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a L’expérience des femmes devient source de connaissance

Auparavant, les experts, hommes, - médecins, juristes, policiers -, discourraient sur les violences sexuelles. Désormais ce sont les femmes qui parlent de leurs expériences, de leur vie dite « privée319 ». Cette prise de parole rompt le consensus masculin qui s’était

établi sur les causes des violences sexuelles, leurs conséquences, leur répression. L’analyse féministe de ces violences dévoilées révolutionne l’approche de cette réalité sociale, sa connaissance, sa compréhension et les stratégies pour y mettre fin.

i. La libération de la parole des femmes victimes de violences sexuelles

A l’instar des femmes féministes américaines qui se rassemblent dans des groupes de « consciousness raising320 », les féministes se réunissent en petits groupes non mixtes et

parlent. « Ce mode de fonctionnement en petits groupes est propice à l’évocation par les

femmes du mouvement de questions intimes, qui seront ou non reprises par la suite sous forme de revendications précises. Ces espaces privilégiés de parole autorisent ainsi les

319 Or, les féministes le clameront, « Le privé est politique » ; ce faisant, elles annoncent aussi la fin de

l’impunité des hommes violents au sein de leur famille ; le paterfamilias promu par Napoléon sera bientôt déchu de ses privilèges légaux.

320 Cet outil, né pendant le mouvement pour les droits civiques des années 60, a pour but de « dire les choses

telles qu’elles sont », puis d’en comprendre les causes afin d’entreprendre les actions nécessaires pour mettre fin aux injustices.

femmes à aborder des sujets autrement tabous, tels que la sexualité et le plaisir féminin, la maternité comme contrainte, et la violence masculine. Les formes de la violence masculine sont analysées et disséquées : harcèlement verbal, pelotage, insultes sexistes, violences conjugales et familiales, violences sexuelles, etc. La mise en commun des expériences, en plus de permettre la généralisation, produit une forme de savoir, de connaissance, adossés à l’expérience individuelle321. »

Certaines dévoilent les viols dont elles ont été victimes et qu’elles ont tus ; la plupart dénoncent le terrorisme quotidien que représente la peur du viol qui limite leur liberté d’aller et venir322. Les récits portent sur toutes les formes de violence. La réalité des

violences masculines est ainsi rendue visible dans sa globalité, sa diversité et son ampleur. Les conséquences de celles-ci sur la vie des femmes sont dites. Les autrices du livre Contre le viol, les décrivent ainsi : « Si vous êtes sujette (et nombre d’entre nous le

sont) à ces sortes de viols quotidiens323, vous sentez se produire en vous une érosion graduelle - l’érosion du respect de vous-même et de votre personne privée. Vous perdez à coup sûr quelque chose quand les sifflets ou les commentaires du maçon sur son échelle vous tire de vos rêves éveillés quand vous passez devant lui. Vous perdez aussi quelque chose de votre privauté quand un jeune cadre jette un coup d’œil dans votre décolleté ou vous donne une tape familière sur les fesses. Vous perdez aussi quelque chose de vous à subir les propos de l’ivrogne de la table voisine, ceux de votre voisin dans le métro. On perd aussi son identité sous les regards des types au cinéma en plein- air, dans sa voiture324. »

La dénonciation déborde vite les groupes de conscience, elle devient publique. En mai 1972, lors des « Journées de dénonciation des crimes contre les femmes » à la Mutualité, le viol « sexuel » et « idéologique et mental » est un des principaux crimes325 dénoncé.

321 Alice DEBAUCHE, Viol et rapports de genre. Emergence, enregistrements et contestations d’un crime

contre la personne, IEP Paris, Thèse dirigée par Michel Bozon, soutenue le 13 décembre 2011, p.46.

322 « D’autres disent aussi ce à quoi elles ont renoncé pour ne pas courir de risque : les promenades

solitaires dans la lande bretonne, les voyages au long cours ou en auto-stop, les découvertes, les aventures, les libertés et les sorties sans protection masculine. ». Françoise PICQ, op. cit., p. 234.

323 Les autrices parlent ici de ce qu’elles nomment « les petits viols », l’atteinte à l’intimité sexuelle même

sans contact direct.

324 Andra MEDEA et Kathleen THOMPSON, op.cit., p. 64-65.

325 Sont dénoncés : « l'impunité des violeurs, les violences conjugales, le harcèlement sexuel, la dégradation

de l'image de la femme à travers la pornographie et la publicité sexiste, la maternité (légale ou honteuse),le travail salarié et ménager la répression de l'homosexualité. »

Chacune prend la mesure de cette oppression spécifique aux femmes. Ce dévoilement oral ou écrit326 mène à l’action, d’autant que cette parole est politique.

ii. Cette parole est politique

Parole politique car qu’elle s’appuie sur ces récits individuels pour démontrer l’oppression globale des femmes et la déconstruire. Lilian KANDEL le formule ainsi : « Il faut voir que

le MLFa été, dès le départ, et indissolublement, un mouvement social et un mouvement de pensée : on avait évidemment notre révolte à hurler, nous avions toutes vécu ou vu autour de nous des expériences d’humiliation, des avortements ou des viols soigneusement cachés (ou refoulés), mais il fallait comprendre pourquoi ce qui, nous, nous sautait aux yeux, pourquoi ces vérités qui nous aveuglaient littéralement paraissaient invisibles de tous, pourquoi elles n’étaient jamais mentionnées, étudiées, prises en compte par les savants, les penseurs, par les grandes constructions théoriques qui nous avaient nourries et aidées à penser le monde et nous-mêmes. Je veux dire que, contraintes et forcées, il fallait bien commencer à analyser, à « déconstruire » tous ces édifices – philosophiques, scientifiques, théoriques, religieux aussi – auxquels nous nous heurtions et que l’on nous opposait sans cesse327. »

Cette déconstruction passe par l’écrit. Toutes les formes d’écrits : slogans328, dessins,

caricatures, livres, articles dans la presse généraliste, articles dans les revues féministes qui naissent et se multiplient pendant toute la décennie. Arrêtons-nous sur certains de ces textes.

Le premier, déjà mentionné, ouvre la décennie. En 1970, paraît le numéro 54-55 de la revue Partisans329 dans lequel figure un texte intitulé « Le viol » et signé d’un seul

prénom : Emmanuelle. L’autrice décrit le viol qu’elle a subi en l’inscrivant dans le contexte plus large des relations hommes/femmes. Elle séquence l’enchaînement des agissements de l’auteur du viol, Marc, du premier contact au viol, en les resituant globalement : « Je

326 Dans des articles de presse, des livres, tel que celui de Marie-Odile FARGIER, (op.cit.,) rapportant la

parole des femmes.

327 Nicole MOSCONI, « Liliane Kandel, Génération MLF », Travail, genre et sociétés 2010/2 n° 24. p. 13. 328 « Une femme sans homme, c’est comme un poisson sans bicyclette », « viol de nuit, terre des hommes »,

« Ras le viol », « Quand une femme dit non, ce n’est pas oui, c’est non », « Viol de gauche, viol de droite, même combat », présentés in Corinne APP et al., 40 ans de slogans féministes. 1970/2010. Edition IXè, 2010.

329 Libération des femmes, année zéro, Maspéro, p. 10-18. Sur les conditions de sa parution et ses

conséquences, V. Christine DELPHY, « Nos amis et nous. Les fondements cachés de quelques discours pseudo-féministes », Questions féministes, n°1, p. 47-48.

n’aime pas me « faire aborder ». Cela ne poserait pas de problème si les hommes et les femmes étaient égaux, si les relations entre les sexes étaient réciproques. Mais actuellement, ce n’est pas un moyen « comme un autre » de faire connaissance car c’est un moyen qui pose la femme avant tout comme objet sexuel. La plupart des hommes qui abordent une femme n’attendent pas qu’elle ait manifesté le moindre désir, qu’elle ait soutenu leur regard ni même qu’elle les ait vus330 ».

L’autrice accepte de prendre un café : « Puis il a insisté en me suivant. La force de son

insistance s’ajoutant à la force de ma solitude, j’ai répondu. (…) Alors a commencé l’escalade. « Je connais un café un peu plus loin », me dit-il. De fait, c’est à sa voiture qu’il m’emmène ; il m’en ouvre la porte sans me demander mon avis.

C’était le premier indice de sa volonté de puissance. Cela aurait du me suffire pour refuser de pénétrer dans sa voiture. Malheureusement les femmes sont habituées à ne pas être choquées de ce de ce que les hommes fassent continuellement pression sur elles. Je ne me rendais pas compte qu’entre ce genre d’abus - constant - et le viol il n’y a qu’une différence de degré et non de nature. »

Emmanuelle analyse le conditionnement social des femmes et les codes implicites à l’œuvre dans les relations hommes/femmes. Pour refuser de monter dans sa voiture, elle ne donne pas les véritables raisons (crainte d’être agressée) mais des prétextes matériels. « Ayant parfaitement compris le sens réel de ma résistance, il répondit à cette

objection sous-jacente en invoquant lui aussi ma prétendue liberté ». (…) Son chantage consistait à ridiculiser ma crainte d’être traitée comme un objet sexuel. « Je ne vais pas vous manger », c’est à dire : ce sont des craintes de petite fille. Les hommes ne sont pas « méchants ». Autrement dit : vous êtes libre. Si vous montez dans ma voiture, vous réalisez cette liberté. (…) J’ai cru au discours hypocrite du jeune homme, j’ai cru que j’étais libre parce que voulais l’être, je voulais pouvoir rentrer dans la voiture d’un inconnu dans la seule intention d’aller prendre un café et que cette intention soit prise pour ce qu’elle était. »

L’intention de l’homme est bien de la violer. « Il s’agissait d’une décision331 qui n’a été modifiée ni par mon attitude générale, ni par mes affirmations, ni par mon refus physique. » Emmanuèle ne déposera pas plainte devant les institutions judiciaires. Son

330 En italique dans le texte. 331 En italique dans le texte.

récit vaut pourtant bien saisine de la société, tant il interroge sur la confusion, que le violeur entretient, entre relation sexuelle et viol.

Le droit d’accès des hommes au corps des femmes, un autre violeur le formulera ainsi : « Elle n’était pas vierge, elle n’était pas none, j’avais le droit332. » L’homme qui parle est

un étudiant, militant, immigré. Lors d’une réunion du comité de soutien aux occupants d’un foyer de travailleurs immigré menacés d’expulsion, il rencontre Maï, elle-même immigrée d’origine vietnamienne et militante notamment au MLF. Dans un texte, intitulé « Au nom de la révolution », Annie COHEN dénonce la complicité des « révolutionnaires » avec leurs « compagnons » auteurs de viol : « Ils veulent nous

interdire de lutter, pour nous-mêmes, sous prétexte que notre lutte peut porter atteinte à la « lutte principale ». C’est ce qui nous a été dit au foyer des travailleurs immigrés333. »

MAÏ écrira, elle aussi. Dans un numéro spécial, Les femmes s’entêtent… Perturbation ma

sœur, publié par Les temps modernes en avril mai 1974334. Son article « Un viol si

ordinaire, un impérialisme si quotidien » fait le parallèle entre l’oppression des femmes et celle des peuples colonisés. Comme Emmanuèle auparavant, Maï décrit l’enchaînement de ce que la société nomme « drague », au viol. Elle choisit également de ne pas saisir les institutions judiciaires mais, accompagnée de femmes du MLF, d’intervenir à une réunion du comité « pour l’y dénoncer et poser le problème suivant : “Comment peut-on

être à la fois révolutionnaire et violeur ?“ » Elles y lisent un communiqué de presse

dénonçant le viol et sont confrontées aux refus de certains « révolutionnaires » : « Parler

du viol dans ce cadre, c’est nuire à la lutte principale des travailleurs immigrés », « Le viol est une affaire d’individu à individu, ne regardant pas les problèmes de la collectivité ». Le

caractère politique du viol n’est pas admis, ni la légitimité de sa dénonciation. « Les

femmes venues pour dénoncer le viol sont insultées (« merdeuses ») et invitées à « retourner à [leurs] cuisines335 ».

Le troisième texte illustrant cette décennie de lutte contre le viol et les violences sexuelles est un336 Manifeste publié en prévision des « 10 heures contre le viol » à la mutualité, le

332 Propos rapportés par Annie de Pisan in Annie de PISAN et Anne TRISTAN, Histoires du M.L.F.,

Calmann-Levy, 1977, p. 161 - 163.

333 Tribune libre publiée dans Libération, jeudi 8 novembre 1973.

334 In Les femmes s’entêtent, réédition Gallimard, collection Idées, p. 188 - 210. 335 Cf. le récit qui est fait de cette réunion in Annie de PISAN, op. cit., p. 161 - 163.

336 Plusieurs textes circulaient. Celui qui a été publié dans le journal Libération le 16 juin 1976 est resté dans

samedi 26 juin 1976337. Parmi les 6 points listés338, le troisième porte spécifiquement sur

la prise en compte judiciaire du viol pour la critiquer : « LE VIOL N’EST PAS PUNI EN TANT

QUE CRIME CONTRE LES FEMMES. La loi dit : le viol est un crime. Dans les faits, il n’est

jamais reconnu comme un crime contre une femme. Il est parfois reconnu comme un crime contre le propriétaire de la femme. L’accès des hommes au corps des femmes est pour chaque homme un droit qui n’est limité que par la propriété exercée par un autre homme sur une femme. La femme qui n’a pas de propriétaire est la propriété de tous. »

Dans ces trois textes, aucune revendication de nature législative n’apparaît. Nous verrons que le recours au droit est une question vivement débattue au sein du mouvement des femmes. En revanche, le rôle et la signification du viol dans la société sont déconstruits. La campagne contre le viol se développe et l’on mesure sa portée par les réactions violentes qu’elle suscite, par les injures et les menaces contenues dans le courrier des lecteurs de Libération ou du Nouvel observateur après chaque article sur le viol.

Cette campagne s’appuie aussi sur les procès qui se multiplient. Chaque procès est l’occasion d’un rassemblement de femmes venues soutenir la victime, de textes, de communiqués de presse, de pétitions. Le traitement judiciaire du viol est sous surveillance. Des féministes, des juristes pour la plupart avocates investies dans ces procès, développent une critique féministe du droit pénal.

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