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Cette question, Odile DHAVERNAS la pose dans son livre Droits des femmes, pouvoir

des hommes354. Elle génère un clivage au sein du mouvement, certains groupes refusant

le recours à la loi, ou s’abstenant de toute revendication vis à vis du droit. Cette position « a-légale radicale, pure mais dé-réelle » côtoie l’autre position favorable à une intervention sur le droit.

350 Des féministes révolutionnaires, « Justice patriarcale et peine de viol », Alternatives, n°1, juin 1977, p.

16.

351 Voir par exemple le témoignage de Marie-Andrée MARION, « Viol en procès », in Questions féministes,

n°8, réédition Syllepses, 2012, p. 966-972.

352 MO. FARGIER, op. cit., p. 204. 353 Voir infra.

i. Le rejet du recours au droit

Le rejet du recours au droit est double : refus de s’appuyer sur une loi patriarcale mais aussi refus de recourir aux tribunaux, « instruments de la répression bourgeoise » et de déclencher ainsi une augmentation de la répression355.

Les femmes sont invitées à envisager d’autres formes de lutte, individuelle ou collective356

telles que le recours à l’auto défense357, l’utilisation des moyens défensifs vendus dans le

commerce, la mise en place de groupes de protection sillonnant les endroits identifiés comme peu surs. S’appuyant sur des expériences menées en France et à l’étranger, Monique ANTOINE358, cite également des pistes : « identifier le violeur, rechercher son

lieu de travail, nous unir dans une action collective pour informer son entourage professionnel du crime qu’il a commis. » Elle poursuit : « Nous pouvons également traduire le violeur devant un « tribunal populaire » de femmes et donner aux débats une large audience. » Consciente des dérives qui pourraient se produire, elle précise : « Nous ne saurions (…) nous cantonner à organiser des expéditions punitives ou des actions de revanche privée organisées en commandos. Il nous faut populariser nos luttes et leurs objectifs : isoler socialement, culturellement le crime de viol et de violence359. »

Dans son article « Dans quel état de guerre vivons-nous ? », Annie COHEN interroge : « Quels moyens avons-nous aujourd’hui de dissuader les hommes de nous violer, de

dissuader les dragueurs de nous draguer, d’empêcher nos maris de nous battre ? Quels moyens avons-nous de conquérir dans la rue un semblant de liberté ? (…) Dans quel état de guerre vivons-nous pour frôler les murs, baisser la tête, subir à longueur de vie la peur de rentrer, de sortir, de marcher, de flâner ? (…) La guerre existe et nous ne l’avons pas déclarée. A nous maintenant de nous défendre et d’y répondre. » Parmi les moyens listés,

355 D’autant que, pour les plaintes qui aboutissent aux Assises, la peine peut être lourde. La condamnation,

par exemple, par la Cour d’assises de Beauvais, de Lakdhar S, immigré, à 20 ans de réclusion criminelle sera un choc pour les avocates des victimes de viol. L’une d’entre elles, Josyane MOUTET avait plaidé : « Nous ne sommes pas là pour demander une peine de prison contre un violeur. C’est la

tâche de l’avocat général de définir une peine, au nom d’une société qui n’est pas la nôtre, à nous femmes et avec des lois qui n’ont pas été faites par nous. » in Martine STORTI, op. cit., p.238.

356 Cf. par ex. : « Femmes violées, nous le sommes par haine, par peur, par désir d’anéantissement. C’est un

beau rêve d’imaginer que cette haine s’éteindra d’elle-même, avec un changement social et des encouragements à la ‘liberté sexuelle’. Sans groupe d’auto-défense, sana appropriation d’une contre- violence de notre part, nos lendemains ne chanteront sans doute pas… », Valérie, « Viol », Les pétroleuses, 1976, n°5, p. 4.

357 A. MEDEA et K. THOMPSON y consacrent un chapitre entier. Op. cit., p. 89 - 121. 358 Monique ANTOINE n’exclut pas pour sa part tout recours au droit.

l’autrice n’exclut pas la réaction violente : « Quel est le peuple humilié et spolié qui n’ait un

jour posé le problème de son rapport à la violence et qui ne l’ait utilisé pour son compte ? (…) N’aurions-nous d’autres solutions qu’extrêmes ? - le port d’armes (…) ?, - le couvre feu décrété obligatoire pour tous les hommes de ce pays ?, - la cour d’assises ? (…)360 ».

Cette approche coexiste avec celle qui intègre le recours au droit dans une stratégie de changement.

ii. L’intégration du droit dans une stratégie de changement

Ce n’est pas tant le droit que « la logique répressive de l’appareil [judiciaire] » qui constitue un obstacle, « son système carcéral et surtout361 sa misogynie virulente362 ». La

répression du viol est dès lors au cœur du débat. Son utilité politique et idéologique est questionnée363. En 1976, la Ligue du droit des femmes précise sa position en matière de

viol : « Ce n’est pas l’emprisonnement de l’agresseur qui changera sa mentalité et qui lui

apprendra qu’une femme est un être humain. (…) La Ligue en outre refuse de se servir de l’institution carcérale. Cette solution sexiste permet sans doute à notre société de se débarrasser d’un problème qu’elle crée elle-même en fabriquant des violeurs, mais il ne s’agit que d’un leurre. (…) [les femmes veulent apparaître] comme des sujets ayant une dignité sexuelle qu’elles entendent faire respecter et exprimer clairement en renonçant à toute vengeance inutile et notamment à l’emprisonnement364. »

Certaines notent que ce débat ne se pose que pour le viol et que les opposants à la détention carcérale se réjouissent lorsque c’est un patron qui est incarcéré pour violation des règles de sécurité au travail par exemple365.

360 Op. cit.

361 En italique dans le texte.

362 Martine LE PERON, « Priorité aux violées », Questions féministes, n°3, mai 1978, réédité par les

Editions Syllepses, 2012, p. 353.

363 Par Françoise d’EAUBONNE par exemple : « Il est un fait certain que c’est plutôt paradoxal et fâcheux

d’aller chercher la justice-de-papa contre le viol-de-papa dans cette société de classe ET de sexe où règle Papa. Et que la loi la plus sévère n’a jamais dissuadé personne (…) répondre au viol par la complicité avec le scandale qu’est l’emprisonnement reste un principe insoutenable. » in : « affaire

azuelos : merci, monsieur le procureur. Pour une réponse pratique à la question du viol », Les cahiers

du GRIF, n°14/15, décembre 1976, p.75.

364 Cité in Martine LE PERON, op. cit., p. 354.

365 Marie-Odile FARGIER relève les propos tenus par des militant.e.s d’extrême gauche : « Et pourquoi pas

leur couper la tête ? Vous sentirez-vous suffisamment vengées ? (…) Vous faites donc tellement confiance à la justice de votre pays ? » op. cit., p. 12.

Progressivement cependant les positions évoluent et la « priorité [est donnée] aux violées ». Dans son article, Martine Le PERON expose les raisons qui légitiment le recours à la justice pénale. Il s’agit pour les femmes « d’affirmer leur droit à l’autonomie », « de briser la culpabilité des femmes qui permet l’occultation du viol ». Le procès aux Assises permet en outre « de dénoncer l’idéologie actuelle qui nie le viol ». L’analyse de MO. FARGIER se rapproche de ces propos : « La bataille juridique n’est qu’en moyen, un

porte-voix : poussant l’appareil judiciaire au bout de ses contradictions, en l’obligeant à poser le doigt sur la plaie, c’est la société que les femmes interpellent, c’est à tous les hommes qu’elle demande des comptes : aux violeurs d’abord, qui vivent le viol un peu comme un affairiste vit la fraude fiscale - une bonne farce, une bonne affaire ou une juste revanche - mais aussi à tous les autres, complices du violeur par le regard paillard ou réprobateur qu’ils posent sur la victime366. »

Les procès sont en effet utilisés comme tribunes pour rendre visible et dénoncer le traitement des viols par la justice pénale. Chaque procès dont le mouvement a connaissance, donne lieu à des actions de solidarité avec les victimes, de sensibilisation de l’opinion publique via les médias et les textes rédigés pour l’audience. M. Le PERON le formule ainsi : « Pour gagner dans les procès, il faut créer un rapport de force, c’est à dire

que les féministes doivent créer une solidarité et démontrer qu’il s’agit d’un problème collectif : il faut faire pression sur la justice. La « sérénité des débats » ne peut que nous desservir. Nous sommes des perturbatrices, il faut nous donner les moyens de déranger ou d’ébranler collectivement cette société367. »

Parmi ces procès, l’un d’entre eux symbolise cette stratégie. Il s’agit du procès d’Aix en Provence. Les faits à l’origine de ce procès étaient d’une particulière violence : en 1974, deux jeunes femmes belges sont victimes de viols par trois assaillants, dans le sud de la France. La violence déployée est rapportée : « Menacées de mort, d’être coupées en

morceaux, d’être jetées à la mer, rouées de coups, à bout de force, épuisées, paralysées finalement par la peur, elles « cédèrent » comme on dit et subir tous les outrages. » Elles

écrivent : « [qu’]à partir du moment où nous avons cessé de résister (…) cet abandon fut

interprété par le juge d’instruction - une femme ! - comme un consentement de notre part. Le reste ne compte pas. Notre plainte en viol fut donc réduite à coups et blessures. C’est une procédure commune en cas de viol. C’est la femme qui doit donner la preuve

366 Op. cit., p. 212. 367 Op. cit., p. 359.

matérielle des faits dont elle a été victime, la preuve la meilleure étant la mort368 ! ». Lors

de l’audience correctionnelle qui se tient en septembre 1975, les avocat.es369 des deux

victimes plaident et obtiennent l’incompétence du tribunal correctionnel pour juger des crimes de viols. Plusieurs groupes - la Ligue du droit des femmes, Psychanalyse et Politique, les Pétroleuses, le groupe français du Tribunal international des crimes contre les femmes…- ont appelé à se rassembler devant le tribunal. Ce jugement sera confirmé par la Cour d’appel d’Aix le 3 février 1976,etles accusés, finalement renvoyés devant la Cour d’assises d’Aix, seront condamnés trois ans plus tard, en mai 1978370.

L’issue de ce procès emblématique marque une victoire du mouvement féministe. Toutefois, l’avocate Josyane MOUTET appelle à la vigilance face « à la facilité avec

laquelle le système judiciaire a accueilli la campagne contre le viol. (…) Depuis quelques mois, en effet, les jugements d’incompétence se multiplient au profit des cours d’assises. La parole des femmes, enfin conquise par elles, et encore est-ce pour une avant-garde, lorsqu’elles dénoncent le viol, est portée par une presse avide de sensations, par des juges pleins de bonne conscience, par des policiers à la recherche de leur légendaire tâche de défenseurs de la fragilité et de la faiblesse. (…) Analysons cette attitude du système comme une politique du renforcement, et non de concession, car nous n’avons pas eu le temps de lutter très loin et pourtant nous commençons à « obtenir satisfaction » comme on dit. C’est que le pouvoir et sa loi virile, veulent nous détourner de nos objectifs de libération. En donnant satisfaction aux victimes de viols, la manœuvre est double : - faire croire que la loi n’est pas sexiste, puisque les violeurs seront désormais sévèrement punis. (…)

- permettre à la répression de s’appliquer avec vigueur sur (…) les violeurs de la classe la plus opprimée371. »

Une partie du mouvement féministe poursuit sans désemparer ses actions visant par ailleurs à modifier une loi pénale décriée.

368 Anne TONGLET et Araceli CASTELLANO, in Les cahiers du GRIF, n° 14/15, décembre 1976, p. 105-

106.

369 Colette de MARGUERYE assiste les avocats belges des victimes.

370 A l’issue d’un procès au cours duquel de nombreuses violences furent exercées par les soutiens des

agresseurs à l’encontre des parties civiles, de leurs familles et de leurs avocates, sans que la police, présente, n’intervienne. Cette atteinte à la sécurité des personnes et à la sérénité des débats fut dénoncée par les avocates auprès du garde des Sceaux PEYREFITTE et fit l’objet de trois questions écrites de député.e.s. Cf. Viol, le procès d’Aix, op. cit., p. 403 et s.

371 Josyane MOUTET, « Le viol », Alternatives, n°1, 1977, p. 15. Nous verrons que ce constat est toujours

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