant passer pour un policier, il avait violé une femme qui dormait dans un marché, en présence de son compagnon. L’arrêt rapporte que « terrorisée à la pensée qu’elle avait à faire à la police, celle-ci n’aurait pas osé se

défendre ». Le moyen invoquait dès lors l’absence de violences illégitimes constitutives

du crime de viol. La Cour de cassation le rejette en citant in extenso la motivation de l’arrêt Dubas. Cette décision est approuvée par L. H249, commentateur au Sirey.

Rappelant que le Code pénal n’a pas défini le viol, « la doctrine et la jurisprudence ont

profité de la liberté d’appréciation qui leur était laissée pour admettre que le crime existe, non seulement lorsqu’il y a violence physique, mais encore quand la femme a été victime d’une violence morale ou de tout autre moyen de contrainte ou de surprise. » La

présentation de L. H. laisse penser que l’unanimité sur cette définition est acquise.

L’arrêt de la 1ère chambre civile de la Cour de cassation rendu le 6 novembre 1961 et la

note qui l’accompagne s’inscrivent dans ce courant. L’arrêt est remarquable en ce qu’il émane de la chambre civile de la Cour de cassation. Le problème juridique posé est en effet de savoir si était réalisé le cas d’ouverture (un viol) à action en recherche de paternité prévu par l’article 340, al. 1 C. civ. La victime de 16 ans, handicapée mentale, sourde, avait été violée « alors qu’elle se reposait seule aux champs [elle avait] été

surprise par l’arrivée inopinée du jeune T… qui sans désemparer l’a étendue sur le sol et a eu avec elle des rapports sexuels. » L’auteur fut condamné, nous dit le rédacteur de la

note également magistrat rapporteur à la Cour dans cette affaire, « sous la qualification

lénitive ‘d’outrage public à la pudeur250’ ». Les juridictions civiles conservant leur liberté

d’appréciation pour juger si les faits présentaient les éléments constitutifs d’un viol, au sens de l’article 332 du Code pénal, déclarèrent que T… avait bien commis un viol. T. conteste cette déclaration au motif que le viol ne pouvait être retenu en l’absence de contrainte physique et d’une résistance dont l’auteur ne viendrait à bout que par la violence. En réponse, la Cour de cassation énonce que « Le viol [est] juridiquement

constitué dès lors que son auteur, même en l’absence de violence, réussit par l’effet de la surprise ou de tout autre circonstance à atteindre le but qu’il s’est proposé en dehors de

249 La chronique est signée de ces seules initiales. Il pourrait s’agir de Louis Hugueney.

250 Hormis le qualificatif de « lénitive » employé, cette disqualification n’est pas commentée. Pas plus que le

paradoxe de la situation : T. est auteur « d’outrage public à la pudeur » devant les juridictions pénales, auteur de « viol » devant les juridictions civiles.

toute volonté de la victime. » Le commentateur de l’arrêt est cinglant et définitif,

l’argument du pourvoi déposé par T. est : « depuis longtemps périmé », « dénué de

pertinence », « de surcroît juridiquement erroné. » Selon G. HOLLEAUX, « Pour qu’il y ait viol, il peut suffire, au besoin, qu’il y ait eu des relations établies ‘en dehors de la volonté de la femme’, notamment en cas de surprise ». Tout au long de sa note, l’auteur insiste :

l’absence de toute volonté, de tout consentement constitue désormais le viol.

Le troisième arrêt, rendu par la Cour d’assises du Haut Rhin le 21 avril 1959 nuance cette vision251. Demoiselle S, ouvrière, est victime d’un viol collectif252. Deux des auteurs sont

condamnés pour viol, les deux autres pour outrages publics à la pudeur. La circonstance aggravante de coaction a été écartée. L’arrêt porte, là encore, sur la responsabilité civile des quatre condamnés ; pour tenter de diminuer le montant des dommages et intérêts dus, les auteurs de viol arguent du fait que la victime n’était plus vierge et qu’elle a commis une imprudence. Ceux qui ont été condamnés pour outrage jugent S. malvenue à demander une réparation pour viol. La Cour d’assises les déboute. Elle considère, pour ces derniers, que les faits qualifiés d’outrages « ont consisté en des conjonctions

charnelles » et déclare que cette disqualification ne postule pas le consentement de la

victime. L’acquittement peut en effet « se justifier par le défaut d’intention de l’auteur ou

par un simple doute sur la réalité de cette intention. » Selon les magistrats, « ce défaut d’intention peut résulter de cette circonstance prouvée ou présumée, que l’accusé se soit mépris ou a pu se méprendre sur les dispositions véritables de la femme et estimer à tort, que sa résistance n’était pas sérieuse. » En l’espèce, il est, pour les magistrats, acquis

que S. n’était pas consentante mais que deux des auteurs ont pu se tromper, l’un parce « qu’il avait bu (…) avait perdu la majeure part de ses facultés de discernement et qu’il

s’est trompé sur l’attitude de la demoiselle S », l’autre a pu également se méprendre

parce que « la demoiselle S épuisée, n’offrait plus de sérieuse résistance ; qu’il n’en est

pas moins responsable de son erreur et de ses suites fâcheuses. » Dans sa note, H.

251 Certes, il ne s’agit pas d’un arrêt de la Cour de cassation. Il sera d’ailleurs cité comme exemplaire des

préjugés des magistrats lors des débats parlementaires précédant le vote de la loi du 23 décembre 1980 relative à la répression du viol. Voir infra.

252 La note au Dalloz nous apprend que cet arrêt fait partie d’une série de 7 autres arrêts. L’auteur présente

les faits : « de jeunes garnements s’étaient fait une spécialité de violer les trop confiantes jeunes filles

acceptant les promenades en scooter qui étaient proposées. » H. ABERKANE, p. 370.

Quant aux frères MAZEAUD, ils commencent ainsi leur commentaire d’arrêt à la RTDCiv. : « Quatre jeunes

ABERKANE souligne que la victime « n’offrait plus la résistance suffisante pour appeler la

violence qu’implique le crime de viol. »

On voit ici les limites de l’influence de l’arrêt Dubas : le fait d’être violée pour la quatrième fois n’a, à l’évidence, pas constitué une « contrainte » pour la Cour d’assises ayant statué sur la responsabilité des auteurs ; pas plus que pour l’auteur de la note. Comme le relèvent les autrices253 et auteurs du livre Qualifié viol, « Cette série jurisprudentielle du

Haut-Rhin et plus particulièrement l’arrêt du 21 avril est exemplaire ; elle produit un effet « loupe » sur le phénomène et son traitement judiciaire. Ici sont conjugués la coupable indulgence des jurys envers des violeurs collectifs d’habitude, la coupable sévérité d’un jury envers l’imprudence d’une jeune fille même pas vierge, et la distance méprisante mise entre le fait et le droit par les commentateurs, évacuant en quelques lignes la scandaleuse déqualification opérée tout en s’appesantissant longuement sur la solidarité civile entre quatre violeurs de fait254. » Ce dernier arrêt est en outre une énième

illustration du courant jurisprudentiel qui ne considère pas que le consentement soit au cœur de la définition du viol.

Enfin, il illustre, comme le second arrêt, la perméabilité des frontières entre les différentes infractions relatives aux violences sexuelles qui sera au cœur des revendications féministes des années 70 et du débat parlementaire lors du vote de la loi de 1980255.

Celles qui ne relèvent pas, aux yeux des magistrats256, du crime de viol peuvent être

poursuivies notamment au titre du crime d’attentat à la pudeur, de l’outrage public à la

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