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Même si le droit écrit, notamment la Constitution, interdit toute atteinte à la liberté de circulation, les autorités coutumières (les chefs coutumiers) défient parfois ces règles dans la résolution des disputes dans la communauté. L’argument souvent utilisé par les chefs pour restreindre la liberté de circulation est fondé sur la volonté de résoudre les différents problèmes sociaux et de criminalité qui se posent dans la société432. Cependant, les solutions proposées ou les manières de procéder pour arriver à des solutions sont parfois contraires aux libertés fondamentales, dont la liberté de circulation. En effet, plusieurs cas de violation de la liberté de circulation ont eu lieu, mais ne sont pas toujours portés devant les tribunaux. Les règlements des disputes se font essentiellement dans les communautés et les habitants respectent très souvent les décisions des chefs. Les journaux, par exemple, rapportent différents cas à Port Vila, la capitale du Vanuatu où à plusieurs reprises, les chefs prennent des décisions de renvoyer les contrevenants, les criminels ou encore les personnes accusées de commettre des infractions, dans leurs propres îles natales. Certains chefs ont même demandé au gouvernement de leur accorder légalement le pouvoir de décider de la déportation des personnes qui commettent des infractions criminelles, de Port Vila vers leurs îles d’origine433. Cet appel a été réitéré par le Conseil provincial de Shefa dans lequel se trouve l’île d’Éfaté (où se trouve Port Vila). En 2004, le journal Daily Post434 a rapporté que la police souhaitait que les chômeurs soient renvoyés dans leurs propres îles, et ce, dans le but de diminuer le taux de criminalité à Port Vila. Un sous-chef de la Police d’alors a exhorté les autorités coutumières à Port Vila d’agir dans ce sens.

Par ailleurs, nous avons aussi recensé un certain nombre de cas de conflit entre le droit coutumier et le droit à la liberté de circulation qui sont réglés devant les tribunaux officiels. Nous allons analyser trois principales décisions de la Cour suprême du Vanuatu et deux autres cas régionaux afin de voir comment les juges tentent de résoudre ce conflit.

432 Wirrick, « Restricting the Freedom », supra note 40, à la page 76 et 78.

433 Len Garae, « Chiefs Demand Power to Punish Criminals », Vanuatu Daily Post, 3 septembre 2003, cité par P. Wirrick

Wirrick, « Restricting the Freedom », supra note 40, à la page 77 ; Tahiti Infos, « Expulsion de criminels vers îles d’origine : Plusieurs États océaniens succombent à la tentation », 9 janvier 2013, en ligne : [http://www.tahiti- infos.com/Expulsion-de-criminels-vers-leurs-iles-d-origine-plusieurs-Etats-oceaniens-succombent-a-la-

tentation_a64903.html] (accessible le 15 février 2013).

434 Len Garae, « Police Want Unemployed Sent Home », Vanuatu Daily Post, 25 novembre 2004, à la page 3. Cité par P.

D’abord, dans un arrêt de la Cour suprême du Vanuatu, Public Prosecutor v. Walter Kota and Ten

Others435, une dispute est survenue entre un couple à la suite d’une sortie nocturne de la femme en boîte de nuit à Port Vila, la capitale du Vanuatu se trouvant sur une autre île que leur île natale (Tanna). Deux chefs venant de leur île natale et résidants à Port Vila ont convoqué une réunion pour résoudre le conflit opposant les deux parties. Les deux chefs et leurs hommes ont réussi avec l’aide des policiers à convaincre la femme à assister à la réunion. Les chefs ont demandé aux deux parties de se réconcilier. La femme a refusé. Les chefs ont alors pris la décision de la renvoyer sur son île natale. Elle a ensuite été kidnappée et mise sur un bateau qui l’a ramenée sur son île. Une semaine plus tard, elle est retournée par avion à Port Vila et avec l’aide d’une association des femmes contre la violence, elle a porté plainte. Les défendeurs ont été jugés et condamnés pour kidnapping conformément aux articles 35 et 105.b du Code pénal du Vanuatu436. Le juge a observé que les chefs doivent comprendre que le pouvoir qu’ils exercent selon la coutume doit être conforme à la Constitution et au droit écrit. L’article 5 de la Constitution dispose clairement que les femmes doivent être traitées de la même manière que les hommes et ne permet aucune discrimination à leur égard. Il garantit aussi la liberté de chacun, notamment celle d’aller et de venir.

Ensuite, dans la décision Public Prosecutor v. George Lingbu437 alors qu’elle résidait à Port Vila, une femme originaire de l’île d’Ambrym fréquentait trois hommes (petits amis). Les chefs de l’île d’Ambrym résidant aussi à Port Vila ont considéré que ce comportement était contraire à la coutume de l’île. Ils ont par la suite demandé à un des leurs d’organiser le renvoi de la femme sur l’île. Celui-ci a exécuté la décision des chefs avec l’aide des autres personnes de la même île. Devant la Cour, il a été accusé d’avoir aidé et encouragé le délit de détention arbitraire contraire à l’article 118 et 30 du Code pénal du Vanuatu. Il a été jugé coupable de ces accusations par la Cour et sanctionné d’une amende. En appel, la Cour a confirmé la décision de première instance en soulignant notamment que l’action menée par le coupable porte atteinte à la liberté de circulation de la fille prévue dans l’article 5 de la Constitution438.

435 Public Prosecutor v. Walter Kota and Ten Others, [1993] VUSC 8 Walter Kota, supra note 435. 436Code Pénal du Vanuatu, supra note 19, art. 35 et 105.b.

437 SCCrAppC, [1983] 3 (Unreported) ; Brown, Reconciling Customary Law, supra note 40, à la page 75.

438Brown, Reconciling Customary Law, supra note 40, à la page 75. Deux autres affaires portant essentiellement sur le

kidnapping mettent aussi en relief le conflit entre le droit coutumier et les attitudes patriarcales qu’il véhicule et les droits et libertés fondamentaux, dont la détention arbitraire et la liberté de circulation. Dans l’affaire In re the Constitution of the

Republic of Vanuatu and the Infant P and her Natural Mother S, [1980-1988] 1 V.L.R. 130, les frères de la demanderesse

l’ont forcée à accepter que sa sœur adopte son enfant né hors mariage. Alors qu’elle résiste, ils l’ont kidnappée de la ville et l’ont ramenée dans son village et ont informé la banque à laquelle elle travaillait qu’elle démissionnait. La Cour a considéré que ses frères ont employé la force pour la convaincre d’accepter l’adoption de son enfant par sa sœur, ce qui est contraire à ses droits constitutionnels. Malheureusement, le verdict n’a pas été rapporté dans la décision. Dans une autre décision Public Prosecutor v. Silas, [1993] 2 V.L.R. 659, un homme a été condamné pour avoir kidnappé sa sœur et

Enfin, une autre affaire au Vanuatu In Re the Nagol Jum, Assal & Vatu v. Council of Chiefs of Santo

1992439, illustre bien les défis qui peuvent survenir quant au respect des droits fondamentaux, dont la liberté de circulation dans le cadre du pluralisme juridique. En effet, dans cet arrêt, une association demandait à exporter le « saut du gaul »440, une pratique de l’île Pentecôte vers l’île de Santo. Le peuple et les chefs de cette île s’opposaient à une telle exportation. L’association a saisi la Cour suprême conformément à l’article 6(1) de la Constitution en arguant que ce refus constituait une violation de ses droits constitutionnels, notamment la protection de la loi, la liberté d’assemblée et d’association, la liberté d’aller et de venir et l’égalité de traitement devant la loi. Elle a demandé à la Cour d’ordonner aux chefs locaux de l’île et au gouvernement local de la province d’autoriser le transfert du saut. La Cour a observé que le rituel en question est particulier à l’île de Pentecôte et revêt des significations particulières dans la coutume. L’association doit donc obtenir l’autorisation des autorités locales pour exporter le saut. En adoptant une approche conforme à la procédure coutumière, la Cour a écarté l’idée d’examiner une violation possible des droits et les libertés fondamentaux reconnus par la Constitution. Selon elle, la question qui se pose concerne essentiellement la coutume et par conséquent, doit être résolue selon celle-ci. La Cour a eu recours à l’article 47(1) de la Constitution selon lequel dans le cas où toute disposition légale fait défaut, le tribunal juge selon les principes de l’équité et dans la mesure du possible en conformité avec la coutume. Il faut noter que l’application du droit coutumier dans ce cas précis écarte l’idée de la violation possible de la liberté d’association de ce groupe, ainsi que sa liberté de circulation.

Des cas similaires surviennent dans la plupart des pays du Pacifique Sud. La décision Remisio Pusi

v. James Leni and Others441 aux Iles Salomon illustre également cette tension entre le droit coutumier et la protection constitutionnelle de la liberté de circulation. Selon les faits, le 11 septembre 1994, une dispute dont l’origine n’est pas claire éclatait entre deux femmes. Le lendemain, le Comité des chefs du village a tenté de résoudre la dispute. Il a demandé au plaignant (un homme proche des deux femmes) si la réunion pouvait avoir lieu chez lui et celui-ci a accepté. Les chefs étaient à peine arrivés que le plaignant s’énervait, criait contre eux et les insultait en leur demandant de quitter sa maison immédiatement. En effet, le plaignant n’a pas bien saisi l’objet de la réunion et pensait que celle-ci allait porter sur son terrain (un terrain en dispute). Les chefs ont l’avoir forcée à aller vivre avec un autre homme, ce qui est contraire au Code pénal du Vanuatu et à son droit constitutionnel de la libre circulation.

439 In Re the Nagol Jum, Assal & Vatu v. Council of Chiefs of Santo, [1992] VUSC 5.

440 Ce rituel de saut en hauteur se pratique pendant les mois de mai et juin. Dans les croyances des populations de cette île

(Pentecôte), cette pratique s’avère nécessaire pour la récolte d’igname.

441 Remisio Pusi v. James Leni and Others, [1997] SBHC 100. Voir dans le même sens la décision samoane : Italia

quitté le lieu en l’avertissant qu’il venait de commettre une faute grave en insultant les anciens du village. Quelques jours après l’événement, le plaignant a tenté à trois reprises sans succès d’obtenir le pardon des chefs. Ces derniers ont refusé ses excuses sous prétexte que celles-ci n’avaient pas été faites conformément à la coutume et l’ont expulsé du village. Le plaignant a ensuite saisi la Haute Cour en lui demandant d’annuler l’ordre d’expulsion à son égard émis par les chefs du village. Il a en plus revendiqué des dommages et intérêts en raison de violation de ses droits constitutionnels, dont la liberté de circulation442. La Haute Cour a refusé sa demande en soulignant que ses droits individuels n’avaient pas été violés étant donné qu’il n’avait pas prouvé qu’il avait bien été expulsé du village par un ordre du Comité des chefs. La Cour avait plutôt estimé que sa réticence à retourner au village était due au fait qu’il n’avait pas encore réparé sa violation de la coutume. La Cour a souligné que chacun doit se rappeler que la Constitution443 des Iles Salomon reconnaît le droit coutumier et par conséquent, ce dernier fait partie de droit salomonais et l’autorité coutumière ne doit pas être méprisée. Elle a souligné qu’il est une erroné de croire que les principes constitutionnels ou de droit écrit « sont mieux » que le droit coutumier. Au contraire, tous les deux doivent s’appliquer selon les circonstances. Elle a continué en disant que le fait de vouloir se servir de la Constitution pour empêcher l’application de la coutume peut engendrer des discordances dans la société. Cette décision montre que les dispositions relatives aux droits fondamentaux ne seront pas nécessairement préférées au droit coutumier, au contraire, tout dépend des circonstances du cas444.

Enfin, une autre importante décision en la matière qui a fait l’objet d’un certain nombre de commentaires445, est l’affaire Leituala v. Mauga, Kilfifi et al446 de la Cour Suprême de Samoa. Dans cette décision, le plaignant était le père d’un adolescent contre lequel les allégations de mauvaises conduites à l’égard du pasteur de l’église méthodiste du village et de sa famille étaient faites. À la suite de ces allégations, le conseil des chefs du village s’est réuni et a décidé d’expulser le plaignant et sa famille du village. Le plaignant n’a pas participé à la réunion étant donné qu’il n’était pas

matai (les hommes ayant des titres de chefferie dans le village) et aucun témoin n’a été sollicité

pour donner des preuves de ces allégations. Le Conseil s’était réuni à treize heures et après que la décision ait été prise, il a ordonné au plaignant et à sa famille de quitter le village au plus tard à 16 heures du même jour. À part un des fils du plaignant, tous les vingt membres de sa famille ont dû quitter le village avant l’heure désignée en laissant leurs maisons, leurs plantations (de cocotier et

442Constitution of Solomon Islands, supra note 24, art. 14.

443Constitution of Solomon Islands, supra note 24, le préambule, art.76 et le Schedule 3. 444 Corrin, « Reconciling Customary Law », supra note 37, à la page 69.

445 Forsyth, « Banishment », supra note 40. 446 Leituala v. Mauga, Kilfifi et al, [2004] WSSC 9.

autres) et leurs animaux. Le fils qui restait encore dans le village était dans la plantation des cocotiers lorsque la décision a été prise et à son retour il n’a pas été informé de la décision. Plus tard, au cours de la soirée, certains hommes du village sont allés le chercher pour l’amener au conseil des chefs. Il a ensuite été attaqué par ces hommes, battu, et a même reçu des coups de pierre. Il a cependant réussi à s’enfuir et a été accueilli par un couple d’un autre village.

Le plaignant a saisi la Cour suprême en arguant que ses droits constitutionnels, dont le droit à la libre circulation, le droit de choisir librement son lieu de résidence, ont été violés par la décision du Conseil des chefs. Les défendeurs (les chefs du conseil) ont argumenté qu’ils ont le devoir de maintenir la paix et l’ordre dans le village et qu’ils ont le pouvoir selon la Village Fono Act447 d’ordonner l’expulsion de toute personne du village. Ils ont justifié l’expulsion par le fait que le village a signé un pacte avec le pasteur en question et qu’ils sont obligés de le protéger, lui et sa famille. La question qui a été posée devant la Cour est la suivante : la Fono Act donne-t-elle à un conseil du village le pouvoir d’ordonner des expulsions en tant que punition dans des circonstances similaires? En effet, l’article 6 de la loi en question prévoit que le Conseil du village peut imposer des punitions conformément aux coutumes et usages de son village. Il précise un certain nombre de sanctions telles que le pouvoir d’imposer des amendes, le pouvoir d’imposer des ordres de travail, mais il n’inclut pas l’expulsion. L’article 3(2) de la loi donne au Conseil du village, l’autorité d’exercer son pouvoir conformément aux coutumes et usages du village.

Les défendeurs soutenaient que l’expulsion faisait partie de la coutume du village et que selon la coutume du lieu, il était approprié de l’imposer en tant que punition lorsqu’il y avait mauvaises conduites à l’égard du pasteur, étant donné la relation spéciale entre le village et le pasteur. Ils argumentaient que l’exercice de ce pouvoir constituait conformément à l’article 13(1)(d), une limite raisonnable à la liberté de circulation puisqu’il s’inscrivait dans l’intérêt de l’ordre public. Les chefs avaient eu notamment recours à l’article 13(4) de la Constitution qui souligne que : « Nothing in subclause (d) of clause (1) shall…prevent the State from making any law in so far as that existing law or the law so made imposes reasonable restrictions on the exercise of the rights confered under the provisions of that subclause in the interests of…public order… ».

La Cour a rejeté les arguments des défendeurs en soulignant que la Village Fono Act ne donne pas le pouvoir au conseil du village (aux chefs) d’expulser qui que ce soit du village et que selon la signification de l’article 13(4) de la Constitution, l’expulsion n’est pas une limite raisonnable à

l’exercice des droits à la liberté de circulation et de résidence conférés par l’article 13(1) de la Constitution. Il n’a pas été mentionné comme pouvant être une sanction imposable par le Conseil du village. Cette omission est intentionnelle de la part du législateur afin de ne pas donner ce pouvoir au Conseil du village. La Cour a ordonné aux défendeurs de compenser les dommages causés au plaignant et à sa famille.