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LA LECTURE DES TEXTES LITTÉRAIRES, MÉDIATIONS CULTURELLES ET

J.- L Dufays (1994) décrit ainsi les savoirs qui «sont nécessaires pour pouvoir lire» et que l’on acquiert en lisant Ces codes du lecteur peuvent se subdiviser en stéréotypes et en

1.3.3. D’un contexte à l’autre : variation des réceptions

Cette diversité des réceptions est mentionnée à titre d’exemple dans certains travaux consacrés à la lecture (et notamment à la lecture dans la classe de langue). A. Séoud analyse ainsi la manière dont la culture de ses lycéens tunisiens influence la lecture qu’ils mènent du «Lac» de Lamartine (1997 : 152-157). Jean Verrier évoque lui aussi plusieurs cas où l’interprétation d’un texte se fait à travers le prisme des références culturelles des lecteurs : par exemple un élève malien pour qui « la pluie qui tombe sur la ville, dans le poème de Verlaine, appelle les cris de joie et non les pleurs», ou bien des « des collégiens de la banlieue parisienne auxquels une ethnologue raconte des contes du Burkina Faso» et qui «transforment une "histoire d’enfant terrible" parce qu’ils ne peuvent accepter qu’un père tue son propre fils» (1994 : 167-168).

Un certain nombre de travaux s’y sont intéressé de manière plus systématique. On pourra ici, pour mémoire, en rappeler quelques-uns, qui s’ancrent dans le champ de la sociologie de la lecture et / ou dans celui de la didactique de la littérature.

Une des premières études marquantes dans ce domaine est celle de J. Leenhardt et P. Josza : dans Lire la lecture, ils ont eu pour projet d’analyser les conditions de la pluralité interprétative des oeuvres littéraires,

«de mettre en évidence la multiplicité et la structure des interprétations données à des textes /.../ "romanesques", et cela au plan des problématiques sociales, politiques, é t h i q u e s , p h i l o s o p h i q u e s q u i y s o n t e x p l i c i t e m e n t o u i m p l i c i t e m e n t développées.» (Leenhardt et Josza 1982 : 28-29)

À cet effet, ils ont pratiqué une étude comparative entre la réception de deux romans, Les Choses de G. Perec et Le Cimetière de rouille d’E. Féjès, par un public français et par un public hongrois. Les deux romans, contemporains (1965 et 1962) 137, ont été choisis notamment parce qu’ils traitent de la réalité contemporaine des deux pays où ils ont été écrits (et où ils sont lus dans le cadre de cette enquête). Ils sont proposés à six échantillons, répartis en catégories socio-professionnelles, qui doivent répondre à un questionnaire en deux parties, la première mettant à jour leur système de valeur littéraire, le seconde portant plus précisément sur la lecture de chacun des deux romans.

Les résultats obtenus leur ont permis de mettre en évidence trois grandes catégories d’appréhension des textes : différents «systèmes de lecture» font apparaître des «investissement de valeurs qui transitent par des formes».138

Autre conclusion, ces catégories d’appréhension des textes se répartissent en fonction de «la position des lecteurs dans l’éventail socio-démographique» : le sexe, le niveau scolaire, la mobilité sociale, le pays et le groupe socio-culturel d’appartenance sont autant de variables qui conditionnent la réception. De plus, des dissemblances sont repérables entre les lectures du roman «national» et celles du roman «étranger» : pour ce dernier, «l’absence de savoirs sur la réalité référentielle» du roman lu «ouvre la voie à un placage idéologique plus uniforme» (Leenhardt et Josza 1982 : 319).

M. Burgos, qui a participé à cette enquête de J. Leenhardt et P. Josza, a initié plusieurs autres enquêtes comparatives portant sur la lecture par des adolescents de cultures et d’origines différentes d’oeuvres

«dont la référentialité spatio-temporelle est maintenue dans une incertitude significative tandis que la problématique abordée (la violence, la guerre, la souffrance, le mal) se prêtait à toutes les projections.139» (Burgos 2010 / 2011 : 2)

Elle a ainsi mis en oeuvre une première enquête dans laquelle elle s’est intéressée aux interprétations du Grand Cahier d’A. Kristof par des jeunes de l’enseignement professionnel en France et en Allemagne. Une seconde, menée conjointement avec M. Hébert, a étudié la

137 Le roman de G. Perec a été publié en 1965 en France et traduit en Hongrie en 1966, celui de E. Féjès publié en 1962 et traduit en 1966.

138 Les modes de lectures identifiés sont les suivants :

- un mode de lecture phénoménal (S1) qui correspond à «un possible raisonnable à l’intérieur et en rapport avec le système politique et sociologique au sein duquel le lecteur imagine qu’évoluent les personnages» ;

- deux modes de lecture «évaluative» (S2) se caractérisant par une dimension «identifico- émotionnelle» : dans le premier (A), se rangent les lectures «où se développent une condamnation, un reproche ou une critique fondés sur un certain nombre de valeurs faisant fonction d’idéal. Il pourra s’agir des valeurs de la culture, de la liberté, de la conscience, de la communauté, en un mot de tous les grands vecteurs de l’action dans notre civilisation». Dans le second (B), les jugements proférés «au nom de la cohérence d’un système éthique» fondée sur «le dynamisme, le travail , la progression sociale, le sérieux et la fermeté morale» ;

- enfin, un mode de lecture synthétique (S3) où les lecteurs essaient de «situer les actes ou les jugements par rapport à l’environnement et à la causalité sociale.»

la réception du Passeur de L. Lowry, par des adolescents en France, au Québec et au Burkina Faso. Les deux chercheuses se sont ainsi demandées :

«à quelles sources (psychiques, culturelles et sociales) s’alimente l’activité fictionalisante et interprétative de ces jeunes lecteurs (québécois, français et africain); puis quels sont les territoires mentaux ici convoqués (affects, expériences, conditionnements, savoirs sur le monde, la littérature) et qui contribuent aux reconfigurations de cette contre-utopie que propose le roman de Lowry.» (Burgos et Hébert 2008 : sp)

Elles se sont notamment intéressées «aux conditions de possibilité de la fonction identificatoire chez des lecteurs qui appartiennent à des sociétés qui pensent selon des modalités fort différentes la place de l’individu au sein des divers groupes d’appartenance» (Burgos et Hébert 2008 : sp).

Les données ont été recueillies par des méthodologies variées : cercles de lecture, entretiens avec les élèves ... et leur analyse a permis de mettre en avant des différences notables dans les «territoires mentaux» convoqués par les adolescents de ces différents pays. Ainsi, les jugements axiologiques activés par les lecteurs diffèrent fortement selon leur origine : par exemple, l’euthanasie des vieillards et des handicapés est sévèrement jugées par les jeunes burkinabés, et examinée avec plus de distance par les lecteurs français.

Dans un champ d’étude voisin, d’autres travaux, qui s’intéressent quant à eux à la variété des réceptions d’un même texte dans des contextes éducatifs différents. C’est par exemple le cas d’une vaste enquête initiée à l’échelle européenne par l’INRP, sous la houlette de D. Dubois-Marcoin (2008) qui examine la réception de «La Petite Sirène d’Andersen» dans des contextes éducatifs très différents (enseignant en formation, classes de BTS, écoles primaires, lycéens, publics FLE et dans différents pays : France Espagne, Québec Italie Suède ... Là encore, des différences notables sont notées, tant dans les démarches pédagogiques initiées pour lire le texte que dans les interprétations qui en sont données, différences soumises à de multiples variables (caractéristiques de l’institution éducative envisagée, place et objectifs qu’elle assigne à la littérature, activités qu’elle lui assigne traditionnellement, regard porté sur l’histoire de la «Petite Sirène» selon les cultures envisagées, la place du texte dans le patrimoine littéraire des pays où les données sont recueillies ...).

Nous évoquerons enfin une dernière recherche, menée par D.-R. Charbonneau qui s’est intéressée, dans le cadre de sa thèse, à la manière dont des étudiants étrangers inscrits dans des cours de littérature d’un centre de langue universitaire perçoivent les spécificités de ce qu’elle nomme un l’enseignement «à la française» de la littérature française. Elle voit ainsi ces cours de littérature «en immersion» comme une rencontre entre différentes traditions universitaires - et le lieu pour les étudiants d’une forme d’acculturation :

«Dans le cadre d'un enseignement national de la littérature en situation universitaire, il existe une concordance entre les cultures d'apprentissage et d'enseignent des enseignants et des enseignés issus d'un système de scolarisation commun ; mais cette adéquation entre ces deux cultures cesse, lorsque enseignants et enseignés ne

parlent plus la même langue éducative, notamment dans le cas d'apprenants étrangers suivant des cours en immersion.» (Charbonneau 2007b : 157)

D.-R. Charbonneau a ainsi réalisé des entretiens auprès de 35 étudiants (japonais, allemands et américains) et mis au jour l’existence de différents «profils littéraires» qui correspondent à des pratiques du texte et à des conceptions divergentes de la littérature :

«En fonction du point d'ancrage des enquêtés, les pratiques littéraires françaises ne sont pas perçues de façon identique.» (Charbonneau 2007b : 158)

Les conclusions de cette recherche nous intéressent tout particulièrement, bien évidemment, en raison de la proximité entre le contexte où elle a été réalisée et celui où nous avons recueilli une partie de nos propres données (centres de langues universitaires en France). D.-R. Charbonneau repère notamment des «dissemblances qui opposent les réceptions et les représentations des publics japonais et américains des cours de littérature française en France» (2007b : 159). Ces derniers «revendiquent une appropriation du texte littéraire» et pour eux «la littérature est proche du lecteur qui se lit à travers le texte» (2007b : 159) :

«Grâce à une approche et une lecture personnelle et intimes du texte, l'étude de la littérature a une visée pragmatique, ce qui serait favorisé par le système américain. Ce rapport personnel et formateur qu'entretient chacun avec la littérature en constitue tout l'enjeu et tout l'intérêt. Un expression libre et intime qui s'appuie sur le texte littéraire est encouragée par le système éducatif du secondaire à l'université. Chacun est invité à "discuter", à "partager" l'oeuvre artistique. L'art suscite des émotions et des sensations que l'on retrouve en soi. L'analyse thématique de l'oeuvre soutient cette expression personnelle.» (2007 : 160)

Au Japon, en revanche, prévalent respect de la parole (de l'autorité) du maître, de l'auteur, un «non engagement /qui/ préserve l'harmonie du groupe» (2007b : 163) :

«Dans un contexte où la littérature est tenue à distance du lecteur et où la parole intime n'est pas habituelle au sein d'un groupe, le cours de littérature français bouleverse les habitudes littéraires des étudiants japonais.» (ibid.)

Les Japonais peuvent ainsi être déstabilisés lorsqu’en France on exige d’eux l’affirmation de leurs «propres choix et options», alors que pour les Américains, à l’inverse, ceux-ci ne sont pas suffisamment sollicités.

Les étudiants allemands soulignent quant à eux des similitudes entre les approches du textes littéraire qu’ils ont expérimentées en France et en Allemagne, mais regrettent de manière plus générale un système éducatif français qui «tue l'individualité de l'étudiant» (2007b : 166).

Ces différentes enquêtes mettent donc bien en évidence le fait que la réception des textes, leur interprétation varie en fonction de l’inscription sociale et culturelle des lecteurs. Elles mettent aussi en avant d’autres éléments qui constituent autant de variable dans la réception d’un même texte, notamment :

-

la nature du texte lui-même et sa plus ou moins grande «étrangeté» pour les lecteurs (son éloignement spatial, temporel, culturel) ;

-

les habitus de lecture propre à la société et / ou au système éducatif d’où sont issus les lecteurs, mais aussi à la société et au système éducatif qui les accueille (s’ils sont différents) ;

-

les modalités de la lecture elle-même (des protocoles comme les cercles de lecture semblant par exemple accueillir plus facilement la parole subjective et personnelle des adolescents).

Pour ce qui est de notre recherche, même si nous nous intéressons à des lectures qui ont pu être menées, par des lecteurs de cultures différentes, dans des contextes différents (public multiculturel dans des centres de langue en France / public algérien140 dans une université algérienne), nous n’adopterons pas la même perspective que ces enquêtes sociologiques, et ce même si on peut faire l’hypothèse que certaines interprétations émises par les étudiants que nous avons enregistrés trouvent leurs origines dans des appartenances culturelles. D’une part, en effet, ni les données que nous avons recueillies ni notre méthodologie d’enquête ne nous permettent d’effectuer une comparaison de ce type. Nous n’avons pas donné les mêmes textes à lire, selon un même protocole de lecture, aux différents publics observés et ceux-ci ne constituent en rien des échantillons représentatifs. D’autre part - et surtout - ces enquêtes prennent le plus souvent appui sur des conceptions relativement fixistes de la culture, s’intéressant à la manière dont des appartenances sociales et culturelles fixées de l’extérieur - une fois pour toute - peuvent conditionner les lectures menées. Nous adoptons quant à nous un point de vue dynamique et pluriel sur des cultures qui nous intéressent dans la mesure où elles sont convoquées dans les interactions comme foyer d’interprétation, de justifications d’hypothèses. Et nous souhaitons observer comment sont gérées in vivo les différences d’interprétations entre les étudiants, dont certaines peuvent éventuellement s’expliquer par appartenances culturelles différentes - sans que cela soit notre préoccupation première.

1.3.4. Découverte de l’autre et reconfiguration de soi : la lecture,

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