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Notre étude portera dans un premier temps sur l’analyse et la résolution des conflits qui peuvent naître de la rencontre entre le droit coutumier et les droits fondamentaux, en particulier le droit à l’égalité des femmes, dans le domaine du droit de la famille. Nous analyserons donc différents cas y compris des décisions de justice portant sur la résolution des conflits naissant de l’interaction entre le droit coutumier et les droits fondamentaux.

Dans ce sens, il faut noter qu’au Vanuatu, comme dans les autres États insulaires du Pacifique Sud, il existe deux systèmes juridiques qui fonctionnent en interaction : un système officiel selon lequel

30 Voir par exemple Patricia Imrana Jalal et Joni Madraiwiwi, dir., Pacific Human Rights Law Digest, Volume 2, Suva,

Secretariat of the Pacific Community (SPC), Pacific Regional Rights Resource Team (RRRT), 2008, à la page, 60, en ligne : [http://www.rrrt.org/] (accessible le 4 septembre 2013) Jalal et Madraiwiwi, Pacific Human Rights Vol 2.

opèrent des tribunaux établis par les lois (Constitution et lois) et l’autre système non officiel ou semi-officiel (droit coutumier) administré principalement par les communautés et les chefs. Soulignons que le terme semi-officiel fait référence à l’idée que dans certains cas, comme nous le verrons dans notre partie préliminaire, la loi donne expressément le pouvoir aux chefs coutumier d’appliquer le droit coutumier. Dans d’autres cas, la loi permet aux tribunaux officiels d’appliquer le droit coutumier. Cette dualité (ou pluralisme juridique) a été pensée par les pouvoirs coloniaux, entre autres, dans le souci de prendre en compte les particularismes locaux. Elle a été par la suite maintenue et constitutionnellement affirmée par les États dès leur accession à l’indépendance31.

Ce pluralisme juridique a l’avantage de présenter une variété d’approches et de solutions juridiques possibles32. Ainsi, les autochtones préfèrent le droit coutumier en raison non seulement de leur attachement aux valeurs traditionnelles, mais aussi parce que celui-ci demande moins de moyens aussi bien financiers que professionnels. En effet, comme le souligne un certain nombre d’auteurs, ces sociétés aiment leurs coutumes et veulent les préserver33. De plus, la résolution des conflits au moyen de la coutume étant moins chère, voire gratuite et plus rapide comparativement à l’accès à la justice officielle, le recours au droit coutumier est quasi régulier pour une bonne partie de la population qui ne jouit pas des moyens nécessaires pour s’adresser tribunaux officiels.

Cependant, alors que le droit coutumier présente un certain nombre d’avantages34 dans d’autres sphères de la vie, notamment la résolution des conflits entre individus ou entre clans dans le domaine de la pêche, il n’en est pas ainsi lorsqu’il touche les femmes dans le droit de la famille où ses effets sont particulièrement néfastes sur celles-ci. C’est la raison pour laquelle notre étude

31Deckker et Kuntz, La bataille de la coutume, supra note 11, à la page 114.

32 Sue Farran, « Is Legal Pluralism an Obstacle to Human Rights ? Considerations from the South Pacific », (2006) 52 J.

Legal pluralism & Unofficial L. 77, à la page 77 Farran, « Is Legal Pluralism ».

33 Voir par exemple Jennifer Corrin, « Cultural Relativism vs Universalism : The South Pacific Reality » dans Rainer

Arnold, dir., The Universalism of Human Rights, New-York, Springer, 2012, 103, à la page 121 Corrin, « Cultural Relativism ».

34 À titre d’exemple, entre autres, la justice réparatrice comme mode de résolution de disputes dans la coutume est, comme

mentionné, non seulement beaucoup moins chère, voire gratuite, mais aussi plus rapide comparativement à l’accès à la justice officielle. Il s’agit là du seul recours disponible dans l’immédiat dans certaines communautés traditionnelles reculées ou éloignées des centres urbains où s’établissent les tribunaux officiels. De plus, le fait de consacrer une place à la coutume dans le système juridique est hautement symbolique pour les groupes autochtones. Au Vanuatu, la coutume a été incorporée dans le système juridique et constitue le fondement même des droits des propriétaires et d’usages des terres. Pour les pères fondateurs de l’indépendance, la coutume est primordiale pour l’identité du peuple. Ainsi, pour eux, cette incorporation consiste à donner de l’importance aux principes et codes de valeurs sociales de la communauté, mais permet aussi de rétablir une identité unique. Ce n’est pas le cas, entre autres, en Australie où le gouvernement décide du contexte dans lequel le droit coutumier doit s’appliquer, et ce, même si la jurisprudence reconnaît le droit foncier aux aborigènes. Voir dans ce sens, R. c. Sparrow [1990] R.C.S. 1075 ; Susan Bothmann, « Rites, Whites and Might : A Critique of the Effect of the Revival of Customary Law upon the Autonomy of Indigenous Women », dans Anita Jowitt et Tess Newton Cain, dir., Passage of Change, Law, Society and Governance in the Pacific, Canberra ACT, Pandanus Books, 2003, 143, à la page 151 ; Mabo v. Queensland, [1992] 175 CLR 1.

portera, entre autres, sur les tensions entre le droit coutumier et le droit à l’égalité des femmes dans le domaine du droit de la famille. Les pratiques coutumières qui retiendront notre attention sont celles relatives au mariage, au divorce, à la garde de l’enfant, à la propriété matrimoniale, à la pension alimentaire des épouses et des enfants, à la filiation, au droit de propriété et de succession, à la violence intrafamiliale et à la résolution des conflits familiaux. Par la même occasion, ces pratiques constituent très souvent un empêchement au respect du droit international des droits fondamentaux. En effet, la mise en œuvre des conventions internationales en matière de droits fondamentaux dans le droit interne est mitigée en raison, entre autres, de l’attachement des États du Pacifique Sud à leurs valeurs culturelles.

Face à cette problématique, il est impératif de dépasser la tension entre le droit coutumier et les droits fondamentaux (une telle idée de tension maintient le statu quo selon nous et n’aide pas la cause des femmes) et de proposer des mesures juridiques permettant de mieux protéger les droits et libertés de chacune et chacun et améliorer ainsi le sort des femmes dans ces États. Dans ce sens, il est important non seulement d’insister sur le respect de l’universalité des droits fondamentaux, donc du droit à l’égalité des femmes, mais aussi et surtout de proposer des outils juridiques, notamment une interprétation innovante du droit à l’égalité que les tribunaux vanuatais (et aussi des autres États de la région) peuvent utiliser pour faire avancer les droits des femmes et ainsi changer ou améliorer les rapports des sexes dans la région.

L’étude de cas portera sur le Vanuatu. Une étude approfondie de la jurisprudence, de la législation et de la doctrine sur le pluralisme juridique et surtout sur le conflit entre le droit coutumier et le droit à l’égalité des femmes sera réalisée. Par ailleurs, nous élargissons aussi notre champ d’études aux autres États du Pacifique Sud, compte tenu du problème de conflit des normes qui leur est commun. Ainsi, nous analyserons la jurisprudence et les législations des pays où la question des tensions entre le droit coutumier et le droit à l’égalité des femmes est plus criante, à savoir les Iles Salomon, la Papouasie-Nouvelle-Guinée, Tuvalu, les Iles Fidji et Samoa. Même si ces États sont signataires des principaux instruments internationaux en matière de droits fondamentaux, dont la CEDEF, ces ratifications n’apportent cependant pas de changement tangible à la vie quotidienne des

femmes35. Dans certains de ces pays, notamment les Iles Salomon, la culture et le droit coutumier peuvent être invoqués pour justifier une norme discriminatoire, comme nous l’avons vu plus haut36.

Par ailleurs, il est important de mentionner que dans cette thèse il ne sera pas question de chercher à justifier les atteintes à des droits fondamentaux par des considérations culturelles ou par des spécificités internes. Autrement dit, il ne sera pas question de s’interroger sur la légitimité des règles coutumières à défier les droits fondamentaux, notamment ceux des femmes (ceci pourrait faire l’objet d’une autre thèse). Dans ce présent travail, les femmes constituent l’objet de notre étude et notre objectif sera justement d’aller au-delà de cette idée de justification et de légitimation des valeurs culturelles néfastes envers les femmes et donc de proposer des solutions juridiques et sociologiques permettant de mieux protéger les droits des femmes bien souvent bafoués au Vanuatu et dans la région du Pacifique Sud. Un tel objectif explique pourquoi une partie importante de la doctrine consultée porte sur les droits des femmes. Plus fondamentalement, comme nous le verrons, les institutions internationales, dont le Comité des droits de l’Homme ou le Comité de la CEDEF appuient notre position, c’est-à-dire celle consistant à prendre des mesures juridiques pour mettre en place des mécanismes permettant de mieux protéger les droits fondamentaux des femmes.

Dans un souci de clarté et de précision, il convient de faire une parenthèse et d’expliquer l’expression « Pacifique Sud » que nous emploierons très souvent dans cette thèse. En effet, cette terminologie a été utilisée dans un grand nombre d’ouvrages et d’écrits portant sur la région. Elle a souvent été employée indifféremment avec d’autres expressions telles qu’« États insulaires du Pacifique » ou encore « États du Pacifique » pour signifier les États de la région du Pacifique. Pour ce qui nous concerne, l’expression « Pacifique Sud » que nous employons englobe les seize petits États insulaires formant l’Organisation régionale du Forum des Iles du Pacifique, à l’exclusion de l’Australie et la Nouvelle-Zélande (en raison de leur grosseur et de leurs cultures différentes). Ces seize petits États insulaires sont : les Iles Cook, les États fédérés de la Micronésie, les Iles Fidji, Kiribati, la République des Iles Marshall, Nauru, Niue, Palau, la Papouasie-Nouvelle-Guinée, Samoa, les Iles Salomon, Tonga, Tuvalu et Vanuatu. Soulignons par ailleurs que les États du Pacifique Sud sont généralement classés en trois groupes reflétant leurs caractéristiques

35 Corrin, « Cultural Relativism », supra note 33, à la page 103 ; Sue Farran, Human Rights in the South Pacific :

Challenges and Changes, London, Routledge-Cavendish, 2009, à la page 2-3 Farran, Human Rights in the South Pacific.

36Constitution of Solomon Islands, supra note 24, art. 15(1) : « Subject to the provisions of subsections (5), (6) and (9)

of this section, no law shall make any provision that is discriminatory of itself or in its effect ». L’article 15(5) de la même Constitution énonce que « Subsection (1) of this section shall not apply to any law so far as that law makes provision : (d) for the application of customary law » ; Minister for Provincial, supra note 22.

linguistiques et culturelles, à savoir la Mélanésie (les Iles Fidji, Papouasie-Nouvelle-Guinée, les Iles Salomon et le Vanuatu), la Polynésie (les Iles Cook, Samoa, Tokelau et Tonga) et la Micronésie (les États fédérés de la Micronésie, Kiribati, les Iles Marshall, Nauru, Palau et Tuvalu). Comme nous l’avons mentionné plus haut, dans notre étude, nous allons nous concentrer surtout sur les États de la Mélanésie. Mais deux autres États de la Micronésie (Tuvalu) et de la Polynésie (Samoa) retiendront aussi notre attention considérant leur jurisprudence pertinente en la matière.