• Aucun résultat trouvé

PARAGRAPHE I : LE PLURALISME JURIDIQUE EN THÉORIE

2) L’opposition entre le droit étatique et le droit non étatique

Le débat autour de la notion du pluralisme juridique est lié avant tout à la définition du droit125. Brian Tamanaha note que la divergence des auteurs sur la définition du pluralisme juridique est due à leur conception différente de ce qu’est le droit126. Même si ces auteurs s’accordent sur l’existence de la pluralité de droits dans toutes les sociétés, ils sont cependant en désaccord sur la définition même du droit. À titre d’exemple, en tenant compte des différents ordres normatifs, John Griffiths définit le droit comme l’autorégulation d’une société semi-autonome127. Marc Galanter adopte le point de vue de Hart en soutenant qu’il faut différencier et réinstitutionnaliser les normes en des règles primaires et secondaires128. Tandis que les règles primaires se rapportent aux actions que les individus doivent ou non accomplir, les règles secondaires se rapportent aux règles primaires elles- mêmes en déterminant comment ces dernières doivent être identifiées, édictées, abrogées ou modifiées129.

Cette divergence pose un problème d’analyse du pluralisme juridique. Tant qu’il y aura désaccord sur la définition du droit, l’idée de pluralité des droits restera floue et le pluralisme juridique n’aura pas un fondement solide130. Par conséquent, celui-ci suscite toujours autant de débats. Dans ce sens, la question suivante revient très souvent : les ordres juridiques non étatiques font-ils partie du droit?

123 J. Griffiths, « What is Legal Pluralism », supra note 108, à la page 38. 124 Vanderlinden, « Réseaux », supra note 120, à la page 25-26.

125 Rouland, « Pluralisme juridique en anthropologie », supra note 110, à la page 570.

126 Brian Tamanaha, A General Jurisprudence of Law and Society, New-York, Oxford University Press, 2001, à la page

172-173 Tamanaha, General Jurisprudence ; Brian Tamanaha, « Understanding Legal Pluralism : Past to Present, Local to Global », (2008) 30 Sydney L. Rev. 375, à la page 390 Tamanaha, « Understanding ».

127 J. Griffiths, « What is Legal Pluralism », supra note 108, à la page 38. La définition originale : « Law is the self-

regulation of a semi-autonomous social field ».

128 Galanter, « Justice », supra note 116, à la page 18-19 ; Tamanaha, General Jurisprudence, supra note 126, à la

page 173.

129 H.L.A Hart, Le concept de droit, Oxford, Oxford University Press, 1961, à la page 119. 130Tamanaha, General Jurisprudence, supra note 126, à la page 173.

Les auteurs ne sont pas tous d’accord sur ce qui différencie le droit non étatique et le droit étatique. Brian Tamanaha soutient que le concept de droit doit être réservé seulement au droit étatique basé sur un système institutionnalisé avec les législations, la police et les tribunaux. Les autres droits ne sont que des ordres sociaux131. Or, les auteurs comme John Gilissen, John Griffiths, Marc Galanter132 ou encore Anne Griffiths133 rejettent cette idée de monisme étatique ou centralisme juridique et considèrent que le droit non étatique y compris les normes sociales (le droit coutumier) fait aussi partie du droit. Les normes peuvent donc signifier non seulement des interdictions sanctionnées par des autorités, mais aussi des normes acceptées comme base ou critère de tout comportement approprié. La difficulté qui se pose est donc de savoir comment proposer une définition du droit qui va inclure tous ces concepts. Les définitions du droit ne permettent pas de regrouper toutes ces normes sociales. Ainsi, prenons par exemple la définition du droit d’un anthropologue. Malinowski définit le droit comme un ensemble de prescriptions obligatoires considérées comme des droits par une partie de la tribu et comme des devoirs par l’autre partie, mises en vigueur à l’aide d’un mécanisme précis de réciprocité et de publicité inhérent à la structure même de la société134. Or, cette définition non seulement va trop loin en ce qu’elle appelle droit tout ce qui vise à assurer l’ordre, l’uniformité et la cohésion du groupe, mais elle ne correspond pas non plus au droit coutumier qui peut signifier des valeurs sous-tendant les comportements appropriés, c’est-à-dire des modes de réglementation des comportements qui ont un caractère semi-juridique.

Sur le plan purement juridique, John Austin, célèbre pour sa théorie analytique du droit, a donné une définition assez stricte du droit en soutenant qu’il s’agit d’une règle énoncée par un être intelligent à l’intention d’un être intelligent sur lequel il exerce son autorité135. Cette conception implique l’existence d’une autorité politique souveraine à laquelle, dans une société politique organisée, le peuple a coutume d’obéir sous peine de sanction. Or cette définition ne correspond pas au droit coutumier qui peut se situer dans une société politiquement non organisée.

En somme, les définitions du droit ne permettent pas de clore le débat sur ce qu’est le droit en

131 Tamanaha, « Understanding », supra note 126, à la page 397. 132 Galanter, « Justice », supra note 116, à la page 2.

133 A. Griffiths, « Legal Pluralism », supra note 109, à la page 289-310.

134 Bronislaw Malinowski, Crime and Custom in Savage society, London, Routledge & Kegan Paul Ltd, 1956, première

publication en 1926, à la page 55 et 58 ; Taslim Olawale, La nature du droit coutumier africain, Paris, Présence africaine, 1998, à la page 65 et 66 Olawale, Droit coutumier.

135 John Austin, Lectures on Jurisprudence or the Philosophy of Positive Law, London, Spottiswoode and Co, 1875, à la

prenant en compte tous les ordres normatifs136. En constatant ce problème conceptuel, Tamanaha avance que le concept du pluralisme juridique ne peut pas ou ne doit pas être défini puisqu’il s’agit en réalité d’un concept qu’un groupe d’une société donnée parvient à découvrir et le nomme « droit ». Il ne peut pas être formulé en des termes, quels qu’ils soient, puisque les termes le décrivant changent dans le temps et dans l’espace137. Cependant, Jacques Vanderlinden critique cette position de Tamanaha qu’il qualifie d’essentialiste. Ainsi souligne-t-il, si les rapports normatifs ne sont du « droit » que lorsque les gens situés à l’intérieur d’une arène sociale les caractérisent conventionnellement comme « droit », tel que l’écrit Tamanaha, cela suppose qu’il y ait, dans chaque société, un terme dont nous décidons qu’il correspond exactement à notre droit. Mais que fait-on des sociétés situées dans l’espace et le temps au sein desquelles pareil terme n’est pas identifiable, ou plutôt ne l’est que parce que nous y rechercherons le mot qui correspond à notre vision essentialiste du droit?138

Ainsi, pour comprendre le concept du pluralisme juridique, les ordres et les systèmes juridiques doivent être clairement identifiés. Le pluralisme juridique en tant que tel rejette la définition du droit limité au droit étatique. Mais lorsque le droit non étatique y est admis, il est difficile de définir précisément le droit. Puisqu’il n’est pas possible de définir le droit sans tenir compte des normes sociales existantes, Woodman propose que le droit soit défini comme toute forme de contrôle social139. Il constate que la frontière entre le droit étatique et le droit non étatique n’est pas clairement délimitée. Les normes non formelles et non adoptées par le législateur sont aujourd’hui considérées comme faisant partie du droit étatique. Les lois ont des sources diversifiées. Toutes les normes ne sont pas issues des codes législatifs140. En somme, il est difficile d’établir une différence claire entre le droit étatique et le droit non étatique.

Enfin, après avoir abordé ces débats et discussions théoriques sur le pluralisme juridique, le moment est venu pour nous de prendre une position claire sur ce dernier qui nous guidera dans nos argumentations tout au long de notre recherche. Nous entendons par pluralisme juridique la coexistence dans un même espace de plusieurs ordres ou systèmes juridiques concurrentiels141.

136Olawale, Droit coutumier, supra note 134, à la page 51-71 ; Jonathan Aleck, « Introduction : Custom is Law in

Papua New Guinea », dans Jonathan Alek et Jackson Rannels, dir., Custom At the Crossroads, Port Moresby, Faculty of Law, University of Papua New Guinea, 1995, 1.

137 Tamanaha, « Understanding », supra note 126, à la page 396. 138 Vanderlinden, « Réseaux », supra note 120, à la page 34.

139 Gordon Woodman, « Ideological Combat and Social Observation, Recent Debate About Legal Pluralism », (1998) 42

J. Legal pluralism & Unofficial L. 21, à la page 44 Woodman, « Ideological ».

140 Woodman, « Ideological », supra note 139, à la page 50-54. 141 Otis, « Les figures », supra note 110, à la page 10.

Nous nous rangeons donc aux côtés des tenants du pluralisme juridique radical qui reconnaissent les autres ordres normatifs. Nous retenons cette définition parce que nous ne nous interrogeons pas sur la validité de la coutume, autrement dit que nous croyons à la validité de celle-ci (qu’elle soit, comme nous le verrons en détail plus loin, une norme considérée par certains comme contraignante, une règle ou procédure de résolution de confit dans certaines communautés traditionnelles ou encore des codes de valeurs auxquels les membres d’une communauté se considèrent liés). C’est ainsi que nous montrerons dans le corps de la thèse que l’interaction entre les différents ordres ou systèmes juridiques conduit à un conflit de normes pouvant constituer, dans certains cas, un défi au respect des droits fondamentaux. Notre étude de cas qui est abordée en détail dans le corps de notre thèse confirmera nos hypothèses. Autrement dit, nous serons très critique vis-à-vis du pluralisme juridique, en particulier du droit coutumier. Cela veut-il dire que nous rejetions le droit coutumier dans son entièreté? Aucunement. Comment peut-on écarter le droit coutumier alors que celui-ci représente un code de valeurs important pour les peuples autochtones?142 Comment peut-on isoler un droit qui est le fondement même du système foncier au Vanuatu? Nous plaidons donc pour une définition du droit plus large à l’image de celle de Taslim Olawale pour qui « le droit d’une collectivité donnée est l’ensemble des règles que ses membres reconnaissent comme obligatoire »143.

Pour mieux comprendre la notion du pluralisme juridique, l’étude d’un cas concret s’impose.