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Dans cette section, nous allons examiner les tensions entre le droit coutumier et le droit à l’égalité des femmes en matière familiale dans les États du Pacifique Sud, en particulier au Vanuatu329. En effet, nous démontrerons que dans ces pays, les coutumes qui touchent les femmes dans ce domaine sont particulièrement néfastes pour elles.

De prime abord, il convient de définir ce qu’est la famille dans cette région. La signification de la famille diffère selon les pays. Dans les législations des pays de la région, la famille n’est pas définie en tant que telle. En mettant en avant les droits collectifs, ces pays ont depuis toujours une conception de la famille étendue. Sue Farran souligne par exemple qu’au Vanuatu, la signification de la famille prend en compte la famille étendue et, par conséquent, inclut toute personne considérée comme étant membre de la famille (notamment les enfants adoptés selon la loi ou la coutume, les enfants nés d’un mariage ou hors mariage, les oncles et les tantes qui vivent sous le même toit, les grands-parents, les parents, les frères et les sœurs, les demi-frères, les demi-sœurs, les beaux-frères et les belles-sœurs) 330.

329 Dans notre étude de cas, nous nous limitons aux conflits engendrés par la rencontre entre le droit coutumier et les

droits fondamentaux, mais la même question se pose aussi lorsque les autres droits (lois françaises ou anglaises applicables au Vanuatu) sont en cause. Ainsi, dans l’affaire Joli v. Joli, [2003] VUCA 27 (Joli), il est question de partage matrimonial lors de la séparation d’un couple marié. En première instance, en se fondant sur le principe d’égalité prévu par la Constitution et la CEDEF, le juge a ordonné un partage à part égal des biens compte tenu de plusieurs années de vie commune. En appel cependant, la Cour suprême a infirmé la décision de première instance. Elle a précisé que bien que l’article 5 de la Constitution garantisse l’égalité de traitement entre les hommes et les femmes, des tels principes constitutionnels constituent des idéaux (« aspirationals ») et doivent être traduits par le Parlement en droit. La Cour a souligné que le Parlement doit décider comment le Vanuatu pourrait refléter les dispositions de la CEDEF dans son droit interne en incorporant des changements qu’il voudrait voir dans les stéréotypes des hommes et des femmes. De plus, en appel, la question s’est posée de savoir quelle loi s’applique dans le cas d’une dispute sur la propriété matrimoniale. La loi nationale Matrimonial Causes Act de 1986 (Matrimonial Causes Act, supra note 219) s’applique, mais il existe des lacunes quant au partage d’un certain nombre de biens (notamment des locations des terrains et des parts d’actions). La Cour a alors recours à une loi d’avant l’indépendance Matrimonial Causes Act 1973 (UK) en se fondant sur la Constitution qui la requiert à défaut de la loi applicable. Le juge a appliqué un certain nombre de dispositions de deux lois pour parvenir à la solution. Rejetant la présomption établie par le tribunal de première instance selon laquelle les biens matrimoniaux sont des biens communs, la Cour suprême soutient que lorsqu’il y a dispute sur le partage des biens matrimoniaux, la propriété doit être déterminée selon les principes ordinaires de droit et d’équité comme il a été décidé dans l’affaire Baumgartner v. Baumgartner, [1987] HCA 59, même s’il s’agissait dans ce cas, des couples non mariés. Pour les couples mariés, la Cour a le pouvoir de prononcer des ordonnances d’ajustement, appliquant les dispositions concernées de la Matrimonial Causes Act 1973 (UK) Matrimonial Causes Act 1973, supra note 220. En somme, dépendamment de temps passé ensemble et leurs contributions respectives, la Cour peut aboutir à une conclusion selon laquelle, les biens seront divisés à peu près également entre les ex-conjoints. Le pluralisme juridique est en cause dans toutes ces décisions.

330 Sue Farran, A Digest of Family Law in Vanuatu, Port Vila, School of Law, University of the South Pacific, 2003, à la

Dans le même sens, une analyse des lois dans le domaine de la famille montre que la définition retenue au Vanuatu est celle de la famille étendue. L’article 16 (15) de la Rules of Civil

Procedure331 dispose que la famille comprend toute personne acceptée comme membre de la famille, qu’elle soit reliée par le sang ou le mariage. De même, l’article 3 de la nouvelle loi (Family

Protection Act) définit un membre de famille comme l’époux(se) de la personne, l’enfant de la

personne ou de l’époux(se), un parent de la personne ou de l’époux(se), un frère ou une sœur de la personne ou de l’époux(se), et toute autre personne traitée par la personne comme un membre de la famille332. Nous retenons donc dans le cadre de cette étude la définition juridique de la famille étendue.

Avant tout développement, deux points méritent d’être soulignés. Premièrement, dans les États du Pacifique Sud, le droit de la famille est assez fragmenté. Ainsi, le droit familial vanuatais dispose de diverses sources juridiques. Le droit civil français avant l’indépendance, le droit anglais avant l’indépendance et le droit étatique à partir de l‘indépendance s’y trouvent à s’appliquer. De plus, plusieurs litiges en droit de la famille ne sont pas résolus devant les tribunaux d’État, mais selon des mécanismes traditionnels mis en place par les membres des familles ou par les chefs coutumiers des villages. Il s’agit en réalité de règlement des conflits selon le droit coutumier. Devant les tribunaux officiels, les avocats peuvent invoquer la coutume, mais à la condition que celle-ci soit efficacement prouvée de manière à obtenir l’approbation du juge. Dans le cas contraire, les juges chercheront à appliquer un autre droit333. Parfois, les juges appliquent les lois coloniales qui existaient avant l’indépendance lorsque les lois nationales présentent des lacunes334. Ainsi même si certaines législations en la matière ont été adoptées par le parlement national, il n’en reste pas moins des domaines non réglementés. Souvent, les juges appliquent la loi invoquée par les avocats des parties. Dans l’affaire Joli v. Joli335, le juge a appliqué la loi anglaise qui existait avant l’indépendance, alors même que les deux parties étaient francophones. Il aurait pu recourir au droit français d’avant l’indépendance qui s’applique aussi au Vanuatu de par l’héritage colonial du pays. Or, les avocats, qui sont la plupart du temps anglophones, invoquent rarement le droit français. Sue Farran déplore la perdition du droit français au Vanuatu et parle d’une opportunité manquée en matière de droit de la famille, puisque certaines dispositions du droit de la famille français peuvent être

331 Civil Procedure Rules no49, 2002, art 16.15 : « Family includes a person who is accepted as a member of a family,

whether or not the person is related by blood or marriage to the other members of the family » Civil Procedure Rules.

332Family Protection Act, art. 3, supra note 3.

333Waiwo, supra note 167 (voir notre analyse dans la partie préliminaire). 334Joli, supra note 329.

particulièrement adaptées aux structures familiales que connaît le Vanuatu contemporain336. En effet, le droit français étant codifié, il est plus accessible particulièrement pour les avocats et les juges.

Deuxièmement, il faut noter que le droit coutumier est le droit le plus influent dans le domaine de la famille337. Il a été observé que la coutume touche essentiellement des questions familiales338. Inversement, la famille est cruciale pour le maintien du droit coutumier. En effet, pour préserver leurs identités culturelles collectives, ces sociétés tentent de contrôler la famille puisque celle-ci est porteuse de la culture. Ainsi, dans les communautés traditionnelles où s’applique essentiellement le droit coutumier, les questions de famille, de clan et de lignage reviennent régulièrement dans l’actualité locale. La famille est importante pour l’organisation de la plupart des groupes et sociétés. Contrairement aux modèles de droit de la famille occidentaux centrés sur la famille nucléaire et sur les droits des individus qui s’y trouvent, le droit de famille coutumier met en avant les intérêts des groupes communautaires. L’unité familiale en Mélanésie et au Vanuatu est étendue et sur ce point, diffère considérablement de la famille nucléaire reconnue par les puissances coloniales.

L’actuel droit positif du Vanuatu et des États du Pacifique Sud régissant les relations familiales est celui hérité des puissances coloniales. Avant l’adoption des législations dans ces pays, la vie familiale était régie par la coutume. Aujourd’hui, plusieurs communautés traditionnelles appliquent encore la coutume pour résoudre des conflits, notamment familiaux. De plus, comme nous le verrons, il arrive aussi que les juges appliquent des normes coutumières (même celles non prouvées devant les tribunaux), lorsque celles-ci sont invoquées devant lui, pour résoudre des conflits familiaux. Or, celles-ci sont parfois contraires au droit écrit, notamment aux droits fondamentaux des femmes339. Précisons une fois de plus que cette situation a été facilitée, entre autres, par le constituant lorsqu’il a fait de la coutume une source de droit. Nous ne sommes pas contre la coutume en tant que telle, mais nous désirons montrer ici que cette situation de pluralisme juridique qui permet la reconnaissance officielle des autres ordres tels que la norme coutumière a comme effet pervers ou néfaste de produire des inégalités envers les femmes. En d’autres termes, le droit « les invisibilise », « les ignore » et « les considèrent » comme des personnes de seconde classe.

336 Farran, « Family Law », supra note 37, à la page 367.

337Brown, Reconciling Customary Law, supra note 40, à la page 101.

338 B.T. Bennett, A Sourcebook of African Customary Law for Southern Africa, Cap Town, Juta & Co, 1991, à la page

145 ; Brown, Reconciling Customary Law, supra note 40, à la page 101.

339 John Luluaki, « Customary Marriage Laws in Commonwealth : A Comparison between Papua New Guinea and

Anglophonic Africa », (1997) 11 Int. J. Law Policy Family 1, à la page 4 ; Mere Pulea, The Family Law and Population in

the Pacific Islands, Suva, Institute of Pacific Studies, Suva, 1986, à la page 2-3 ; Samoan Public Trustee v. Collins, [1961]

Ainsi, dans un premier temps, nous allons aborder la question du mariage/d’union de fait, leurs effets juridiques et le droit coutumier (Paragraphe I). Nous analyserons dans un deuxième temps, les coutumes qui touchent les femmes dans le domaine de la propriété et de la succession (Paragraphe II) et dans un dernier temps, nous traiterons de la pratique de réconciliation coutumière dans le domaine familial (Paragraphe III).

PARAGRAPHE I : LE MARIAGE/L’UNION DE FAIT, LEURS EFFETS JURIDIQUES ET