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CHAPITRE. 6 Prévenir mieux pour expulser moins

Dans le document L’état du mal-logement en France (Page 110-114)

« Mes amis, au secours ! Une femme vient de mourir gelée cette nuit à 3 heures, sur le trottoir du boulevard de Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel avant-hier on l’avait expulsée. » Abbé Pierre, Appel de 1954 Les expulsions locatives sont la conséquence directe de la paupérisation d’une partie de la population exposée à des loyers et charges de moins en moins soutenables.

Confrontés à un taux d’effort plus important, les ménages modestes logés dans le parc privé sont particulièrement exposés au risque d’expulsion locative, bien que celui-ci tende également à augmenter dans le parc social 1. Outre les niveaux des loyers et des charges, la fragilisation des mécanismes d’aide est aussi en cause dans la montée des expulsions, en particulier les coupes récurrentes opérées dans les aides au logement.

E n 2 0 1 5 , les f orc es de l’ ordre ont proc é dé à prè s de 1 4 40 0 ex pu lsions, 2 4 % de plu s q u e l’ a nné e pré c é dent e, sans compter les ménages menacés d’expulsion qui quittent leur logement d’eux-mêmes ou sous la pression de leur propriétaire, dont le nombre est difficilement appréhendable. Le nombre de procédures judiciaires intentées en vue d’une expulsion locative est bien plus important, puisqu’en 2015 ce sont 168 775 demandes, dont plus de 159 800 pour cause d’impayés ou défaut d’assurance, qui ont été formulées devant la justice, et environ 127 000 qui ont aboutit à une décission l’expulsion (voir tableau de bord page 267).

Qu’elles parviennent ou non à leur terme, les procédures d’expulsion locative entraînent généralement de g ra v es c onsé q u enc es pou r les mé na g es concernés. Touchant le plus souvent des personnes rencontrant des difficultés personnelles, professionnelles ou de santé, elles peuvent être vécues comme une « spirale infernale, un acharnement du sort 2 ». Si elles tendent à aggraver des troubles psychologiques préexistants, elles peuvent également déclencher troubles de l’appétit ou du sommeil, anxiété chronique voire dépression. Lorsque

1 L’Espace Solidarité Habitat (ESH) de la Fondation Abbé Pierre constate une montée des difficultés dans le parc social, en particulier dans les logements sociaux les plus chers dits

« PLS », si bien que la majorité des ménages en difficulté de paiement qu’il accompagne vivent désormais en Hlm.

2 Fondation Abbé Pierre, « Les conséquences psychologiques et sociales de la procédure d’expulsion », Cahiers du mal-logement, octobre 2004.

la procédure aboutit à l’expulsion effective du ménage, les conséquences sont véritablement traumatiques : la perte d’un toit, la nécessité d’accepter des solutions de substitution insatisfaisantes - comme l’hébergement chez des tiers - voire la perspective de l’errance sont autant d’éléments expliquant que l’expulsion soit généralement vécue comme une « exclusion cruelle de la société 3 ».

Si les procédures d’expulsion contribuent à fragiliser les ménages, elles représentent également u n c oû t import a nt pou r la c ollec t iv it é , q u e la pré v ent ion permet t ra it de limit er, comme tend à le montrer une étude réalisée en Autriche et en Allemagne, qui indique qu’une dépense d’un euro dans le champ de la prévention des expulsions permettrait d’économiser 7 euros en frais d’hébergement et d’insertion 4.

M. L., 53 ANS, SURENDETTÉ, EN ATTENTE DE HLM DEPUIS 1999,

PRIORITAIRE DALO DEPUIS 2012, ET MALGRÉ TOUT EXPULSÉ EN 2016 AVEC SA FEMME ET LEUR TROIS ENFANTS

M. L., sa femme et leurs trois enfants ont emménagé en 1999 dans un logement privé (T3 de 68 m²) à Paris, pour un loyer de 1 200 euros. Fin 2009, M. L. perd son emploi dans le bâtiment, pour lequel il touchait un salaire de 3 600 euros : « J e suis diabétique, je suis devenu semi-indépendant et comme un malheur ne vient jamais seul j’ai perdu mon permis en même temps. » Avec 1 300 euros d’allocation chômage, il ne peut plus payer l’intégralité du loyer et les dettes s’accumulent. M. L. saisit la commission de surendettement qui valide son dossier, mais le ménage ne parvient pas à apurer sa dette. Le second dossier est refusé par la Banque de France, qui juge M. L. de mauvaise foi pour avoir retiré 3 000 euros de son assurance-vie.

En 2012, les propriétaires du logement obtiennent un jugement d’expulsion.

M. L. « fait des recours pour avoir un délai », mais il est expulsé en août 2016. Résigné, il fait en sorte que l’expulsion se déroule dans le calme :

« les associations sont venues quand il y avait la police, j’ai dit «pas de problème, on s’en va». J ’ai mon image, je ne voulais pas faire d’histoires.

Et je me mets à la place du propriétaire aussi (… ) J ’ai accepté de sortir parce que les enfants n’étaient pas là. C’était mieux qu’ils ne voient pas ç a. »

3 Ibid.

4 Pilot project - Promoting protection of the right to housing - Homelessness prevention in the context of evictions VT/ 2013/ 056 Full report - final version Human European Consultancy School of Law , National University of Ireland Galw ay FEANTSA, p 112..

Le ménage obtient alors un hébergement à Choisy-le-Roi, « deux chambres séparées dans un hôtel ». Cependant, M. L. et sa famille préfèrent être hébergés par des proches dans deux logements différents à Paris, car ses enfants y sont scolarisés et sa femme y travaille.

M. L. et sa femme ont une demande de logement social en cours depuis 1999, puis ont été reconnus prioritaires Dalo en 2012, sans jamais recevoir de proposition de logement. M. L. a tout essayé pour interpeller sur sa situation, sans résultats : « On a vu les associations, un élu de la mairie, des journalistes. (…) Mais ça n’a pas arrangé les choses, rien. » Il estime que les procédures ‘classiques’ ne peuvent plus l’aider : « On a des piles de dossiers avec les jugements d’expulsion, etc., d’autres avec les demandes de logement, les lettres à la mairie, etc. Mais tant que vous n’avez pas foutu une tente devant la mairie pour faire le bordel chaque jour, y a rien. Si on m’avait donné un logement avant, j’aurais pas eu de dettes. Et maintenant, on me dit qu’avec une dette de 70 000 euros aucun bailleur ne va m’accepter. C’est un cercle vicieux, on vous dit «attendez, y a pire que vous, y a des gens qui sont dehors», jusqu’à ce qu’on soit dans une situation tout aussi misérable et après on attend encore. »

Le surendettement et l’expulsion du ménage ont eu des conséquences importantes sur la vie quotidienne de M. L. : « Ça fait plus que six ans maintenant que ces histoires de logement me bloquent tout. Je ne peux pas ouvrir de société comme je suis interdit bancaire, je ne suis pas parti en vacances depuis cinq ans parce que je ne veux pas qu’on me chasse pendant ce temps, je ne me suis pas reposé mentalement depuis cinq ans. Je suis toujours en alerte. »

Alors que les chances de régulariser la situation diminuent à mesure qu’augmente le montant de la dette, le constat est partagé : de manière générale, la prévention des expulsions intervient trop tardivement. D’autre part, l’« empilement parfois peu lisible de dispositifs juridiques 5 » est ici particulièrement pénalisant. Notons toutefois certaines évolutions en la matière depuis plusieurs années, à travers notamment l’adoption de la loi ALUR et le lancement au printemps 2016 d’un plan interministériel de prévention des expulsions.

5 CNCDH, « Logement : un droit pour tous ? », permettre un accès effectif et non discriminatoire au logement, avis du 16 juin 2016, p. 3.

Des avancées récentes, une mise en œuvre laborieuse

Les avancées réelles apportées par la loi ALUR sont déjà mises en difficulté par une dotation financière insuffisante. Ainsi les CCAPEX 6 disposent de ressources variables en fonction des territoires, au risque d’amputer leur capacité matérielle à assumer les nouvelles missions qui leur ont été confiées. La publication de divers décrets d’application a aussi donné lieu à un certain « détricotage » des dispositions protectrices de la loi ALUR. Ainsi, les avancées obtenues sur le plan du maintien des APL pour les locataires de bonne foi en situation d’impayés ont été sensiblement limitées par le décret d’application, qui remplace la notion de « bonne foi » par celle de

« solvabilité » des ménages. Pour d’autres dispositions de la loi, c’est la capacité de suivi et de contrôle qui fait défaut. On peut notamment citer la réalisation de diagnostics sociaux et financiers, rendue systématique au stade de l’assignation, ou encore la possibilité pour le FSL d’accorder une aide en l’absence d’accord du propriétaire, autant de mesures qui nécessiteraient un véritable suivi d’application. Si c’est aujourd’hui sur le terrain de la mise en œuvre de la loi – encore parcellaire – que tous les efforts doivent se concentrer, l’abandon de certaines de ses mesures emblématiques les plus structurelles – comme la Garantie Universelle des Loyers (GUL) – constitue une véritable occasion manquée pour apaiser et rééquilibrer les rapports locatifs.

Les dispositions nationales ne font pas tout. On constate également d’importantes dispa rit é s ent re les t errit oires. Ainsi en Île-de-France, entre 70 % et 75 % des assignations en justice pour impayés de loyer aboutissent à une décision d’expulsion, contre près de 100 % dans le Rhône ou en Loire-Atlantique. Les difficultés à expliquer ces différences appellent une réflexion sur le rôle des acteurs locaux et leur impact sur l’issue du contentieux locatif. De nombreux dispositifs mobilisables à différents stades de la procédure sont de nature à éviter l’expulsion

« sèche » du locataire en impayés. Mais leur utilisation dépend en grande partie de la volonté des acteurs locaux, de leur capacité de coordination et de leur réactivité.

Il est pourtant possible, à c h a q u e é t a pe de la rela t ion loc a t iv e, des la signature du bail de mobiliser tous les outils permettant de limiter les conséquences des difficultés rencontrées par le ménage, avant que l’expulsion ne devienne la seule issue possible.

6 Commission de coordination des actions de prévention des expulsions.

Au stade pré-judicaire : renforcer le traitement social

Dans le document L’état du mal-logement en France (Page 110-114)

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