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DES INTERACTIONS EN CLASSE DE LANGUE Dans ce premier chapitre, nous positionnons notre travail dans le champ des études

2. Des interactions didactiques en classe de langue

2.3. La classe de langue : des interactions exo / interlingues

Autre caractère propre aux interactions qui constituent notre corpus, elles présentent un caractère exo / interlingue, sur lequel nous revenons à présent.

2.3.1. La communication exolingue / interlingue : un essai de

définition

Toutes les interactions réunies dans notre corpus se déroulent entre des interactants dont une partie (voire tous) n’a pas le français pour langue maternelle. R. Porquier qualifie d’«exolingue» (1984) ce type de situation41 qui présente les caractéristiques suivantes :

« - Les participants ne peuvent ou ne veulent communiquer dans une langue maternelle commune (...) ;

- les participants sont conscients de cet état de chose;

- la communication exolingue est structurée pragmatiquement et formellement par cet état de choses et donc par la conscience et les représentations qu'en ont les participants;

- les participants sont, à divers degrés, conscients de cette spécificité de la situation et y adaptent leur comportement et leurs conduites langagières.» (Porquier, 1984, pp. 18-19).

Les très nombreuses études relatives aux mécanismes des communications exolingues (Porquier 1984, et De Pietro 1988 etc. ...) ont contribué à mettre en évidence les conséquences des divergences entre les répertoires linguistiques des interactants, les difficultés qui en découlent, les différentes stratégies conversationnelles qui sont mises en place pour que l’échange puisse se dérouler :

«Dans une interaction exolingue, les participants peuvent se sentir plus ou moins impliqués dans une entreprise de réduction de l’asymétrie linguistique, et cette éventuelle implication se manifeste par des comportements plus ou moins typés d’enseignement- apprentissage. Les séquences dans lesquelles on repère ce type de comportement ont été dénommées SPA (séquences potentiellement acquisitionnelles) par De Pietro, Matthey & Py (1989), et elles présupposent un processus de bifocalisation (Bange, 1992) sur la forme et sur le contenu.» (Bronckart 2005 : 145)

Néanmoins, l’adjectif exolingue, qu’il qualifie une situation, une conversation, une interaction, n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes. Le locuteur est vu comme «quittant une langue pour en utiliser, en apprendre une autre» (Vasseur 2005 : 69), dans un mouvement «externe, exogène entre deux entités indépendantes» (Vasseur 2005 : 70). Ce terme s’avère porteur d’une représentation de la communication qui serait, par défaut, monolingue et ne rend pas compte de «l’inévitable circulation des langues qui innervent tout naturellement le dialogue» (ibid.).

Pour ces raisons, à la suite de M.-T. Vasseur, nous préférerons donc la dénomination d’interlingue à celle d’exolingue : le préfixe inter insiste sur les «entrecroisements de

41 NB : dans les travaux de R. Porquier, «exolingue» désigne d’abord un type de communication - celle qui «s’établit par le langage par des moyens autres qu’une langue maternelle éventuellement commune aux participants » (Porquier 1984 : 18-19) - puis une forme de situation.

discours» (ibid.), qui s’opèrent entre les locuteurs de langues différentes, l’interaction interlingue pouvant être définie comme :

«la rencontre entre deux personnes qui ne partagent pas une même langue, mais qui, inévitablement, pour interagir, en partageront deux, même sous force de traces peu perceptibles.» (Vasseur 2005 : 71)

M.-T. Vasseur en liste les aspects spécifiques ; elle est :

- « lieu de contact entre les langues », dans lequel il n’y a pas «juxtaposition, confrontation et choix d’une langue avec substitution de l’une à l’autre», mais élaboration d’un système fluctuant et instable, l’interlangue ;

-

«contrat d’action entre deux individus qui prennent en compte leurs compétences disymétriques» : toutes sortes de «stratégies et d’actions» intervenant pour gérer les nombreux décalages interprétatifs émergeant de cette rencontre ;

-

et «lieu d’enseignement - apprentissage», les interlocuteurs souscrivant à un contrat de collaboration, voire, comme nous l’avons vu à un contrat didactique42 (Vasseur 2005 : 77).

Le préfixe inter permet en outre de souligner la continuité entre dimension interlingue et dimension interculturelle des interactions : les rencontres entre «locuteurs de compétences linguistiques décalées» (ibid.) étant aussi le lieu d’un «processus d’adaptation / construction linguistico / culturelle» - de circulation et de co-construction d’images de soi, de l’autre et du contexte (cf. infra).

2.3.2. Particularité de la communication interlingue dans la

classe de langue

Au sein de la classe de langue, cette dimension interlingue de la communication se manifeste de différentes manières. Retiendront tout particulièrement notre attention les points suivants :

- La dissymétrie propre à toute interaction didactique s’y trouve encore renforcée. Enseignant et apprenants maîtrisent inégalement la langue et se répartissent sur un axe locuteurs experts / non experts. De fait, ce type de communication «se caractérise par une fragilité plus grande liée à la différence de compétence linguistique (phonétique, grammaticale et lexicale-) /.../ aux différences au niveau pragmatique et dans les savoirs

42 L’acquisition s’effectue donc dans et par l’interaction : «la langue s’acquiert dans des pratiques telles que la négociation de la relation entre les partenaires, l’ajustement à la parole de l’autre, le cadre participatif, la tâche à faire, l’organisation de l’interaction. Cette interaction est modelée de manière à favoriser ces processus d’acquisition, ce qui lui donne des traits spécifiques qui la distinguent d’autres types d’interactions sociales» (Krafft et Dausendschön-Gay 1994 cités par : Cambra Giné 2003 : 69).

«L’étayage ou mécanisme d’échange entre expert-novice ou entre partenaires, offre un cadre permettant à l’apprenant aussi bien le repérage d’indices pour interpréter la situation et le comportement de l’autre que la saisie et l’appropriation en contexte de la langue» (Cambra Giné 2003 : 70).

quotidiens» (Bange 1992 : 55). Des difficultés d’intercompréhension s’y manifestent fréquemment.

- Les interactions interlingues se caractérisent aussi par la co-présence de deux ou plusieurs langues, qui se manifestent notamment par des phénomènes d’alternance codique. Pour A.-K. Sundberg on trouve souvent dans la classe de langue un «double encodage» (Sundberg 2009: 53) «qui implique que l’on fait le va-et-vient entre deux systèmes linguistiques, notamment celui de la langue source et celui de la langue cible». On peut cependant nuancer cette affirmation, dans la mesure où le contrat codique peut au contraire prohiber toute présence de la ou des langues premières des apprenants (ou que du moins pèse très souvent sur elle des représentations négatives) (cf. Moore 2001 par ex.) - ce qui est effectivement le cas dans une grande partie des cours que nous avons observés.

- La classe de langue se caractérise aussi - ce qui n’est pas étonnant - par une attention toute particulière portée à la langue qui se trouve y être tout à la fois objet (contenu) et moyen (outil) d’apprentissage43. À ce titre, la dimension métalinguistique y

est extrêmement prégnante et illustre tout particulièrement «la propriété que possède le langage verbal de pouvoir se prendre lui même comme objet d'étude» (Cicurel 1990 : 32, et 2007 : 17). On y repère en effet :

- une fréquence relativement importante de termes métalinguistiques relevant d’une terminologie spécialisée ou de la vulgarisation scientifique ;

- des échanges au cours desquels les interactants sont amenés à «expliquer, répéter, commenter» telle ou telle forme linguistique (Cicurel 1990 : 35), à s’interroger explicitement sur le fonctionnement de la langue : les mécanismes d’autonymisation de mots ou de fragments de discours y sont ainsi très fréquents (Cicurel 1985) ;

- la production de discours en langue étrangère qui ont pour visée de permettre à l’apprenant «de tester et d’améliorer ses capacités dans la langue étudiée» (Cicurel 1990 : 41).

Bref, de manière générale la classe de langue est un lieu où «on encourage la production langagière pour la tester, la remanier, la refaçonner» (Cicurel 1990 : 37).

- En découle une autre particularité : la bifocalisation propre à la communication dans la classe de langue (et plus largement à la communication interlingue). D. Moore et D.- L. Simon pointent la «densité élevée de certaines séquences, caractérisées notamment par des mouvements de double focalisation, où l’attention passe du contenu à la forme des énoncés» (Moore et Simon 2002). Les participants doivent simultanément gérer le contenu et la forme, ce qui engendre souvent une confusion entre le niveau communicationnel-

43 Ce double statut de la langue se retrouve dans de très nombreux travaux, par ex. : Dabène (1984), Cicurel (1990), Moore et Simon (2002 : 123-124).

thématique et le niveau métalinguistique (Bange 1992) : de nombreux glissements se produisent ainsi au sein de la classe de langue, du topic vers le cadre et réciproquement.44

Dans une conversation entre locuteurs partageant la même langue 1, les participants se focalisent généralement sur l’objet thématique ; en revanche, dans le cas des échanges de la classe de langue, la focalisation se fait aussi - et parfois prioritairement - sur le code. Les interlocuteurs le font non seulement pour parer à «l’éventuelle apparition de problèmes de réalisation de la coordination des activités de communication» (Bange 1992 : 56) mais aussi parce que l’objet même de leurs échanges est l’acquisition d’une langue 2.45

On peut même parler de trifocalisation des échanges en classe de langue, au cours desquels le déroulement et la structuration de l’interaction elle-même se trouvent fréquemment thématisés (Cicurel 1994). L’enseignant régule sans cesse les échanges ; il exhibe la structuration du cours, rend manifeste la planification des activités, et si nécessaire leur dé / replanification.

- La classe de langue se caractérise enfin par une grande diversité des thèmes et des contextes qui peuvent être convoqués dans la classe.

Tout d’abord, les thèmes abordés peuvent être très nombreux, et ne pas respecter le «devoir de réserve» qui pourrait être de mise dans une situation publique comme celle de la classe. F. Cicurel (1993 citée par Bigot 2002 : 71) montre ainsi qu’un apprenant peut se voir demander «combien de chemises» il utilise par jour - sans que sa face soit mise à mal. En effet :

«même lorsqu’il semble que la focalisation soit explicitement sur le fond, il y a comme une focalisation latente sur la forme qui atténue la force des énoncés et leur enlève leur sérieux.» (ibid.)

Cette diversité thématique ressortit aussi à ce que F. Cicurel nomme le «double cadrage» ou le «double cadre de l’expérience» qui prévaut au sein de la classe de langue. En effet, si l'on considère la classe comme le «cadre primaire» au sens goffmanien (= lieu naturel où des sujets sociaux sont en interaction), on voit que la classe de langue s’ouvre à

44 F. Cicurel souligne ainsi qu’à côté de glissements de la focalisation du contenu vers le code, on trouve aussi des mouvements inverses : « le fait qu’on travaille sur une matière qui est un moyen de communication se manifeste par la fréquence de glissements d’échanges portant sur la forme vers des échanges dont le contenu n’est plus le code mais autre chose, comme l’opinion de la personne qui parle, des remarques humoristiques sur ce qui vient d’être dit, des réactions spontanées» (Cicurel 1990 : 41).

45 Ces séquences latérales focalisées sur le code, l’ajustement réciproque du sens, ont été qualifiées de SPA (séquence potentiellement acquisitionnelles) par certains chercheurs (De Pietro Matthey et Py 1989). Ces échanges «où le natif, à l’occasion d’un obstacle, le plus souvent lexical, guide le non natif, sinon dans son processus d’acquisition, du moins dans la production et la compréhension au cours même de l’interaction donnée» (Trévise 1992 : 97) sont envisagés comme potentiellement acquisitionnels et constituent du moins des «observables linguistiques» (De Pietro Matthey et Py 1989) de l’acquisition en cours . Nous ne reviendrons cependant pas ici sur les procédés discursifs qui caractérisent ces SPA (demande de clarification, répétitions et reformulation, foreigner talk etc...) car ils ne rentrent pas directement dans notre propos.

de nombreux autres univers - une «réalité projetée» qui correspond au cadre secondaire (Cicurel 2001, 2002b). Enseignant et apprenants sont amenés à configurer d’autres mondes, parfois fictionnels (Coste 2002) pour faire comprendre un mot, expliquer une règle de grammaire...

Cette pluralité des contextes trouve en partie son origine dans le déficit contextuel propre à la classe de langue : elle permet d’«inventer un nouveau décor» pour que la langue / culture entre dans la classe (Cicurel 2002b : 180).46

«Sans cette opération pragmatique qui consiste à configurer un monde autre, parfois fictionnel, le discours didactique en classe de langue tendrait vers son pôle “ langue “. En l’absence de ces contextes imaginés, on apprendrait comme dans une méthode traditionnelle ; par listes de mots ou par règles grammaticales.» (Cicurel 2002b 184)

C’est en outre dans ce travail de (re) contextualisation que se manifestent les contacts de cultures dans la classe, les glissements d’un univers culturel à un autre. Il nous a amené à faire du contexte (et de la contextualisation) dans la classe une des «portes d’entrée» pour étudier les dynamiques interculturelles qui y sont à l’oeuvre. Il est aussi le lieu où se manifestent la subjectivité, l’expérience personnelle des interactants (enseignants ou étudiants) où circulent leurs représentations, plus ou moins stéréotypées.

- Les discours de la classe de langue se caractérisent aussi par une grande complexité énonciative. R. Porquier y voit un «emboîtement complexe de réseaux discursifs et énonciatifs» (1984 : 113). Cette polyphonie s’explique notamment par la focalisation sur le code qui y prévaut : le discours de l’autre y est en effet constamment «repris, décontextualisé, rapporté, reformulé, recontextualisé, réparé» :

«Le discours rapporté, les procédés autonymiques, le métadiscours, les reprises, les reformulations et les réparations sont le produit de cette hétérogénéité permanente de l’interaction de la classe de langue.» (Cambra Giné 2003 : 94)

Elle renvoie de manière plus large à la présence de «sources énonciatives» diverses qui sont identifiables «derrière le discours didactique» :

«Ces sources énonciatives proviennent de lieux d’énonciation différents et d’énonciateurs fluctuants : les fragments métalinguistiques sont à rapporter à un locuteur savant et à la norme langagière, les fragments prescriptifs à une place d’autorité et à l’institution, les fragments “personnels“ peuvent renvoyer à la relation interpersonnelle des interactants et à leur vécu (voir Porquier 1984). ainsi, des énonciateurs absents ou cachés alimentent la parole des interactants.» (Cicurel et Blondel 1996 : 78)

La prise de parole des apprenants et des enseignants dans la classe se caractérise à cet égard par un «double niveau énonciatif». 47 À un premier niveau, ils s’expriment en tant qu’apprenant ou enseignant. À un second niveau peut affleurer, de manière diverse selon la nature de la séquence envisagée et sa dynamique propre, leur je-personne. Comme

46 Et ce notamment dans un environnement alloglotte, lorsque la présence de la langue/culture étrangère est assez lointaine.

l’observe M.-C. Lauga-Hamid, dans la classe, «le sujet qui apprend une langue étrangère s’exprime plus en tant qu’apprenant qu’en tant que personne» et «l’écart entre le Sujet Apprenant Sa et le Sujet Personne SP soit SA-SP, se réduit presque toujours dans le sens SP-SA» (Lauga-Hamid 1990 : 56)48. Néanmoins, le mouvement inverse est aussi observable : enseignant et étudiants devenant alors «des individus réagissant de façon personnelle au déroulement des échanges» (Dabène 1990 : 41).

Cette polyphonie énonciative se manifeste aussi lorsque sont convoqués dans la classe des univers fictionnels, dans lesquels les apprenants sont amenés à endosser (et à simuler) des identités fictives - ce qui peut se produire à l’occasion d’un jeu de rôles, mais tout aussi bien d’une explication lexicale ou grammaticale.

L. Dabène prend ainsi pour exemple une séquence où une enseignante joue sur deux niveaux énonciatifs :

«Dans la première énonciation, l’enseignante est dans sa peau d’enseignante ; elle donne une définition, elle introduit une situation-exemple, indiquant qu’elle a recours à la fiction par l’utilisation de si /.../ dans la seconde énonciation, enchâssée dans la première, le professeur devient une femme mariée exigeant un gros diamant.» (Dabène 1990 : 52)

3. Interagir « autour » du texte littéraire en classe de langue

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