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LA LECTURE DES TEXTES LITTÉRAIRES, MÉDIATIONS CULTURELLES ET

1. Lecture, (inter)culturel

1.1. Lire, une interaction texte / lecteur

1.1.1. La lecture, pierre de touche de la question littéraire

Depuis plus de trente ans, de nombreux travaux critiques font du lecteur, et de la lecture, la pierre de touche de la question littéraire :

«Face aux deux questions, dont la naïveté ne doit pas cacher l’importance, ”qu’est- ce que la littérature ?” et ”comment étudier les textes ?”, les théoriciens ont redécouvert la pertinence de cette réponse si simple qu’on l’avait oubliée : la littérature, c’est ce qu’on lit – ou, plus exactement ce qu’on continue à lire.» (Jouve 1996 : 5)

Les différents modèles élaborés pour rendre compte de la spécificité de la communication littéraire sont en effet passés d’une centration sur l’auteur à une centration sur le texte, puis sur le lecteur, devenu objet de toutes les attentions (Albert et Souchon 2000 : 34-37).

Pendant longtemps, en effet, l’œuvre a été perçue comme expression de l’auteur. Dans cette optique, la lecture est une relation inégale, unidirectionnelle entre l’auteur et le lecteur : le premier est seul garant du sens de l’œuvre et lire est avant tout essayer de retrouver, de reconstruire le sens initié par son créateur, dont l’œuvre est la dépositaire. L’intention de l’auteur – ce qu’il a voulu dire – apparaît dans cet ordre d’idées comme le «critère pédagogique ou académique traditionnel du sens littéraire» dont la «restitution est ou a longtemps été la fin principale, ou même exclusive, de l’explication de

texte» (Compagnon s.d.). Ces thèses intentionnalistes conduisent à privilégier des lectures de types biographiques (l’homme et l’œuvre) et / ou historiques - la vie de l’auteur étant notamment censée livrer les clefs de l’œuvre. Les démarches de G. Lanson ou de Sainte- Beuve en sont une illustration exemplaire.115

Puis des modèles de centration sur le texte ont succédé à ces modèles de centration sur l’auteur, la mort de l’auteur proclamée par la Nouvelle Critique116 conduisant à ne plus rechercher le sens à travers une hypothétique reconstruction des intentions de l’auteur mais par l’examen d’un texte se suffisant à lui-même. De l’auteur, il est fait table rase et à l’instar de S. Mallarmé, on demande «la disparition élocutoire du poète, qui cède l'initiative aux mots» (Mallarmé, «Crise de vers», 1896, cité par Compagnon, sd). À une lecture recourant à des données extérieures (biographiques, historiques) est opposée une lecture centrée sur (enfermée dans ?) le texte. On pourra retenir pour exemple la célèbre analyse du poème de Baudelaire «Les Chats» menée par C. Lévi-Strauss et R. Jakobson, lecture reposant sur une mise en évidence des structures internes de l’œuvre, actualisées de manière formelle par une démarche objective. Ces approches immanentistes conçoivent le sens comme une propriété des textes, envisagés comme réseau, tissage : comme des énoncés dotés, ainsi que le décrit avec humour J.-L. Bellemin-Noël :

«d’une unité organique bien délimitée, rabattus sur leurs structures, isolés de leurs voisins, possédant chacun son moteur. Autarciques, autonomes, automobiles. Cela fonctionnait, avec de légères variations dans les sources de l’énergie, selon les trois régimes principaux : le langagier, le social, l’inconscient. Et cela marchait tout seul, sans personne pour mettre du carburant, braquer les roues, actionner les freins.» (Bellemin- Noël 2001 :16)

La décennie suivante voit un nouveau déplacement du curseur, qui s’arrête, cette fois, sur le pôle du lecteur, désigné comme le principal critère de la signification littéraire. La mort de l’auteur a ainsi pour corollaire l’assomption du lecteur : l’unité du texte est à chercher dans sa destination, non plus son origine : «une théorie des textes littéraires semble bien ne plus pouvoir se passer du lecteur» écrit W. Iser (1985 : 69). Le phénomène littéraire n’est plus «seulement» le texte, mais aussi la lecture et l’ensemble des réactions possibles du lecteur au texte, énoncé et énonciation» (Riffaterre, La Production du texte, 1979 cité par Dufays 1994 : 30). Ces modèles centrés sur le récepteur - et c’est la perspective qui est la nôtre dans cette recherche - placent le lecteur et la lecture à la source du sens du texte et constituent ainsi une véritable rupture épistémologique. Ils inaugurent aussi, d’une certaine

115 Ces conceptions sont déjà remises en cause par Proust lorsqu’il affirme qu’un livre «est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c'est au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir» (Proust, Contre Sainte-Beuve, 1954, cité dans Brunn 2001 :148).

116 M. Foucault «Qu’est-ce qu’un auteur», R. Barthes «La Mort de l’auteur» - la querelle la plus illustre entre partisans et adversaires de «l’intention» est bien évidemment celle qui opposa R. Barthes et R. Picard au sujet de Racine.

manière, le retour en force (en grâce) du Sujet – sujet lecteur (cf. infra) cette fois devenu cible de toutes les attentions.

Tout comme les théories du texte trouvaient leur inspiration et leur justification du côté de la linguistique structurale, ces théories de la lecture prennent appui sur la reconsidération du modèle de la communication, les travaux de la linguistique de l’énonciation, de la pragmatique, de la linguistique interactionnelle. Elles marquent en effet une attention nouvelle à la parole (au sens saussurien) à côté de la langue, à la question du sujet, producteur mais aussi récepteur, et n’envisagent plus l’élaboration du sens comme simple «décodage» mais comme co-construction au cours de laquelle le destinataire prend une part active.

Malgré leur sujet de prédilection commun, les travaux qui s’intéressent au rôle constitutif du pôle de la lecture dans les composantes qui définissent l’identité du texte littéraire sont de nature et d’inspiration fort différentes, comme en témoigne la liste donnée par U. Eco - liste qui ne saurait d’ailleurs être exhaustive :

«À partir des années soixante, les théories sur le couple Lecteur-Auteur se sont multipliées à l’envi, si bien qu’aujourd’hui, outre le narrateur et le narrataire, nous avons des narrateurs sémiotiques, des narrateurs extra-fictifs, des sujets de l’énonciation énoncée, des focaliseurs, des voix, des méta-narrateurs, des lecteurs virtuels, des lecteurs idéaux, des lecteurs modèles, des super-lecteurs, des lecteurs projetés, des lecteurs informés, des archilecteurs, des lecteurs implicites, des métalecteurs, etc.» (Eco 1992 : 21)

Pour les besoins de notre recherche, nous nous attarderons sur une répartition de ces nombreuses modélisations en deux grandes catégories, selon les aspects de la lecture auxquels ils s’intéressent :

- les théories interne ou théories de l’effet - Wirkung - (Dufays 1994) restent «à l’intérieur» du texte et s’interrogent sur la manière dont celui-ci «influencerait, voire déterminerait, l’activité de ses récepteurs». Ces travaux partent d’un même présupposé, à savoir «qu’il existe une structure contraignante de la textualité, que dans chaque texte est inscrit un programme de lecture spécifique» et analysent la manière dont le texte modélise sa réception - à l’instar de M. Charles qui définit une «rhétorique de la lecture, c'est-à-dire «une théorie du discours mais [...] du discours en tant qu'il est reçu, ou à recevoir, de telle ou telle manière. Disons une théorie du discours comme effet» (Charles 1977 : 79). Ce qui retient l’attention est notamment la manière dont un texte donné «programme» ou «encode» un lecteur susceptible de le lire de la manière la plus pertinente possible. C’est ici que le lecteur implicite (Iser), abstrait (Lintvelt) ou modèle (Eco) trouve sa place : il s’agit de chercher le parcours que le texte impose à son lecteur, et celui-ci est plutôt envisagé comme une instance abstraite, présupposée par l’œuvre – un rôle que doit endosser le lecteur.

- les théories «externes» ou théories de la réception (Dufays 1994) étudient quant à elles la manière dont le lecteur réel réagit à ce rôle que lui propose le texte. Elles s’intéressent à la réception effective des textes par les lecteurs, analysent ce que Eco nomme «l’intervention interprétative du destinataire» (Eco 1992 : 6). La pluralité des lectures

possibles est envisagée dans cette perspective moins comme un effet du texte que de l’activité du lecteur et des innombrables significations qu’il peut projeter sur le texte. Ces travaux essaient de rendre compte, de différentes manières, des mécanismes de la lecture, de décrire ses règles ; de rendre compte «de l’influence exercée sur la lecture par les différents contextes de réception, que ce soit ceux de l’histoire (Jauss, Chartier, Labrosse), du psychisme des lecteurs (Jouve, Picard), des divers groupes sociaux (Escarpit, Bourdieu, Lafarge, Leenhardt, Poulain)» (Dufays 1994).

Notre propre démarche prend place dans ce dernier cadre, puisqu’il s’agit pour nous d’examiner des lecteurs empiriques et de rendre compte de leur activité - néanmoins, nous serons amenée à examiner comment lecteur modèle et lecteur réel se rencontrent, divergent ou convergent selon les situations.

Notre propos n’est pas ici de recenser l’ensemble des travaux qui se sont intéressés à cette dynamique texte / lecteur. Il convient cependant de rappeler de manière synthétique quelques idées force des théories auxquelles nous adosserons notre travail, qui mettent toutes en avant l’activité interprétative du lecteur – même si leur multiplicité et leur diversité font qu’un chercheur comme V. Jouve en vient à se demander, dans l’ouvrage de synthèse qu’il consacre à cette question si le lecteur est même «pensable» et parle à ce sujet de «véritable casse-tête rhétorique» (Jouve 1993 : 34).

1.1.2. La collaboration interprétative du lecteur

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