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DES INTERACTIONS EN CLASSE DE LANGUE Dans ce premier chapitre, nous positionnons notre travail dans le champ des études

1. L’analyse des interactions : les principes de l’approche interactionnelle

1.1. Le contexte d’émergence de notre champ de recherche 1 La notion d’interaction

1.1.3. Ses ancrages disciplinaires

Les ancrages disciplinaires des études interactionnistes sont, avons-nous dit, pluriels. On distingue généralement (cf. par ex. C. Kerbrat-Orecchioni ou V. Traverso) plusieurs «cercles» dans lesquels elles se sont développées.

Le premier est lié aux recherches menées dans les domaines de la psychiatrie et de la psychologie8, notamment par les chercheurs de l’école de Palo Alto. La figure centrale est ici celle de G. Bateson, «maître à penser de toutes une génération de penseurs qui ont véritablement fondé l’analyse des interactions» (Kerbrat-Orecchioni 1990 : 58). Il a participé à différents projets de recherche interdisciplinaires9 (ou les a initiés) dans des domaines variés (anthropologie, biologie, psychologie) autour de questions liées à la communication sous toutes ses formes (humaine autant qu’animale) et est à l‘origine en 1959 de la création du Mental Research Institute, où il a été rejoint, entre autres, par P. Watzlavick. Les chercheurs du MRI s’intéressent, initialement dans un but thérapeutique, aux difficultés de relations dans le couple et la famille, aux troubles schizophréniques.10 Influencés par le courant cybernétique, ils en viennent à développer une approche systémique de la communication, ne considérant plus leurs patients comme des individus isolés mais comme partie prenante d’un système de communication dont les dysfonctionnements sont à l’origine des troubles qu’ils développent. Ils envisagent ainsi les troubles psychiatriques dans une perpective interactionniste, marqués en cela par les travaux de H. Stack Sullivan qui décrit la psychiatrie comme l’étude des relations interpersonnelles.

À côté de ce «courant psy» (Kerbrat-Orecchioni 1990 : 58), on identifie un second cercle de travaux qui s’inscrivent dans le vaste domaine de l’ethnologie, de la sociologie et / ou de l’anthropologie. On peut ici mentionner :

8 Pourraient aussi être mentionnés ici, même s’ils se rattachent à d’autres traditions scientifiques, les travaux de L. Vygotsky ou J. Bruner qui mettent en lumière l’importance des interactions entre le jeune enfant et son environnement dans son développement cognitif et langagier.

9 Il a publié avec M. Mead - qui fut sa première femme - une étude consacrée aux interactions entre mère et enfants dans la société balinaise. Il a ensuite participé aux célèbres conférences Macy qui ont vu se rencontrer, de 1942 à 1953, un groupe interdisciplinaire de chercheurs (mathématiciens, logiciens, anthropologues, sociologues ou encore psychologues) autour de questions liées à la communication.

10 Les travaux menés sur les schizophrènes conduisent notamment les chercheurs de l’école de Palo Alto à formuler (1956) la théorie du double bind (double contrainte) : ils voient l’une des causes de la schizophrénie dans les injonctions paradoxales (du type : «sois grand mon petit») auxquelles leur environnement peut les soumettre. Ils s’intéressent par la suite à la formulation de ce type d’exigences contradictoires dans la communication quotidienne.

- L’interactionnisme symbolique : ce courant, influencé par les travaux de la sociologie allemande (G. Simmel, M. Weber) a été porté par G.H. Mead et ses élèves, notamment H. Blumer, au sein du département de sociologie de l’université de Chicago dès la fin des années trente. Au coeur de ces travaux se trouve l’idée (constructiviste) que les individus contribuent à donner un sens à la réalité sociale plus qu’ils ne la subissent. Ce sens est (co) construit à travers les interactions, les échanges communicatifs, verbaux et non verbaux, dans lesquels les acteurs sociaux sont impliqués. L’interprétation des faits sociaux se joue ainsi dans et par les interactions inter-individuelles. C’est ce que synthétisent ces trois propositions formulées par H. Blumer, qui explicitent les postulats de l’interactionnisme symbolique :

«1. Les humains agissent à l’égard des choses en fonction du sens interprétatif que ces choses ont pour eux.

2. Ce sens est dérivé ou provient des interactions que chacun a avec autrui.

3. C’est dans un processus d’interprétation mis en œuvre par chacun dans le traitement des objets rencontrés que ce sens est manipulé et modifié.» (Blumer, Symbolic interactionnisme, 1969, cité par Queiroz et Zlotowksi 1994 : 31-32)

Sur le plan méthodologique, l’école de Chicago marque aussi une véritable rupture épistémologique : elle développe une approche compréhensive des faits sociaux11, une véritable écologie urbaine et de fait accorde une place centrale aux données empiriques, au travail de terrain. La place du chercheur est elle aussi repensée, puisqu’il s’agit pour lui de saisir le sens que les acteurs attribuent aux situations et non de leur en attribuer un de manière extérieure. L’observation participante (cf. infra chap. 6, pp. 299-314) est essentielle pour appréhender les activités de communication verbale et non verbale d’une communauté.

- L’ethnographie de la communication dont les initiateurs sont D. Hymes et J. Gumperz.12 Leurs travaux s’en réclamant ont pour objectif :

«de décrire l’utilisation du langage dans la vie sociale, et plus précisément de dégager l’ensemble des normes qui sous-tendent le fonctionnement des interactions dans une société donnée.» (Kerbrat-Orecchioni 1990 : 59)

Les données contextuelles, sociales et culturelles déterminent les pratiques individuelles : ces faits de langue doivent donc être étudiés dans leur contexte naturel (dont le modèle SPEAKING établi par D. Hymes permet de dégager les caractéristiques pertinentes). Une partie des recherches menées dans le domaine de l’ethnographie de la communication a une dimension comparative : c’est en mettant en regard les différences entre les pratiques communicatives de plusieurs communautés ethnolinguistiques et / ou sociolinguistiques qu’on en saisit les spécificités. Elles s’intéressent aussi (par exemple J. Gumperz) à ce que peuvent mettre en évidence les contacts entre des locuteurs dont les normes discursives ne sont pas les mêmes. Lorsqu’ils sont amenés à interagir, quels choix

11 Les thèmes de recherches de prédilection des chercheurs qui y sont affiliés ont trait à la sociologie urbaine, aux questions d’immigration, de minorités raciales et ethniques, de déviances sociales. 12 Gumperz et Hymes (1972) et initialement : Goffman, Ervin Tripp, Sacks, Hall, Labov...

de langue(s) ou de variété(s) de langues opèrent ils ? Quels sont les malentendus, les problèmes de communication que ces appartenances différentes peuvent occasionner ? Des études de ce type sont par exemple menées dans le contexte scolaire nord-américain et mettent en évidence le fait qu’une partie des difficultés que peuvent rencontrer les élèves noirs américains ou indiens est imputable aux différences entre les normes communicatives en vigueur à l’école et celles qui ont cours au sein de leurs communautés d’origine (C. Cazden ou J. Gumperz par ex.).

Les travaux de D. Hymes aboutissent quant à eux à la formulation d’une notion qui jouera ensuite un rôle central dans le domaine de la didactique des langues, celle de compétence communicative (là où N. Chomsky envisage une compétence linguistique qui pose le langage comme une structure universelle). La maîtrise grammaticale d’une langue est insuffisante : pour être réellement compétent et s’exprimer de manière appropriée, un locuteur doit être capable de s’adapter aux règles linguistiques, sociolinguistiques et interactionnelles définies pour un contexte donné.

- L’ethnométhodologie : les instigateurs (H. Garfinkel, H. Sacks, E. Schegloff) de cette discipline, dont le nom a été forgé par analogie avec les termes ethnobotanique ou ethnoscience, l’envisagent comme une science des ethnométhodes, à savoir des «(procédures, savoirs et savoir-faire) qu’utilisent les membres d’une société donnée pour gérer adéquatement l’ensemble des problèmes communicatifs qu’ils ont à résoudre dans la vie quotidienne» (1990 : 61). Pour les ethnométhodologues, les normes qui régissent les comportements sociaux sont en permanence (re) construites et (re) définies dans et par les échanges du quotidien :

«La vie en société apparaît alors comme un “accomplissement continu”, comme un travail permanent pour construire son identité sociale, pour rendre intelligible l’ensemble de ses comportements, et se faire admettre comme membre habilité de cette société.» (Kerbrat-Orecchioni 1990 : 63)

C’est ce que montre l’exemple, analysé par H. Garfinkel (1967), d’une transsexuelle, Agnès. Née avec le physique d’un homme, elle a subi de nombreuses opérations pour que son apparence physique coïncide avec son identité profonde (féminine). H. Garfinkel s’intéresse aux comportements et attitudes qu’elle adopte au quotidien pour accomplir son «être femme» : pour se définir (et être définie) comme telle. La situation singulière qui est la sienne (où rien ne va de soi) rend visible ce qui d’ordinaire passe inaperçu : le fait que toute identité (ici, celle d’un genre sexuel) est le produit d’un travail continu.

- L’analyse conversationnelle est la «branche» de l’ethnométhodologie qui s’intéresse à la description du «déroulement des conversations quotidiennes en situation naturelle» (Kerbrat-Orecchioni 1990 : 64). Elle consiste en une véritable grammaire des conversations, s’efforçant d’en dégager la construction séquentielle d’un point de vue micro sociologique. L’analyse des échanges langagiers qu’elle effectue met en évidence le fait que l’ordre social se construit dans et par les interactions menées entre les sujets (et n’est pas une donnée a priori).

- Enfin, les travaux d’E. Goffman13 constituent un ensemble vaste et divers, qui peut être rangé sous la bannière de la micro sociologie ou de l’ethologie de la communication quotidienne. E. Goffman réinvestit notamment sur le plan scientifique la métaphore de la vie sociale envisagée comme un théâtre. Les individus sont des acteurs, en représentation sur une scène, qui accomplissent un travail continu de figuration. On trouve ainsi résumé la ligne directrice des théories d’E.Goffman sous la plume de P. Bourdieu (lorsqu’il rédige en 1982 la nécrologie du chercheur américain) :

«À travers les indices les plus subtils et les plus fugaces des interactions sociales, il saisit la logique du travail de représentation ; c'est-à-dire l'ensemble des stratégies par lesquelles les sujets sociaux s'efforcent de construire leur identité, de façonner leur image sociale, en un mot de se produire : les sujets sociaux sont aussi des acteurs qui se donnent en spectacle et qui, par un effort plus ou moins soutenu de mise en scène, visent à se mettre en valeur, à produire la “meilleure impression”, bref à se faire voir et à se faire valoir.» (Bourdieu 1982)

- C. Kerbrat-Orecchioni évoque aussi plus brièvement des recherches qui s’ancrent dans le domaine de la philosophie du langage : d’inspirations variées les travaux de ce champ scientifique ont pour point commun de rompre avec les théories mentalistes, qui font de la conscience individuelle le lieu de formation de la pensée et du langage, et avec les conceptions qui envisagent le langage principalement comme représentation du monde. L’influence de L. Wittgenstein et de sa théorie des «jeux de langage» est ici patente : le «second Wittgenstein» s’est en effet intéressé aux usages effectifs du langage, pensant la signification non comme ce que le mot désigne ou représente mais comme l’ensemble des règles déterminant la façon dont il est utilisé. C. Kerbrat-Orecchioni mentionne aussi dans cette catégorie les travaux relevant de la pragmatique (H.P. Grice, J. Austin, J. Searle par exemple) : le langage y est envisagé (via le concept d’acte de langage) comme moyen d’action sur le monde. Elle évoque enfin la figure de F. Jacques, qui travaille sur la définition des conditions de possibilité de la communication et montre la place centrale de l’interlocution dans la construction de la subjectivité.

- Le dernier cercle mentionné est celui de la linguistique qui a pour ainsi dire «pris le train en marche», et n’a découvert l’interactionnisme que «sous la pression d’investigations menées hors de ses frontières» (Kerbrat-Orecchioni 1990 : 55).

En effet, pendant longtemps, la linguistique (et notamment sa tradition française) a été dominée par une perspective immanentiste à laquelle peu de linguiste dérogeaient.14 Néanmoins, on peut considérer que de nombreux travaux amorcés dans les deux premiers tiers du XXème siècle ouvrent la voie de cet intérêt pour la dimension interactive de la communication. On peut notamment mentionner les domaines suivants :

13 R. Vion ne le range pas parmi les tenants de la «nouvelle communication» (2000 : 32).

14 E. Sapir s’opposa par exemple lors du premier congrès international des linguistes à La Haye au principe immanentiste : «qu’ils le veuillent ou non /les linguistes/ doivent accorder une attention croissante aux nombreux problèmes ethnologiques, sociologiques et psychologiques qui envahissent le domaine du langage» (cité par Bachmann et al. 1981 40-41).

- la linguistique de l’énonciation (dont M. Bakhtine est l’un des précurseurs) qui s’intéresse au sujet parlant et à ses manifestations dans son discours ;

-la pragmatique : la théorie des actes de parole (speech acts) considère le langage comme mode d’influence et d’action et s’intéresse à la valeur illocutoire de tout message ;

-l’analyse de discours (notamment les travaux de l’école de Philadelphie et ceux des linguistes genevois) qui s’intéresse à l’étude de textes (oraux ou écrits) en contexte ;

-la sociolinguistique qui accomplit le passage d’une analyse de la langue (au sens saussurien du terme) à celle de la parole et prend donc en considération la dimension sociale des pratiques langagières ;

- le travail mené autour des grammaires textuelles qui témoigne de l’intérêt des linguistes pour des unités de plus en plus larges : «l’unité pertinente ultime n’est plus la phrase mais une séquence de phrases organisées selon des règles spécifiques de cohérence interne» ;

-un intérêt croissant pour la grammaire de l’oral et la constitution de corpus en français parlé. (Blanche-Benveniste et Jeanjean 1987, Gadet 1996).

La linguistique des interactions s’inscrit ainsi dans un ensemble de nouvelles approches qui élargissent les perspectives de la linguistique structurale et en renversent les priorités, remettant notamment en question la prévalence de la langue sur la parole posée par Saussure :

«Il s’agit au contraire de se pencher sur les pratiques langagières des locuteurs comme matériau premier d’une réflexion visant une langue qui ne soit, ni une entité abstraite et idéale, ni une construction réifiée du linguiste /.../ la langue, en effet, existe d’abord dans et par les pratiques langagières des locuteurs.» (Mondada 1995 : 4)

La linguistique des interactions naît donc de la confluence de ces différents domaines de recherche qui forment un «courant aux eaux mêlées» (Bachmann et al.1981) :

«Il a suffi que parvienne d’outre Atlantique le vent de l’interactionnisme pour que la notion de subjectivité laisse la place à celle d’intersubjectivité, que l’analyse du discours se tourne vers les productions orales dialoguées, et que les actes de langage soient réinterprétés comme les unités élémentaires servant de base à l’édification des interactions.» (Bachmann et al.1981 : 12)

Cette «sensibilité interactionniste» s’est toutefois épanouie en France avec un temps de décalage par rapport aux États-Unis. Au-delà de la lenteur de l’édition française à diffuser les travaux américains fondateurs de ces approches, ce «retard à l’allumage» (ibid.) s’explique par les différences entre les traditions universitaires des deux pays. En France, en effet, ont longtemps été préférées des recherches plus théoriques, tenant pour négligeables les données de terrain, ayant pour objet la langue, au détriment de la parole. Les regards des chercheurs se sont tournés moins vers le proche que vers le lointain, l’exotique. Et l’impact, notamment, des travaux de C. Levi Strauss font que des thématiques de recherche comme les systèmes de parenté, les rites ou les mythes ont plus attiré l’attention des anthropologues que «les différentes formes que peut prendre la communication

interpersonnelle dans les divers types de sociétés humaines» (Kerbrat-Orecchioni 2009 : 11).

Enfin, les travaux interactionnistes menés dans le champ universitaire français se caractérisent par une plus grande proximité avec la linguistique - et notamment ses sous domaines qui accordent une importance toute particulière au contexte dans lequel les échanges se déroulent (cf. supra : linguistique énonciative, analyse du discours, sociolinguistique).

1.1.4. Notre positionnement : l’analyse du discours en interaction

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