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PARAGRAPHE I : LE PLURALISME JURIDIQUE EN THÉORIE

1) Les définitions et la conceptualisation du pluralisme juridique

L’apparition du terme « pluralisme juridique » est assez récente. Elle est généralement attribuée à la collection d’articles publiés sous la direction de John Gilissen en 1971 intitulée Le pluralisme

102 Odina Benoist et Hervé Isar, dir., Pluralisme/Pluralismes, Aix-En-Provence, Presse Universitaire d’Aix-Marseille,

2011 ; Rajenda Pradhan, Legal Pluralism and Unofficial Law in Social, Economic and Political Development, Papers of the XIIIth International Congress, 7-10 April, 2002, Chiang Mai, Thailand, The International Centre for the Study of Nature, Environment and Culture, Kathmandu (Népal), 2002.

juridique103. Pourtant, le pluralisme juridique existait bien avant 1971 et variait d’un système juridique à l’autre. Plusieurs facteurs interrelationnels tels que le colonialisme, le système juridique et la diversité culturelle ont influé sur son évolution. Il convient de noter qu’il n’existe pas de définition généralement acceptée du pluralisme juridique. Il s’agit en effet d’un terme polysémique.

Les définitions avancées par les auteurs diffèrent quelque peu selon les objectifs poursuivis. Ainsi, dans une définition qu’on peut qualifier d’académique, Jean-Guy Belley considère le pluralisme juridique comme « 1. en droit a) l’existence simultanée, au sein d’un même ordre juridique, de règles de droit différentes s’appliquant à des situations identiques; b) Coexistence d’une pluralité d’ordres juridiques distincts qui établissent ou non entre eux des rapports de droit… »104. Dans son livre intitulé Legal Pluralism : An introduction to Colonial and Neo-Colonial Laws105 considéré comme l’écrit de référence en la matière, Bary Hooker avait pour objectif de décrire les différents systèmes de pluralisme issus de la réception transnationale des droits. Il définit le pluralisme juridique comme « la situation dans laquelle plus de deux droits interagissent »106. Jacques Vanderlinden, a, quant à lui, proposé une hypothèse qui permet de regrouper un certain nombre de phénomènes juridiques caractérisant le pluralisme juridique. Selon lui, le pluralisme juridique se définit comme « l’existence, au sein d’une société déterminée, de mécanismes juridiques différents s’appliquant à des situations identiques »107. Mais comme nous le verrons, plus tard dans les années 1990, sa conception du pluralisme juridique a évolué et il a modifié cette définition. Dans les deux cas, sa définition se veut globale et générale. John Griffiths définit le pluralisme juridique comme « l’état d’une société dans laquelle plus de deux ordres juridiques existent »108. Celui-ci cherchait à être précis, mais surtout à n’exclure aucun ordre qui peut produire un certain effet juridique ou semi-juridique (à l’exemple d’une coutume qui serait reconnue par la loi mais qui ne serait pas appliquée lorsqu’elle est contraire à d’autres droits fondamentaux) dans la société. Quelques années plus tard, Anne Griffiths soutient que le pluralisme juridique couvre diverses perspectives de droit souvent en conflit allant de la reconnaissance des différents ordres juridiques

103 John Gilissen, dir., Le pluralisme juridique, Bruxelles, éditions de l’Université de Bruxelles, Bruxelles, 1971 Gilissen,

Le pluralisme.

104 André-Jean Arnaud, dir., Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, 2e éd., Paris, L.G.D.J,

1993, à la page 446, s.v. « Pluralisme juridique ».

105 Bary Hooker, Legal Pluralism : An Introduction to Colonial and Neo-Colonial Laws, Oxford, Clarendon Press, 1975

Hooker, Legal pluralism.

106Hooker, Legal pluralism, supra note 105, à la page 6. La définition originale de l’auteur : « the situation in which

two or more laws interact ».

107 Jacques Vanderlinden, « Le pluralisme juridique, Essai de synthèse », dans John Gilissen, dir., Le pluralisme juridique,

Bruxelles, éditions de l’Université de Bruxelles, 1971, 19, à la page 19 Vanderlinden, « Pluralisme juridique ».

108 John Griffiths, « What is Legal Pluralism ? », (1986) 24 J. Legal pluralism & Unofficial L. 1. La définition originale de

l’auteure : « state of affairs, for any social field, in which behavior pursuant to more than one legal order occurs » J. Griffiths, « What is Legal Pluralism ».

dans un État donné jusqu’à un certain concept de droit qui ne dépend pas nécessairement de la reconnaissance de l’État pour être valide109.

Il faut constater que selon ces définitions, alors que certains parlent de la coexistence des droits, d’autres font mention de la coexistence des mécanismes juridiques ou encore des ordres normatifs/juridiques. De telles expressions sont révélatrices de différentes conceptions ou tendances liées à la question du pluralisme juridique. En effet, il existe différentes conceptions de cette notion dans la littérature anthropologique et juridique.

Ainsi, dans les tentatives de conceptualisation110 du pluralisme juridique, autrement dit de classement de pluralités juridiques, deux principales conceptions retiennent notre attention en tant que juriste. La première conception est le pluralisme juridique « soft » ou « faible ». Étienne Le Roy y fait référence en évoquant une pluralité de solutions s’appliquant à une situation identique à l’intérieur d’un ordre juridique qui est le plus souvent étatique. Il s’agit donc de l’assimilation du droit ou plutôt de toute norme au monopole étatique et à une conception du pluralisme pensé sur un mode unitaire111. Cette approche, plus souvent adoptée par les juristes, considère que la norme coutumière ou autochtone qui serait produite par les acteurs non étatiques doit être validée par l’État. Encore une fois, il s’agit d’une approche reposant sur un modèle juridique prônant le monopole de l’État112. Une telle approche suscite beaucoup de controverses. Ainsi, John Gilissen113 et Bary Hooker114 avancent que le pluralisme juridique doit impliquer la reconnaissance des ordres juridiques non étatiques, notamment ceux non écrits. Ces auteurs soutiennent donc que la norme coutumière est une forme de droit et rejettent l’idée selon laquelle seul le droit étatique doit être

109 Anne Griffiths, « Legal Pluralism », dans Reza Banakar et Max Travers, dir., An Introduction to Law and Social

Theory, Oxford et Portland, Hart Publishing, 2002, 289, à la page 289. La définition originale : « The term Legal

pluralism covers diverse and often contested perspectives on law, ranging from the recognition of differing legal orders within the nation-state, to a more far reaching and open-ended concept of law that does not necessarily depend on state recognition for its validity » A. Griffiths, « Legal Pluralism ».

110 Étienne Le Roy, dir., Les pluralismes juridiques, Paris, Karthala, 2003, à la page 10-12. L’auteur en tant

qu’anthropologue du droit dénombre quatre conceptions du pluralisme juridique qui sont la conception positiviste, la conception « faible », la conception « hard» ou « radicale » et la conception anthropologique et sociologique Le Roy, Pluralismes juridiques ; Norbert Rouland, « Le pluralisme juridique en anthropologie », (1993) 2 R.R.J. 567 Rouland, « Pluralisme juridique en anthropologie ». D’autres auteurs parlent de classement ou de typologie des pluralités juridiques (Ghislain Otis, « Les figures de la théorie pluraliste dans la recherche juridique », dans Ghislain Otis, dir.,

Méthodologie du pluralisme juridique, Paris, Karthala, 2012, 9, à la page 11) Otis, « Les figures ».

111Le Roy, Pluralismes juridiques, supra note 110, à la page 10.

112 J. Griffiths, « What is Legal Pluralism », supra note 108, à la page 8 et 14 ; A. Griffiths, « Legal Pluralism »,

supra note 109, à la page 290 ; Sébastien Grammond, Terms of Coexistence, Indigenous People and Canadian Law,

Toronto, Carswell, 2013, à la page 33-34 ; Ghislain Otis, « Cultures juridiques et gouvernance : cadre conceptuel », dans Ghislain Otis, Abdoullah Cissé, Paul de Deckker et Wanda Mastor, dir., Cultures juridiques et gouvernances dans

l’espace francophone, Présentation générale d’une problématique, Paris, éditions des archives contemporaines et Agence

Universitaire de la Francophonie, 2010, 3, à la page 17.

113Gilissen, Le pluralisme, supra note 103, à la page 7-8. 114Hooker, Legal pluralism, supra note 105, à la page 1 et 119.

considéré comme droit. Pareillement, John Griffiths115 et Marc Galanter116 reconnaissent d’une manière catégorique les autres ordres normatifs, notamment le droit coutumier. Ils s’opposent au centralisme juridique qui ignore les ordres normatifs autres que le droit étatique117.

La deuxième conception correspond au pluralisme juridique « hard » ou radical118. Cette approche reconnaît les autres ordres normatifs tels que le droit coutumier comme faisant partie du droit. Cette conception est défendue par Jacques Vanderlinden depuis sa rupture avec sa position précédente119. En effet, depuis 1993, il a changé sa définition du pluralisme juridique pour se ranger au côté des pluralistes radicaux tels que Roderick Macdonald120. Il propose une nouvelle définition du pluralisme juridique : « la situation dans laquelle un individu peut, dans une situation identique se voir appliquer des mécanismes juridiques relevant d’ordres juridiques différents »121. Dans sa nouvelle conception du pluralisme juridique, il précise que la reconnaissance des autres ordres normatifs a pour effet d’incorporer ces derniers dans l’ordre juridique étatique. Ainsi la reconnaissance des droits coutumiers dans certaines matières permet de les insérer dans l’ordre juridique prévalant sur le territoire où ils sont applicables. L’auteur abandonne ainsi le cadre d’une société déterminée qu’il avait développé dans sa première définition. Il souligne à ce sujet :

À chaque société correspond un droit autonome et un seul ayant vocation à représenter la norme juridique pour les membres de cette société, quelle que soit sa nature, son mode de formation ou sa dimension. Ceci ne veut pas dire que ce droit soit fermé et imperméable aux influences des autres droits. Au contraire, il existe entre tous les droits des interactions multiples et diverses qui conditionnent, en grande partie et selon une dialectique complexe, leurs évolutions respectives122.

Il faut noter que les auteurs divergent sur cette question de savoir si le pluralisme juridique doit « opérer » dans un milieu bien précis. Selon John Griffiths, le pluralisme juridique doit « opérer » dans une certaine société (social field). Il fait référence au fait social. Par conséquent, le pluralisme

115 J. Griffiths, « What is Legal Pluralism », supra note 108, à la page 1.

116 Marc Galanter, « Justice in Many Rooms : Courts, Private Ordering, and Indigenous Law », (1981) 19 J. Legal

pluralism & Unofficial L.1, à la page 1 Galanter, « Justice ».

117 J. Griffiths, « What is Legal Pluralism », supra note 108, à la page 1 ; Galanter, « Justice », supra note 116, à la

page 2.

118 Sébastien Lebel-Grenier, Pour un pluralisme juridique radical, Thèse de doctorat, Université McGill, 2002, à la page

xiii ; Jacques Vanderlinden, « Pluralisme juridique radical, révélation et common law anglaise », dans Libres propos sur

les sources du droit, Mélanges en l’honneur de Philippe Jestaz, Paris, Dalloz, 2006, 583 ; Le Roy, Pluralismes juridiques, supra note 110, à la page 10-12.

119 Pour sa première définition du pluralisme juridique, voir Vanderlinden, « Pluralisme juridique », supra note 107, à

la page 19.

120 Martha-Marie Kleihans et Roderick Macdonald, « What is a Critical Legal Pluralism », (1997) 12 Can. J.L. & Soc. 25,

à la page 25 ; Jacques Vanderlinden, « Réseaux, pyramide et pluralisme ou regards sur la rencontre de deux aspirants- paradigmes de la science juridique », (2002) 49 R.I.E.J. 11, à la page 23-24 Vanderlinden, « Réseaux ».

121 Jacques Vanderlinden, « Vers une nouvelle conception du pluralisme juridique », (1993) 2 R.R.J. 573, à la page 583. 122 Vanderlinden, « Réseaux », supra note 120, à la page 25.

juridique doit être considéré comme un attribut d’un groupe social123. Jacques Vanderlinden abandonne la référence au territoire dans la mesure où de nombreux droits ne sont pas limités à un territoire déterminé, mais chevauchent dans des espaces divers et multiples. Finalement, celui-ci souligne que l’individu est au centre de tous ces droits. Il constate que « celui-ci est soumis, volontairement ou non, à une multiplicité de systèmes juridiques autonomes entre lesquels il tend à réaliser un équilibre qui lui convient sur une base de principes qui lui sont personnels, mais dépendant aussi de la mesure dans laquelle chaque système juridique autonome s’impose à lui »124.