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Les femmes victimes de violences sexuelles masculines
confrontées au droit pénal de fond
Catherine Le Magueresse
To cite this version:
Catherine Le Magueresse. Les femmes victimes de violences sexuelles masculines confrontées au droit pénal de fond. Droit. Université Panthéon-Sorbonne - Paris I, 2018. Français. �NNT : 2018PA01D069�. �tel-03112955�
U
NIVERSITE DEP
ARIS1-P
ANTHEONS
ORBONNEF
ACULTE DE DROITÉ
COLE DOCTORALE DE DROIT DE LA SORBONNEL
ES FEMMES VICTIMES DE VIOLENCES SEXUELLES MASCULINES
CONFRONTEES AU DROIT PENAL DE FOND
Thèse pour le doctorat en droit
présentée et soutenue publiquement le 17 décembre 2018
par
Catherine L
EM
AGUERESSESous la direction de
Christine L
AZERGESMembres du jury
Diane R
OMANProfesseure à l'Université de Tours Rapporteure
Audrey D
ARSONVILLEProfesseure à l'Université de Lille Rapporteure
Olivier C
AHNProfesseur à l'Université de Tours Assesseur
Mathieu J
ACQUELINMaître de conférences à l'Université Paris 1 Panthéon Sorbonne Assesseur
Christine LAZERGES
Professeure émérite de l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, ancienne présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme
L'université de Paris I n'entend donner aucune approbation ni improbation aux opinions émises dans les thèses ; ces opinions doivent être considérées comme propres à leurs auteurs.
Dédicace
A celles qui, victimes de violences masculines, prennent la parole pour les dévoiler et faire cesser l’impunité,
Aux personnes qui les écoutent, les soutiennent, les accompagnent, sont les porte-voix d’une demande de justice,
A celles qui, luttant pour une société sans violence, sont porteuses d’espoir pour l’humanité.
Remerciements
J’adresse mes remerciements aux membres de mon jury de thèse.
Mesdames Audrey Darsonville et Diane Roman ont accepté d’être rapporteures et je m’en réjouis tant leurs travaux et leur engagement ont accompagné mon propre cheminement à travers cette thèse.
J’exprime également ma reconnaissance à Messieurs Olivier Cahn et Mathieu Jacquelin, assesseurs, pour leur disponibilité et le temps consacré à la lecture de ce travail.
Mes remerciements s’adressent enfin à Christine Lazerges pour la confiance qu’elle n’a jamais cessé de m’accorder, pour ses encouragements réitérés et pour m’avoir associée, de Goutelas aux Archives de politique criminelle, à des projets qui ont nourri mes réflexions.
Ma vie de juriste a commencé à l’université de Paris X-Nanterre où Marie-Thérèse Lanquetin et Antoine Lyon-Caen m’ont initiée à une lecture critique du droit qui n’est pas étrangère au présent travail.
Cette lecture critique du droit s’est approfondie lors des deux années passées à l’université de droit de Harvard en tant que Visiting Fellow du Human rights program où je me suis enrichie des échanges avec Dominic Mac Goldrick et des autres Fellows.
Le cours « Women, violence and the law » de Diane Rosenfeld m’a par ailleurs permis de mesurer l’importance de ces enseignements et la nécessité de les enseigner.
Je les en remercie.
Je remercie également Elizabeth Sheehy pour l’ensemble de ses travaux et pour la générosité avec laquelle elle partage son savoir.
Enfin, ce travail doit considérablement à l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT) où j’ai eu le privilège de travailler pendant quinze années, et à l’une de ses fondatrices, Marie-Victoire Louis.
Tout au long de cette traversée, j’ai eu la chance d’être soutenue par la sororité, l’amitié et l’amour de mes proches. Vous êtes le sel de ma vie.
Avertissement
« Le genre masculin ne sera plus regardé, même dans la grammaire, comme le genre le
plus noble, attendu que tous les genres, tous les sexes et tous les êtres doivent être et sont également nobles. »
Requête des dames à l’Assemblée nationale adressée à la Législative Printemps 17921
« La suprématie masculine est fusionnée au langage, de sorte que chaque phrase la
proclame et la renforce2. »
Andréa Dworkin Dans sa « petite histoire des résistances de la langue française », Non le masculin ne
l’emporte pas sur le féminin !, Eliane VIENNOT analyse comment la masculinisation de la
langue française au 17e siècle est une entreprise délibérée visant à exclure les femmes
du savoir et du pouvoir. Cette règle, « Le masculin l’emporte sur le féminin », entendue pendant toute la scolarité et au delà, résonne singulièrement lorsque l’on travaille sur les violences masculines à l’encontre des femmes. Les femmes sont sommées se plier aux contraintes de cette langue et de participer à leur propre effacement. Les hommes reçoivent, dès le plus jeune âge, le message d’une supériorité masculine. Une recherche portant sur les violences sexuelles masculines à l’encontre des femmes ne saurait donc perpétuer cette domination langagière.
Dans le même esprit, je n’emploie pas le « nous » d’humilité habituellement usité. Ce « nous » n’a pas le même sens pour les hommes, héritiers de siècle de domination patriarcale, que pour les femmes qui n’ont pu dire « je » que très récemment.
La langue, comme le droit, permet de nommer une réalité. « Toute langue porte une
vision du monde. Sous le descriptif sourd le prescriptif3 ». Je tente donc ici d’écrire dans
une langue où les femmes ont toute leur place.
1 Cité par Eliane VIENNOT, Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin. Petite histoire des résistances
de la langue française, éd. iXè, 2017, p. 72.
2 Andréa DWORKIN, Souvenez-vous, résistez, ne cédez pas, Anthologie, Syllepse, 2015, p. 101. 3 Nicolas DISSAUX, « Langue de poids », D. 2015, éditorial, p. 2121.
Résumé en français
En dévoilant les violences sexuelles qu’elles subissent, les femmes exposent les droits que
les hommes auteurs de ces violences, s’arrogent sur leur personne et les pouvoirs dont ils
disposent. L’intervention du droit pénal dans ce domaine implique donc un positionnement
du législateur puis des magistrat.es quant à ces droits et pouvoirs. L’objet de cette
recherche est d’une part d’analyser, dans une perspective critique féministe, comment le
droit pénal et les institutions judiciaires appréhendent des violences sexuelles masculines
telles que le viol, l’agression sexuelle et le harcèlement sexuel. Puis, d’autre part, en
s’appuyant sur le droit international et sur une approche comparatiste, de réfléchir aux
changements légaux et de politique pénale nécessaires afin que les femmes victimes de
violences sexuelles masculines puissent compter sur un droit pénal plus juste.
Mots-clés en français
Violences sexuelles, viol, agression sexuelle, harcèlement sexuel, droit pénal, droit
comparé, traitement juridique des violences sexuelles, critique féministe du droit
Abstract
By disclosing the sexual violence they endure, women expose the rights that perpetrators
claim and the power they wield. Penal law dealing with sexual violence therefore requires
that legislators and judges take a stand as to those rights and power. This research
analyzes, from a feminist perspective, how penal law and the legal system comprehend
sexual violence such as rape, sexual assault and sexual harassment. Relying on
international law and a comparative approach, it considers how our legal system could be
changed to provide justice for women.
Keywords
Sexual violence, rape, sexual harassment, penal law, comparative law, legal treatment of
sexual violence, feminist critique of law.
Résumé
et mots‐clés – Abstract and keywords ... 11
Sommaire
... 15
Liste
des abréviations ... 19
Introduction
... 23
Partie I. Les femmes victimes de violences sexuelles masculines à l’épreuve du
droit
pénal de fond ... 39
Titre I. la traduction en droit pénal des réalités vécues par les femmes victimes de violences sexuelles masculines : une (dis)qualification légale ... 43Chapitre ). Le droit issu du Code pénal de ... Chapitre )). Les changements introduits par le nouveau Code pénal ... Titre II. L’application des dispositions légales par les juridictions : une (dis)qualification judiciaire des violences sexuelles masculines ... 231
Chapitre ). Les contours judiciaires du droit des hommes à disposer des femmes ... Chapitre )). Le régime de qualification pénale des infractions « sexuelles » dérogatoire au droit commun ...
Partie II. Vers un droit pénal plus juste pour les femmes victimes de violences
sexuelles
masculines ? ... 371
Titre I. Le lent mouvement vers une amélioration de la prise en compte juridique des femmes victimes de violences sexuelles par le droit international onusien et le droit européen ... 375Chapitre ). La prise en compte des violences sexuelles masculines commises à l encontre des femmes par le droit international onusien ... Chapitre )). La prise en compte des violences sexuelles masculines commises à l encontre des femmes par le droit européen ... Titre II. Propositions pour un droit pénal de fond plus juste pour les femmes victimes de violences sexuelles masculines ... 493
Chapitre ). Les récents changements dans l approche juridique des violences sexuelles masculines à l encontre des femmes : un bilan contrasté ... Chapitre )). A quelles conditions les femmes victimes de violences sexuelles masculines trouveront elles justice ? ...
Conclusion
générale ... 653
Bibliographie
... 663
Index...
715
AGNU ... Assemblée générale des Nations Unies AJIL ... American journal of international law AJ pénal ... Actualité juridique de droit pénal Al. ... Alinéa
ALD ... Actualités législatives Dalloz AN ... Assemblée Nationale
Arch. pol. crim. ... Archives de politique criminelle Art. ... Article
Ass. plén. ... Assemblée plénière
ASEAN ... Association des nations de l'Asie du Sud-Est
AVFT ... Association européenne contre les Violences faites aux Femmes au Travail
BDIC ... Bibliothèque de documentation internationale contemporaine BICC ... Bulletin d’information de la Cour de cassation
BMD ... Bibliothèque Marguerite Durand BO ... Bulletin officiel
Bull. crim. ... Bulletin des arrêts de la Cour de cassation (chambre criminelle) CAHFM ... Comité pour l’égalité entre les femmes et les hommes
CAHVIO ... Comité ad hoc pour prévenir et combattre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique
Cass. crim. ... Cour de cassation (Chambre criminelle) Cass. soc. ... Chambre sociale de la Cour de cassation CCF ... Commission de la condition de la femme
CCPCJ ... Commission pour la prévention du crime et la justice pénale CDEG ... Comité directeur pour l’égalité entre les femmes et les hommes CDH ... Conseil des droits de l’homme
CEDEF ... Convention pour l’élimination des discriminations à l’égard des femmes CEDH ... Cour européenne des droits de l’homme
CEPEJ ... Commission européenne pour l’efficacité de la justice du Conseil de l’Europe
C. cass. ... Cour de cassation Cf. ... Confer
CFCV ... Collectif Féministe Contre le Viol Chr. ... Chronique
Circ. ... Circulaire
CJUE ... Cour de justice de l’Union européenne
CJWL/RFD ... Canadian Journal of Women and the Law/Revue Femmes et droit Comm. ... Commentaire
CNCDH ... Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme Cons. const. ... Conseil constitutionnel
Conv. EDH ... Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales
C. pen. ... Code pénal
D. ... Recueil Dalloz Déc. ... Décision
DDD ... Défenseur des droits Dir. ... Sous la direction de Doc. ... Document
Doctr. ... Doctrine
Dr. pen. ... Revue Droit pénal
DUDH ... Déclaration universelle des droits de l’homme ECOSOC ... Conseil économique et social de l’ONU EPU ... Examen périodique universel
Fasc. ... Fascicule
FIJAISV ... Fichier Judiciaire Automatisé des Auteurs d'Infractions Sexuelles ou Violentes
Gaz. Pal. ... Gazette du Palais
GREVIO ... Groupe d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique
HCEFH ... Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes
Ibid. ... Ibidem In ... Dans
Infra ... Voir ci-dessous
I. R. ... Informations rapides (du Recueil Dalloz) J-Cl. ... Juris-Classeur
JCP ... Juris-Classeur périodique, ou Semaine juridique JDJ ... Journal du droit des jeunes
JO ... Journal officiel JR ... Justice restaurative L. ... Loi
MIPROF ... Mission interministérielle de protection des femmes contre les violences et de lutte contre la traite des êtres humains
MPC ... Model Penal Code NCP ... Nouveau Code pénal Obs. ... Observations
OIT ... Organisation internationale du travail OMCPG ... Ordre, Menace, Contrainte, Pression Grave
ONDRP ... Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales ONG ... Organisation non gouvernementale
ONU ... Organisation des Nations Unies
Op. cit. ... Opus citatum (œuvre citée)
Ord. ... Ordonnance p. ... Page Préc. ... Précité
QPC ... Question prioritaire de constitutionnalité
REGINE ... Recherche et Etudes sur le Genre et les Inégalités dans les Normes en Europe
Rép. ... Répertoire Req. ... Requête Rés. ... Résolution
Rev. sc. crim ... Revue de sciences criminelles RTDCiv ... Revue trimestrielle de droit civil RTDE ... Revue trimestrielle de droit européen SDN ... Société des nations
Somm. ... Sommaire
SSCS ... Signal social conventionnel de séduction
Supra ... Voir ci-dessus
TFUE ... Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne TGI ... Tribunal de grande instance
UE ... Union européenne
UFF ... Union des Femmes Françaises V. ... Voir
VCMS ... Violence, contrainte, menace, surprise
VMEF ... Violences masculines à l’encontre des femmes Vol. ... Volume
VSM ………Violences sexuelles masculines
« Le problème, c’est qu’on nous laisse croire que nous sommes égales4»
Stéphanie DS « Cette violence masculine à l'encontre des femmes est universelle. Et si elle existe et de
manière si massive au sein de sociétés aussi différentes que les sociétés esclavagistes, féodales, théocratiques, capitalistes, socialistes, c'est qu'il existe bien un système commun à toutes ces structures - que l'on peut nommer patriarcat - et qui les transcende. Cette universalité s'explique par la nécessité pour toutes les sociétés de rester en mesure de contrôler les différents usages des corps des femmes, dans ses fonctions reproductives et productives. Celles-ci, loin d'être figées, évoluent au gré des intérêts et des cultures des sociétés concernées. Cette approche, qui rend indispensable l'analyse historique et donc politique du contexte dans lequel ces violences se manifestent, ne saurait cependant être utilisée pour les relativiser au nom de l'histoire, de la culture, de la politique. La souffrance d'une petite fille excisée, violée, prostituée, battue est la même à Bangkok, Alger, Paris. L'injustice que représente la polygamie aussi. La seule différence - et elle est de taille - tient au regard porté sur cette violence5. »
Marie-Victoire LOUIS Polytechnique, Montréal, 6 décembre 1989.
Le 6 décembre 1989, Marc Lépine pénétrait, armé d’un fusil, dans les locaux de l’Ecole Polytechnique de Montréal (Canada). Il séparait les femmes des hommes et assassinait quatorze étudiantes en génie mécanique en criant : « j’hais les féministes. Vous êtes une
bande de féministes. » Dans une lettre retrouvée sur lui, il expliquait qu’il avait « décidé d'envoyer Ad Patres les féministes qui m'ont toujours gâché la vie. (…) Elles veulent conserver les avantages des femmes (ex. assurances moins cher, congé de maternité prolongé précédé d'un retrait préventif, etc.) tout en s'accaparant de ceux des hommes6. »
4 Cette phrase fut prononcée par une jeune femme, vendeuse dans un magasin de chaussures, victime du
harcèlement sexuel de son employeur lors de sa première expérience professionnelle. Par ces quelques mots, elle expose le mensonge de notre société patriarcale.
5 Marie-Victoire LOUIS, « Les violences masculines contre les femmes : Évolution des recherches et des
questionnements féministes », in Des silences…et des violences, Réseau "Actualités Femmes Liège", 1996, p. 10 - 24. Les notes ont été supprimées. Le texte est accessible en ligne :
http://www.marievictoirelouis.net/document.php?id=934&themeid=
6 Après cet assassinat, il se tua. La police trouva sur lui une liste de féministes qu’il prévoyait de tuer et une
La dimension politique de cet acte de terrorisme à l’encontre des femmes, perçues comme des féministes simplement parce qu’elles étudiaient dans une filière « ingénieur »7, fut contestée dès que la nouvelle du massacre fut connue8.
Weinstein, Etats Unis d’Amérique, 20179. « La manada », Espagne, 201810. #Metoo,
Monde, 201811. #Balance ton porc, France, 201812.
Le monde est secoué par la parole des femmes victimes de violences sexuelles. Une parole directe qui décrit une réalité dans ses propres termes, sans la médiation du droit. Rapidement, la réaction s’organise contre cette déferlante. Il est urgent de contenir le mouvement, de nier l’ampleur et la gravité de ce qu’il révèle : les femmes sont quotidiennement exposées à différentes formes de violences sexuelles et l’immense majorité des agresseurs ne répondront jamais de leurs actes.
Alors que les demandes portées par cette parole sont de redéfinir les relations entre les femmes et les hommes et de mettre fin aux violences masculines faites aux femmes, il est répondu « délation », « liberté d’importuner13 », « déposez plainte ».
Failli disparaitre aujourd'hui. Le manque de temps (car je m'y suis mis trop tard) à permis que ces féministes radicals survives. »
7 Lire notamment Andréa DWORKIN, « Tuerie à Montréal », in Pouvoir et violence sexiste, Editions
Sisyphe, Montréal, 2007, p. 23-27.
8 Cf. Louise MALETTE et Marie CHALOUH (dir.), Polytechnique, 6 décembre, Les éditions du
remue-ménage, 1990, 191 p. et Mélissa BLAIS, « J’haîs les féministes », Les éditions du remue-remue-ménage, 2009, 220 p.
Certains tentent même de réhabiliter Marc Lépine. Cf. Micheline CARRIER, « Des hommes veulent réhabiliter Marc Lépine », Sisyphe, http://sisyphe.org/spip.php?article226.
9 Nom du producteur de cinéma inculpé à New York pour viol et agression sexuelle, le 25 mai 2018. C’est un
article du New York Times du 5 octobre 2017 qui avait révélé les faits. Une dizaine d’actrices ont ensuite témoigné de ses agissements.
10 « La meute » en espagnol, est le nom whatsapp que s’était donné un groupe de jeunes hommes, âgés de 27
à 29 ans, ayant pour projet « de baiser une fille à 5 ». Ils s’étaient filmés en train de violer une jeune femme de 18 ans lors des fêtes de San Firmin et avaient posté la vidéo sur leur conversation de groupe. Leur condamnation en avril 2018 sur le fondement d’un « abus sexuel » et non d’un viol collectif, suscita une vague d’indignation et de critiques, et conduisit la ministre de la justice à annoncer une réforme de la définition de l’incrimination de viol.
11 Lancé en 2006 par l’activiste Tarana BURKE (EU), le mot dièse metoo s’est développé après l’affaire
Weinstein. A travers le monde, des millions de femmes ont témoigné qu’ « elles aussi » avaient été victimes de violences sexuelles.
12 Lancé en France, le 13 octobre 2017 par la journaliste Sandra MULLER, et s’inscrivant dans la continuité
du mouvement outre atlantique, le mot-dièse « Balance ton porc » accueille les témoignages de victimes de violences sexuelles.
13 Cf. le titre de la tribune rédigée par l’écrivaine Catherine MILLET et al., « Nous défendons une liberté
d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle », signée par un collectif de cent femmes et publiée par
La dimension politique des violences commises par des hommes à l’encontre de femmes est occultée au profit d’une analyse individualisante et psychologisante14, laquelle est
insuffisante pour rendre compte de l’omniprésence et de la diversité de ces violences. Quelles sont-elles ? Certaines formes de violences sont universelles, - violence physique15, psychologique, viol, agression sexuelle, harcèlement sexuel, exhibition
sexuelle, prostitution, pornographie -, d’autres sont spécifiques à certains contextes culturels, - mutilations génitales féminines16, femmes dites « girafes », avortements
sélectifs des fœtus de sexe féminin - … « Toutes ces données ou estimations suggèrent
que ces violences ne sont pas anecdotiques, isolées, extraordinaires, spectaculaires, inexplicables ; elles suggèrent l’aspect répétitif, mécanique, voire banal de ces violences. Elles sont prévisibles, relativement stables, elles font partie du fonctionnement ordinaire de nos sociétés, même si elles font de plus en plus l’objet de réprobation sociale et de sanction légale. Elles suggèrent une dimension systémique, elles font système17. » Elles
interdisent aussi d’expliquer les violences par des caractéristiques propres aux agresseurs ou aux victimes.
Parmi toutes ces formes de violences, trois formes de violences sexuelles seront l’objet de cette recherche : le crime de viol, les délits de harcèlement sexuel et d’agression sexuelle.
Réalité des violences sexuelles masculines à l’encontre des femmes
En France, la connaissance du nombre de femmes victimes de violences sexuelles commises par des hommes s’avère difficile. Les chiffres disponibles18 ne concernent que
certaines formes de violence ou des violences commises dans un contexte spécifique
14 L’infracteur est notamment décrit comme victime de sa « passion » ou de ses « pulsions », un malade. 15 Les violences dans le couple sont la première cause de mortalité des femmes âgées de 19 à 44 ans dans le
monde, devant la guerre, le cancer et les accidents de la route. Communiqué de presse du Conseil de l’Europe, 24 novembre 2009, n°883(2009).
16 Encore qu’il faille nuancer : les femmes européennes ont aussi connu l’ablation de leur clitoris lorsqu’elles
étaient jugées hystériques ; V. « La clitoridectomie comme traitement contre l’onanisme dans l’Europe du 19e siècle » :
http://pelenop.overblog.com/pages/La_clitoridectomie_comme_traitement_contre_lonanisme_dans_l_E urope_du_19eme_siecle-1160265.html
17 Ludovic GAUSSOT, « Les violences sexuées et sexuelles en tant que système », in Lydie BODIOU,
Frédéric CHAUVAUD, Ludovic GAUSSOT, Marie-José GRIBOM et Myriam SORIA (sous la dir.),
Le corps en lambeaux. Violences sexuelles et sexuées faites aux femmes, Presses Universitaires de
Rennes, Collection Histoire, 2016, p. 147.
18 Voir par exemple, Ministère de la famille, de l’enfance et des droits des femmes, Chiffres clefs vers
(couple, travail, espace public) ; ils amalgament les violences commises contre des mineures ou des majeures ou ne portent que sur une période de vie restreinte (l’année ou les deux années précédentes). La statistique publique s’intéresse en outre peu19 à cette
réalité20. Pour la cerner, nous disposons de deux21 sources principales : une enquête de
victimation dite « Enquête Cadre de Vie et Sécurité (CVS) » et une enquête « Contexte de la sexualité en France ».
Selon l’enquête CVS22, environ 84 000 femmes âgées de 18 à 75 ans (soit 0,4% des
femmes) sont chaque année victimes de viols ou de tentatives de viol23. A ce chiffre
s’ajoutent celles qui déclarent avoir été victimes d’agressions sexuelles (« d’attouchement sexuel » selon la terminologie employée par l’enquête24) soit pour la période 2012/2013,
266 00025 femmes (1,2%)26 et de harcèlement sexuel. Pour cette forme de violence, les
19 A titre d’exemple, Parmi quatre publications de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses
pénales (ONDRP) (10 numéros de Flash Crim, 8 numéros de la Note de l’ONDRP, 39 numéros de
Grand Angle, 32 numéros de Repères) soient 89 numéros, on ne dénombre que 4 numéros portant sur
les violences sexuelles masculines à l’encontre des femmes : Marine VALZER et Aurélien LANGLADE, « Les viols commis à Paris en 2013 et 2014 et enregistrés par les services de police »,
GA 37, janvier 2016 ; Cyril RIZK, « Éléments de profil des hommes et des femmes de 18 à 75 ans
ayant déclaré avoir été victimes de violences physiques ou sexuelles sur deux ans par conjoint cohabitant », Repères n°31, mars 2016 ; Cyril RIZK, « Le profil des personnes de 18 à 75 ans s'étant
déclarées victimes de violences physiques ou sexuelles par conjoint ou ex conjoint sur 2 ans lors des enquêtes "cadre de vie et sécurité" INSEE-ONDRP de 2008 à 2012 », Repères n° 18, octobre 2012 ; Cyril RIZK, « Violences physiques ou sexuelles au sein du ménage », Repères n° 15, juillet 2011.
20 Cette observation - également valable pour les statistiques relatives aux condamnations pénales
prononcées (cf. infra) - est politiquement signifiante : la statistique publique a aussi pour fonction de guider l’action publique. Un Etat qui se prive de la connaissance quantitative d’une réalité est en général peu enclin à agir sur celle-ci.
21 Une autre enquête, dénommée VIRAGE, existe. Réalisée par l’INED en 2015, les premiers résultats ont
été diffusés en novembre 2016. V. Christelle HAMEL et al. « Viols et agressions sexuelles en France : premiers résultats de l’enquête Virage », Population et sociétés, n°538, nov. 2016.
V. aussi : La lettre de l’Observatoire national des violences faites aux femmes, « Violences sexuelles et violences conjugales : combien de victimes ? », n°1 novembre 2013 ; « Violences faites aux femmes : les principales données », n°8, novembre 2015.
22 L’INSEE et l’OND se sont associés pour mener chaque année une enquête de victimation auprès de la
population française. La première enquête a été réalisée en 2007.
23 Et 14 000 hommes, soit 0,1% de la population de référence.
24 La question posée est la suivante : « [Au cours des deux années civiles précédentes], en dehors des
personnes qui vivent actuellement avec vous, est-il arrivé qu’une personne vous oblige à subir des attouchements sexuels ou avoir un rapport sexuel contre votre volonté, ou qu’elle tente de le faire ? »
Il faudrait donc ajouter le chiffre de celles qui ont été victimes d’agression sexuelle de la part de leur conjoint.
25 Chiffre duquel doit être retranché le chiffre des femmes déclarant avoir été victime d’un viol ; la question
ne distinguant pas entre ces deux formes de violence, cf. Rapport 2014 de l’ONDRP, « Victimation personnelle et opinions sur la sécurité mesurées lors des enquêtes "Cadre de vie et sécurité" de 2008 à 2014 ».
chiffres oscillent entre 20% des femmes actives (18 - 64 ans)27 ayant été victimes au
cours de leur vie professionnelle et 60 à 75% des femmes âgées de plus de 15 ans28.
Selon l’autre enquête « Contexte de la sexualité en France »29, ces violences ont
concerné 20,4 % des femmes et 6,8 % des hommes âgés de 18 à 69 ans.
Ces enquêtes sont complétées par des sondages réalisés ponctuellement sur une forme de violence, telle, par exemple, que celle qui est perpétrée dans les transports en commun. Selon l’étude menée par le Haut conseil à l’égalité, « 100% des utilisatrices des
transports en commun ont été victimes au moins une fois dans leur vie de harcèlement sexiste ou agressions sexuelles, conscientes ou non que cela relève de ce phénomène30. »
Si l’on cumule les diverses formes de violence, toutes les femmes ont été, à un ou à plusieurs moments de leur existence, confrontées à une forme de violence31. Pourtant,
elle reste, nous le verrons, d’une ampleur et d’une gravité sous - évaluée par les institutions.
Elles sont aussi, comparativement à d’autres infractions, - les infractions aux biens par exemple - sous - dénoncées. Selon l’enquête CVS 2010- 201532, la moitié des femmes
victimes (51%) n’effectue aucune démarche, quelle qu’en soit la nature : auprès des
26 Selon l’INSEE, le taux de victimation des femmes (18 - 75 ans) ayant subi des « gestes déplacés » est de
4,3% soient 964 000 femmes victimes en 2010 et/ou 2011. Tableau n°1, INSEE Première, novembre 2013, n°1473, 4 p.
27 Selon l’Enquête sur le harcèlement sexuel au travail réalisée par l’IFOP en 2014 pour le Défenseur des
droits. Le harcèlement sexuel est restrictivement défini comme une « situation principalement
caractérisée soit par des gestes et propos à connotation sexuelle répétés soit par un environnement de blagues à caractère sexuel. » Ce pourcentage représente environ 2 millions de femmes actives.
28 European Union Agency for Fundamental Rights, Violence against women : an EU-wide Survey, 2014, p.
99. Cette disparité s’explique notamment par la différence d’échantillon (femme active 18 - 64 ans v/s femme de plus de 15 ans) et par la définition du harcèlement sexuel retenue.
29 Enquête menée par l’INSERM et l’INED en 2006, à l’initiative de l’agence nationale de recherche sur le
SIDA ; elle a permis de mesurer le nombre de personnes ayant subi des « rapports sexuels forcés ou des tentatives » au cours de leur vie, Nathalie BAJOS, Michel BOZON et l’équipe CSF, « Les violences sexuelles en France : quand la parole se libère », Population et Sociétés, n°445, mai 2008, 4 p.
Cette enquête, s’appuyant sur le même questionnaire que celui retenu dans l’enquête ENVEFF et sur une méthodologie comparable, s’expose aux critiques formulées au sujet de l’ENVEFF :
http://www.marievictoirelouis.net/document.php?id=888&themeid=#tocto2n3.
30 Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, Avis sur le harcèlement sexiste et les violences
sexuelles dans les transports en commun », Avis n°2015-04-16-VIO-16 publié le 16 avril 2015.
31 A fortiori si l’on prend en compte les violences sexuelles commises à l’encontre de mineures.
32 Cité par le Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, Avis pour une juste condamnation
sociétale et judiciaire du viol et autres agressions sexuelles, Avis n°2016-09-30-VIO022 publié le 5
instances judiciaires, de médecin, de services sociaux ou d’association. Seule une femme victime de violences sexuelles sur dix les dénoncerait33.
Selon l’outil statistique de la police et de la gendarmerie, dit « Etat 4001 », 6129 viols sur majeur.es ont été constatés en 2015. Environ 70% de ceux-ci, les « faits élucidés », sont ensuite traités par la justice. Moins de 1% des viols sur majeurs seront l’objet d’une condamnation criminelle. En effet, sous évaluées, rarement dénoncées, ces violences - ici le viol - sont en outre sous réprimées. Les plaintes pénales passent par une succession de filtres judiciaires qui en rejettent les deux tiers (environ 66%34.) A l’extrémité de cette
chaîne judiciaire, le nombre de condamnations prononcées pour viol commis à l’encontre de femmes se situe autour de 44235. Rapporté au nombre de viols déclarés, cela signifie
que 99% des criminels ne répondent pas de leur exaction.
Le nombre des condamnations tend en outre à décroître. Selon l’étude menée par deux statisticiennes du ministère de la justice, la baisse des condamnations est « sensible et régulière » depuis 200536. Ce constat est partagé par d’autres pays, lesquels, tout en
ayant des lois et des systèmes juridiques différents, ont en commun un fort taux d’attrition des plaintes déposées pour violences sexuelles37.
Une dernière observation s’impose quant à ces statistiques : cette réalité est sexuée. Dans l’immense majorité des situations, les victimes sont des femmes et les infracteurs des hommes38. Il s’agit là d’un fait social incontournable et pourtant contourné par le droit
pénal qui - au nom de l’universalisme et de la neutralité alléguée de ses normes - ignore, ou ignorait jusqu’à très récemment, cette particularité.
33 Selon l’estimation de l’ONDRP. Cf. INHESJ, « Chiffrer la délinquance », Cahier de la sécurité, n°22, La
documentation Française, décembre 2012, p.67.
34 Véronique Le GOAZIOU, Les viols dans la chaine pénale, Rapport de recherche de l’Observatoire,
ORDCS, n°10, décembre 2016, p. 22. Voir infra.
35 Cette statistique ne semble pas exister. Ce chiffre a été établi à partir du rapport du ministère de la justice
Les condamnations en 2015, en additionnant les viols jugés par les Cours d’assises pour majeurs : viols
« simples » (157), viols en réunion (20), viols avec circonstances aggravantes (265).
36 Marianne JUILLARD et Odile TIMBART, « Les condamnations pour violences sexuelles », Infostat
Justice n°164, sept. 2018, 8 p.
37 Cf. Jo LOVETT et Liz KELLY, Different systems, similar outcomes? Tracking attrition in reported rape
cases across Europe, Child and Women Abuse Studies Unit, London Metropolitan University, Rapport
de recherche final, 2009, 140 p.
38 Une nuance peut être apportée concernant les violences sexuelles sur mineur.e.s où la proportion des
garçons victimes avoisine les 30%. Dans l’immense majorité des situations, l’infracteur demeure un homme.
Ces constats alarmants nous invitent à nous interroger sur le traitement juridique et judiciaire des violences sexuelles dénoncées, afin de cerner le rôle du droit et des institutions judiciaires dans cet état de fait et dans la perpétuation de ces violences.
« Les femmes victimes de violences sexuelles masculines confrontées au droit pénal », définition des termes
Chacun des termes du sujet mérite que l’on s’y arrête afin de les définir, de délimiter leur domaine et d’exposer les doutes que leur choix a pu soulever.
Les femmes
Gustave FLAUBERT définit la femme comme une « Personne du sexe. Une des côtes
d’Adam. Ne dites pas : « Ma femme », mais « Mon épouse », ou, mieux encore, « Ma moitié»39 ». Nous pourrions penser qu’il s’agit là d’une présentation ironique ou datée,
mais les dictionnaires, sans être aussi explicites, continuent de révéler l’idéologie dominante40. Pour le dictionnaire Le Robert, une femme est « I. Etre humain appartenant
au sexe féminin qui peut, lorsqu’un ovule est fécondé, porter l’enfant jusqu’à sa naissance. 1. Etre humain de sexe féminin lorsque son âge permet d’envisager sa sexualité (par opposition à enfant), et le plus souvent, après la nubilité et à l’âge adulte, sociologiquement lié à l’âge où le mariage est possible (par opposition à fille). » L’homme
quant à lui est défini comme « I. A. Etre (mâle ou femelle) appartenant à l’espèce animale
la plus évoluée de la terre, mammifère primate de la famille des hominidés, seul représentant de l’espèce (Homo sapiens).
B. Etre humain actuel considéré comme un être social. II. Etre humain mâle41. »
Comme le note Françoise LECLERC: « Les femmes sont toujours définies par une
spécificité sexuelle, et les hommes représentent l’espèce42. » Cette analyse vaut pour le
39 Cette définition est suivie de celle de ‘femme de chambre’ contenant une allusion au droit de cuissage :
« Plus jolies que leurs maîtresses. Connaissent tous leurs secrets et les trahissent. Toujours
déshonorées par le fils de la maison. », Gustave FLAUBERT, Dictionnaire des idées reçues, Nouvel
office d’édition, 1964, p. 56.
40 Pour Marina YAGUELLO, « Le dictionnaire est une création idéologique. Il reflète la société et
l’idéologie dominante. En tant qu’autorité indiscutable, en tant qu’outil culturel, le dictionnaire joue un rôle de fixation et de conservation non seulement de la langue mais aussi des mentalités et de l’idéologie. » In : Marina YAGUELLO, Les mots et les femmes, Edition Payot, Collection « Langages
et sociétés », 1978, p. 165.
41 Définition citée par Françoise LECLERC, Le miso mis à nu ou les maux du dico, Edition La Maronie,
dictionnaire de Littré43, selon lequel une femme est « 1. L’être qui dans l’espèce humaine
appartient au sexe féminin ; la compagne de l’homme44 (…) », tandis que l’homme est un
« 1. Animal raisonnable qui occupe le premier rang parmi les êtres organisés et qui se
distingue des plus élevés d’entre eux par l’étendue de son intelligence et par la faculté d’avoir une histoire (…) » et « 2. Absolument. L’homme. L’être humain en général. (…) »
Le droit s’appuyant sur le langage45, ce parti pris doit nous alerter.
Dans cette thèse, le mot « femme » désigne les personnes majeures46 de sexe féminin47.
Toutefois, la dimension biologique ne définit pas, à elle seule, une femme. Comme tout être humain, celle-ci se construit dans un contexte historique, social, économique spécifique et déterminant de son identité. Or, cette identité fut longtemps subsumée dans celle des hommes. En 1936, dans un article intitulé « La femme aussi est une personne », Emmanuel MOUNIER dénonçait « cette impossibilité pour la personne de naître à sa vie
propre (…), elle est le sort de presque toutes les femmes : riches comme pauvres, les bourgeoises aussi bien, sous d’autres modes, que les ouvrières et les paysannes. (…) Cela a commencé loin. Petites filles, on a peuplé leur monde de mystères, d’effrois, de tabous à elles réservés. (…) Elles sont installées dans la soumission48. » Ce constat est
connu depuis longtemps, nombre de femmes et quelques hommes ont décrit, analysé, dénoncé l’enfermement des femmes dans des rôles sociaux stéréotypés, entérinés ou organisés par le droit, leur interdisant de se penser comme sujet, colonisées par une domination qui les coupe de la possibilité d’être pleinement et de leurs propres désirs. Cette socialisation accoutume les femmes à différentes formes de soumission, altérant leurs capacités à les nommer et à les dénoncer voire à les refuser. Dans ce contexte, les
42 Ibid., p. 14.
43 Paul-Emile LITTRÉ, Dictionnaire de la langue française, Tome 3, article « femme », 1999, p. 2435. 44 Cette définition est suivie d’une longue liste de citations présentant les femmes de façon majoritairement
négative. Cf. par ex. « “c’est une femme, une vraie femme“, se dit d’un homme sans énergie, sans
courage ». ibid., p. 2436, n°13.
45 L’expression les « droits de l’Homme » en est l’illustration. Contra V. Félix ROME, « Nous les
Hommes ! », éditorial, D. 2008, p. 3065.
46 Ce qui pose une difficulté quant à l’évaluation du nombre de femmes victimes. En effet, le Code pénal ne
connaît pas le seuil de 18 ans (à l’exception des atteintes sexuelles commises sur des mineur.e.s de 15 à 18 ans par une personne dotée d’une autorité. Art. 227-27 C. pen.).
47 Il ne sera donc pas tenu compte des travaux mettant en cause la dimension biologique des sexes qui serait,
elle aussi, socialement construite.
violences exercées à l’encontre des femmes ont aussi pour fonction de maintenir les femmes « à leur place », c’est à dire pour certains, à une place subalterne.
Victimes
Le mot victime est ici employé dans le sens commun, de personne « qui subit
personnellement un préjudice49 » et non dans sa signification procédurale. Le terme est
posé comme équivalent à « personne victime50 ». Il est notable qu’être qualifiée de
« victime » peut être stigmatisant en raison d’une critique qui se développe51 mettant en
cause la légitimité de dénoncer les violences sexuelles, quelles qu’en soient leurs formes52. Enfin, il est ici présupposé que la femme qui dévoile ou dénonce les violences
sexuelles qu’elle a subies est de bonne foi. Violences
La violence est une « force exercée par une personne ou un groupe de personnes pour
soumettre, contraindre quelqu'un ou pour obtenir quelque chose53. » Dans le langage
courant, le mot violence véhicule principalement l’idée d’une violence physique semblable à celle réprimée par le droit pénal54. Utilisé pour désigner les agressions sexuelles subies
par les femmes, il renforce l’idée qu’un viol est impossible s’il n’y a pas recours à une violence physique.
Au delà de cette définition et de ce préjugé, le terme de violence est aussi utilisé pour désigner de multiples réalités : on parle de violence physique, psychique, sexuelle, pornographique, prostitutionnelle, économique, étatique, en tant de guerre… Il existe un point commun entre ces acceptions : « Avant toute dénomination, spécification et donc
analyse de la violence, des violences, partir de ses prémisses : la violence, où qu’elle soit mise en œuvre et quels qu’en soient les auteur-es, est utilisée afin de perpétuer et/ou de changer un rapport de forces, et/ou d’empêcher que le dit changement n’advienne55. »
49 Selon les termes de Gérard CORNU, Vocabulaire juridique, PUF, col. Quadrige, 2014.
50 Afin de ne pas résumer la personne à cette expérience. Etre victime n’est ni une identité, ni un choix. 51 Dans toute la société (cf. les critiques contre le courant ou le féminisme, qualifiés de « victimaire ») ; cette
critique atteint même les établissements scolaires : l’expression « fais pas ta victime » adressée à celles et ceux qui dénoncent une injustice ou se plaignent de mauvais traitements est révélatrice de cette mise en cause des victimes.
52 Cf. infra, seconde partie.
53 Selon la définition du CNRTL, http://www.cnrtl.fr/definition/violence. 54 Aux art. 222-7 et s. C. pen.
55 Marie-Victoire LOUIS, Abécédaire féministe, item « violence » :
Cette analyse est particulièrement pertinente pour ce qui concerne les violences exercées spécifiquement contre les femmes. Il est d’ailleurs remarquable que les dictionnaires cités la singularisent.
Sexuelles
L’adjectif « sexuelles » qualifiant les violences est également problématique. Selon le dictionnaire, le terme « sexuel » est relatif au sexe56. Le nom « sexe » quant à lui est
défini57 comme la « conformation spécifique permettant de distinguer l'homme et la
femme par des signes physiques extérieurs (caractères sexuels primaires et secondaires) », ou comme désignant les « Organes génitaux externes intervenant dans les rapports et la procréation (pénis et testicules; vulve) ». Par métonymie, le sexe,
employé au singulier, se rapporte à la « qualité de masculinité ou de féminité attribuée à
tel (aspect d'un) individu d'après un ensemble de critères physiques, psychiques, comportementaux, sociaux. Faiblesse de son sexe. » Au pluriel, il est un ensemble de
personnes du même sexe. Par exemple, le « Sexe faible, femelle, féminin. » est utilisé pour désigner l’« ensemble des femmes » et le « Sexe fort, mâle, masculin », « l’ensemble des hommes ». Le sexe est aussi « relatif aux rapports charnels des sexes,
à l'activité du sexe en tant qu'organe de plaisir ». Parmi ces différents sens58, aucune
n’associe les mots « sexe » et « violence »59. En revanche, cette association est faite au
sujet du mot « sexuel60 ». A deux reprises, il est indiqué que, « dans le langage des
féministes », le mot prend un sens particulier : « discrimination, racisme sexuel (le) »,
puis : « Asservissement, harcèlement, etc. sexuel. Fait d'être, pour la femme, dominée
par l'homme, en butte à ses assiduités importunes, sur le plan des rapports physiques. »
Le terme « sexuel » est porteur d’ambiguïtés liées à cette double acception. Il génère une confusion entre le registre de la violence et celui des relations sexuelles61, euphémise la
56 http://www.cnrtl.fr/definition/sexuel. 57 Après une définition biologique.
58 Tous issus du CNRTL, http://www.cnrtl.fr/definition/sexe. 59 En effet, le sexe anatomique ne peut, en soi, causer une violence.
60 Le dictionnaire liste plusieurs utilisations du mot sexuel en distinguant entre le domaine de la biologie, de
celui des rapports humains.
61 Confusion dénoncée par certaines : A l’occasion des 30 ans du Collectif féministe contre le viol par
exemple ; leur invitation affirmait : « Le viol concerne la violence pas le sexe : Quand tu prends un
coup de pelle tu n’appelles pas ça du jardinage. » Le discours des infracteurs s’appuie souvent sur cette
confusion en arguant qu’il s’agissait d’une « relation sexuelle ». Cette phrase ouvre un autre champ de réflexion exploré notamment par Catharine Mac KINNON. Pour la juriste, la sexualité est construite
violence exercée (« ce n’était que du sexe violent62 ») et éventuellement obère la prise de
conscience de la violence par la victime.
Dès lors, est-il juste de parler de « violences sexuelles » ? » Serait-il plus juste de parler de violences63 à caractère sexuel pour marquer davantage de distance entre sexualité et
violence. A défaut d’autres propositions, nous retiendrons néanmoins ces termes qui font aussi leur apparition en droit interne64. La violence est ici considérée comme sexuelle en
ce qu’elle atteint l’intimité de la personne victime ou parce que l’infracteur utilise son sexe (anatomique) comme une arme.
Parmi les formes de violences sexuelles prises en compte par le droit pénal, nous retiendrons trois infractions : le viol (art. 222-23 C. pen. et s.), l’agression sexuelle autre que le viol (art. 222-27 C. pen. et s.) et le harcèlement sexuel (art. 222-33 C. pen.).
Masculines
Analyser les violences sexuelles dont sont victimes les femmes sans préciser qu’elles sont, comme cela a été souligné65, exercées par des hommes, conduirait à occulter le fait
que ce sont les hommes66 qui commettent les crimes et délits à l’encontre des femmes.
Ceux-ci seront désignés indifféremment par les termes génériques d’agresseurs, d’infracteurs ou de mis en cause67.
Confrontées au droit pénal
Comme en témoignent les taux d’attrition élevés entre le nombre de plaintes et le nombre de condamnations, relevés dans différents pays68, les femmes victimes de violences
sexuelles masculines ne sont pas simplement face au droit pénal. Elles doivent l’affronter, voire s’y opposer tant le droit pénal ne semble pas adapté à la réalité dénoncée
avec la domination masculine, de sorte que sexe et violence ne sont pas dissociables. V. infra, seconde partie.
62 Et ce d’autant plus qu’avec l’expansion de la pornographie via internet, cette violence est normalisée. 63 Voire de se défaire du terme violence au profit de « atteinte à l’intimité de la personne ? »
64 Cf. Laurence LETURMY et Michel MASSÉ, « Dictionnaire pénal non amoureux du sexuel », in Lydie
BODIOU, Frédéric CHAUVAUD, Ludovic GAUSSOT, Marie-José GRIBOM et Myriam SORIA (sous la dir.), Le corps en lambeaux. Violences sexuelles et sexuées faites aux femmes, Presses Universitaires de Rennes, Collection Histoire, 2016, p. 95. Ce terme est utilisé dans quelques manuels de droit pénal spécial, voir par ex. celui de Jacques LÉAUTÉ, Editions Les cours de droit, 1982-1983.
65 Cf. supra, les chiffres cités.
66 Cette caractéristique ne rend pas compte de toute la réalité ; ces hommes peuvent être des mari, collègue,
employeur…combinant ainsi différents pouvoirs.
67 Ce qui ne signifie pas que la personne mise en cause soit réduite à l’infraction commise. 68 Cf. supra.
par celles-ci. Un droit réputé - dans une conception libérale - « neutre et universel », privilégiant une approche individuelle du « fait » délictueux ou criminel peut-il d’ailleurs traiter une réalité sociale sexuée sans la prendre spécifiquement en compte ?
Une recherche universitaire embryonnaire
Dans les pays anglo-saxons, les recherches féministes, les « women’s studies » et plus récemment les « gender studies », sont, depuis plus de trente ans, proposées aux étudiant.es en droit. « La théorie féministe du droit a fait l’objet de nombreuses analyses
et est aujourd’hui largement reconnue. Enseignée dans les universités les plus prestigieuses, elle tend à la fois à apporter la preuve de ce que le droit est un instrument de domination patriarcale mais aussi de ce qu’il peut être un outil de mobilisation sociale et un vecteur de promotion de la cause des femmes –au moins sur un plan stratégique. Quels que soient les objets sur lesquels elle porte (droit social, procédure judiciaire, droit de la famille, sexualité et violences etc.), la théorie féministe du droit vise à remettre en cause l’idée d’une neutralité du droit ; bien plutôt, elle souligne le rôle du droit dans la constitution de distinctions fondées sur le genre, comme dans la pérennisation, voire la légitimation, d'inégalités de genre. Peu connues des facultés de droit françaises, les travaux féministes du droit sont solidement implantés dans les environnements académiques étrangers. Ils ont reçu un écho dans des enceintes internationales plus souvent que nationales69 » En France, la recherche70 et l’enseignement juridique sont en
la matière quasiment inexistants71. L’état des lieux, effectué par des juristes72 ou des
sociologues73, n’a pas, semble-t-il alerté les universités. Or, l’université est aussi un des
lieux de création du droit pénal à travers la formation des futur.es avocat.es ou magistrat.es. Cette « désertion » est donc regrettable ; elle est en outre inacceptable au
69 Présentation du projet REGINE (Recherche et Etudes sur le Genre et les Inégalités dans les Normes en
Europe). http://regine.u-paris10.fr/page/projet-42.html
70 Notamment doctorale. Moins d’une dizaine de thèses de droit portant sur ce sujet sont recensées par le site
Thèses.fr,
71 A l’exception du projet porté par REGINE . http://regine.u-paris10.fr/page/projet-42.html.
Lorsque ce sujet est néanmoins traité, le discours prédominant présente « l’arsenal législatif » en s’inquiétant du « surarmement pénal », d’une excessive répression ou d’une dérive vers la « victimolâtrie ». cf.
infra, 2nde partie.
72 Régine DHOQUOIS, « La recherche féministe à l’université dans le domaine du droit. Une absence en
forme de désertion », Les cahiers du CEDREF, n°10, 2001, p. 171-177.
73 Cf. . par ex. : Les deux numéros de Nouvelles Questions Féministes, Le droit à l’épreuve du genre : les
lois du genre (I), vol. 28, n°2/2009 et Quand les mouvements féministes font (avec) la loi : les lois du genre (II), vol. 29, n°1/2010.
regard des enjeux individuels et collectifs que posent les violences à l’encontre des femmes.
Une thèse de critique féministe du droit pénal
Ce travail de recherche s’ancre dans un vécu, non de violences, mais d’écoute de victimes de violences et d’actions auprès d’elles. Depuis plus de 25 ans en effet, dans un service d’aide aux victimes tout d’abord, puis au sein de l’AVFT et enfin avec cette recherche, j’ai expérimenté le droit pénal, participé à l’élaboration de la jurisprudence et au changement des lois relatives aux violences sexuelles.
Confrontée aux récits de ces personnes et à la réalité de ces violences, j’en ai recherché les causes et les facteurs expliquant leur perpétuation. L’analyse féministe74 s’est
imposée comme la plus pertinente pour penser les violences sexuelles masculines à l’encontre des femmes, identifier les mécanismes de leur reproduction et réfléchir aux moyens d’y mettre fin. Elle a nourri une réflexion sur le rôle joué par le droit, et plus particulièrement par le droit pénal, dans la permanence, voire le développement de ces violences.
Comment le droit pénal a-t-il « saisi les femmes75 », comment a-t-il, sous couvert de
neutralité, organisé le droit d’accès des hommes au corps des femmes ? A travers différentes méthodes, exposées notamment par Katharine T. BARTLETT76, la critique
féministe a rendu visible la partialité du droit : « l’impartialité du droit doit, enseigne la
critique féministe, être questionnée dès lors que nombre des règles dans lesquelles il s’incarne assurent la pérennité de systèmes de domination fondés sur le sexe (…) Nombre de règles, à la fois du fait de la manière dont elles sont conceptualisées et du fait de leurs effets sociaux réels, participent de l’inégalité entre les sexes – voire, les aggravent ou les légitiment77. »
74 La littérature anglo-saxonne et québécoise sur le sujet est pléthorique. A titre d’introduction, on pourra se
référer à : Marie-Claire BELLEAU, « Les théories féministes : droit et différence sexuelle », RTD civ. 2001, p. 1 et Michèle BOIVIN, « Le féminisme en capsule : un aperçu critique du droit », Revue
Femmes et Droit 1992, vol. 5. p. 357.
75 Pour reprendre les termes des rédactrices d’un numéro de la revue Actes, intitulé « Quels droits pour les
femmes », n°57/58, Hiver 86/87, Les Cahiers d’Action Juridique.
76 Dans un article de référence. Cf. Katharine T BARTLETT, « Feminist Legal Methods », Harvard Law
Review, volume 103, (4), février 1990, p. 829.
77 Stéphanie HENNETTE-VAUCHEZ, présentation, in Hilary CHARLESWORTH, Sexe, genre et droit
Soumettre les dispositions pénales relatives aux violences sexuelles à cette critique, implique de s’interroger tant sur leur conceptualisation légale que judiciaire (Première partie).
En s’appuyant sur cette mise à plat, il sera possible de réfléchir, d’une part aux changements à conduire afin de définir un droit pénal des violences sexuelles expurgé de présupposés sexistes et donc plus juste,et d’autre part, aux conditions nécessaires à une mise en œuvre fidèle aux normes redéfinies (Seconde partie).
P
ARTIE
I.
L
ES FEMMES VICTIMES DE VIOLENCES SEXUELLES MASCULINES
« Les femmes n’ont pas tort du tout quand elles refusent les règles de vie qui sont
introduites au monde d’autant que ce sont les hommes qui les ont faites sans elles78. »
Michel Eyquem de MONTAIGNE En dévoilant les violences sexuelles qu’elles subissent, les femmes exposent les droits que les hommes, auteurs de ces violences, s’arrogent sur leur personne et les pouvoirs dont ils disposent. L’intervention du droit pénal dans ce domaine implique donc un positionnement du législateur puis du magistrat quant à ces droits et pouvoirs. D’une part, en désignant la nature de l’atteinte que constituent les violences sexuelles : atteinte individuelle (à la liberté et à la sécurité, et de quelle sorte : physique, sexuelle, psychique ?) ou atteinte au corps social (à la propriété, à « l’honneur des familles », aux mœurs ?), les deux catégories ne s’excluant pas.
D’autre part, en se prononçant sur le caractère illégal de l’atteinte dénoncée79, par la
création législative d’une incrimination, en cohérence avec l’atteinte identifiée. Si, par exemple, les violences sexuelles sont considérées principalement comme une atteinte à « l’honneur des familles », le droit pénal prévoira que le mariage proposé par l’auteur d’un viol à la victime peut effacer80 le crime puisque l’atteinte est réparée. La violation de
l’intégrité de la personne de la victime importe moins que les intérêts du groupe. A l’opposé, s’il est considéré que l’atteinte enfreint les droits de la personne victime, le droit pénal inscrira la recherche du consentement - lequel devra être explicite et non vicié - au cœur de sa définition81. Entre ces deux positions, on trouve dans les codes pénaux, des
conceptualisations juridiques reflétant différentes approches, lesquelles sont en outre susceptibles de varier dans le temps82. Ainsi la réalité des violences sexuelles vécues par
78 MONTAIGNE, Essais, Livre III, Chapitre 5.
79 Le harcèlement sexuel, par exemple, n’a été jugé illégal qu’en 1992, alors qu’il était dénoncé par les
femmes depuis longtemps.
80 Ou suspendre les poursuites comme c’était par exemple le cas au Maroc jusqu’en 2014. L’article 475 du
Code pénal marocain disposait en effet que "lorsqu'une mineure nubile enlevée ou détournée a épousé
son ravisseur, celui-ci ne peut être poursuivi que sur la plainte de personnes ayant qualité pour demander l'annulation du mariage et ne peut être condamné qu'après que cette annulation du mariage a été prononcée". Le Liban a également modifié sa législation en août 2017. Les mariages dits
‘réparateurs’ restent légaux dans d’autres pays.
81 Comme c’est le cas au Canada. L’article 273.1 (1) du Code criminel canadien dispose : « Sous réserve du
paragraphe (2) et du paragraphe 265(381), le consentement consiste, (…), en l’accord volontaire du plaignant à l’activité sexuelle. ». Voir infra, seconde partie.
82 Voir par exemple la tentative du gouvernement Turc de faire voter un texte prévoyant l’annulation d’une
condamnation pour agression sexuelle sur mineure si l’agresseur épouse la victime. « La Turquie retire un projet de loi controversé sur les agressions sexuelles sur mineurs », Le Monde, 22 novembre 2016.
les femmes se trouve-t-elle diversement traduite en droit. L’analyse de la qualification juridique et judiciaire des violences sexuelles est l’objet de cette partie. Entre droit d’accès des hommes au corps des femmes, et droits des femmes au respect de leur intégrité physique, à la liberté de choix, à la sécurité, quels ont été les choix effectués par le législateur lors de la définition des incriminations relatives aux violences sexuelles (Titre 1) ? Qu’en est-il de l’appréciation judiciaire qui est faite de ces dispositions (Titre 2) ?
T
ITRE
I.
LA TRADUCTION EN DROIT PENAL DES REALITES VECUES PAR LES
FEMMES VICTIMES DE VIOLENCES SEXUELLES MASCULINES
:
UNE
Pour analyser la traduction juridique des réalités vécues par les femmes victimes de violences sexuelles masculines (VSM)83, il faut tout d’abord resituer les dispositions
pénales en cause dans leur épaisseur historique. Le droit pénal actuel s’ancre en effet dans un socle de lois et de jurisprudences pluriséculaires qui continuent de l’irriguer en dépit des changements législatifs opérés. En la matière, la continuité - davantage que la rupture - marque la conceptualisation des violences sexuelles, et singulièrement du viol. Historiquement, sous l’Ancien régime, le viol, l’inceste et le rapt avec violence sont les seules formes de violences sexuelles incriminées, les autres incriminations84 tenant plutôt
de la répression de certaines formes de sexualité, interdite car jugée immorale.
Pour comprendre quelle était la perception juridique du crime de viol et sa prise en compte par le droit, trois textes, de nature et d’origine différentes seront retenus : il s’agit d’une part, l’article sur le viol de l’Encyclopédie de DIDEROT et d’ALEMBERT85, choisi car
il expose l’état des savoirs, ou des représentations, sur cette question à un moment précis, 1751. D’autre part, les écrits de jurisconsultes renommés tels que messieurs SERPILLON86 (1767), JOUSSE87 (1771), MUYART de VOUGLANS88 (1781) qui décrivent
le droit existant, principalement issu du droit romain, de diverses coutumes et de la jurisprudence. MM. Jousse et Muyart de Vouglans sont en outre deux jurisconsultes particulièrement cités tant par les législateurs des codes de 1791 et 1810, que par les juristes et professeurs de droit du XIXe siècle. Enfin, troisième texte retenu, la
Bibliothèque philosophique du législateur, du politique, du jurisconsulte89, composée de
dix tomes rassemblant des textes choisis par Jacques-Pierre BRISSOT de WARVILLE « dans le but d’éclairer et d’abréger la route qui conduit à la vérité90 ». BRISSOT pose
83 Pour la commodité de l'écriture, les violences sexuelles masculines à l’encontre des femmes seront
désignées par le sigle : VSMEF.
84 Telles que la sodomie, la bestialité.
85 DIDEROT et d’ALEMBERT, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences des arts et des métiers,
Paris, 1ère édition, 1751, Tome 17, p. 310. Cette source est intéressante en raison du rayonnement
intellectuel de l’Encyclopédie.
86 François SERPILLON, Code criminel ou commentaire sur l’ordonnance de 1670, chez les frères Perisse,
Lyon, 1767, Tome I, Titre I, p. 105-111. Pour une lecture plus aisée, j’ai converti le texte en français moderne ; ie : certains « f » sont dans le texte utilisés comme des « s » aujourd’hui.
87 Daniel JOUSSE, Traité de la justice criminelle de France, Editeur Debure père, Paris , 1771, Tome 3, p.
705 et s.
88 Pierre-François MUYART DE VOUGLANS, Les lois criminelles de France, dans leur ordre naturel,
Paris, 1783. Tome 1, p. 185 et s.
89 Jacques-Pierre BRISSOT DE WARVILLE, Bibliothèque philosophique du législateur, du politique, du
jurisconsulte, Berlin, 1782-1785, 10 Tomes. En ligne sur le site de Gallica (www.gallica.bnf.fr).