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La visée pragma-sémantique de Ducrot et les études psycho-linguistiques de J Caron

2. L A SÉMANTIQUE DU CONNECTEUR SI , ENTRE L ’ UNITÉ DE SENS ET L ’ ÉCLATEMENT

2.2. La visée pragma-sémantique de Ducrot et les études psycho-linguistiques de J Caron

2.2.1. Ducrot, une approche non logiciste

La majorité des contributions scientifiques consacrées à si traitent essentiellement de ses aspects sémantiques et logiques. Les modèles logiques ayant précédé les modèles linguistiques, les travaux en sciences du langage ont associé le connecteur d’implication du Calcul des Propositions à son correspondant en langue naturelle. L’héritage de ce type d’études est encore bien présent dans la production scientifique contemporaine ; on y reviendra infra (§ 2.3.).

L’inadéquation entre le connecteur si en langue naturelle et l’implication matérielle est admise depuis longtemps (déjà, selon Haiman [1978 : 578], chez les philosophes des années ’50, Strawson et Church). Ducrot [1971a ; 1972], pour le domaine francophone, insiste sur les non coïncidences entre si et l’implication matérielle (‘→’). Il montre que le si de condition suffisante a un sens très contre-intuitif. Par exemple, l’interprétation bi-conditionnelle, qui est le propre de nombreux énoncés en si de la langue naturelle, ne fait pas partie du sens du foncteur ‘→’. En effet, il est bien connu que les partenaires de l’interaction interprètent un énoncé en si comme une bi-conditionnelle (une double implication) plutôt que comme une implication matérielle48. Ducrot souligne qu’il serait pragmatiquement déviant de dire quelque chose comme Si tu tonds le gazon, je te donne 5 francs dans le cas où de toute manière on va donner 5 francs, c’est-à-dire même si le travail n’est pas fourni. De même, il y a un intérêt à dire si le feu est au vert, on peut traverser, seulement dans le cas où la conclusion est différente avec un feu au rouge. Des exemples valables en logique formelle :

(12) Si les éléphants sont gris, alors 2 + 2 = 4. [< Caron]

ne le sont pas en langue naturelle, et inversement :

(13) <à propos des compagnies aériennes> (c’est pas étonnant que les compagnies fassent faillite)S (si

tu veux mon avis)F [o]

On reviendra sur les observables qui contreviennent à un traitement en terme de condition suffisante. Selon Ducrot [1972 : 179sq], certaines lignes de la table de vérité ne sont même pas envisagées en langue naturelle. L’auteur compare donc les propriétés et les possibilités d’associativité des connecteurs logicoïdes et des opérateurs des langues naturelles. Pour la majorité des énoncés, Ducrot conclut qu’il est non pertinent de tenter d’objectiver des conditions de vérité49. Ducrot propose une analyse de si dans le cadre de la description de la notion de « présupposition », envisagée, dans cet état ancien de la théorie, comme un acte de langage à part entière, inscrit dans le signifié. Le chercheur compare les constructions « conditionnelles », où les présupposés sont suspendus et révocables, et les constructions non conditionnelles, où ceux-ci sont imposés. Le postulat défendu par Ducrot est que l’emploi de

48 Ducrot [1971a] explique cette tendance à passer de la condition suffisante (une relation orientée) à la condition

nécessaire (une équivalence) au moyen de la loi d’exhaustivité. Dancygier & Sweetser [2006 : 34 ; 39] expliquent la bi-directionnalité par le caractère prédictif d’une grande partie des constructions en si. On attribue généralement la paternité de la mention du principe de bi-directionnalité à Geis & Zwicky [1971]. Le phénomène de double implication a été observé également dans des disciplines distinctes, par exemple en psychologie [Trognon & Retornaz, 1990].

49 Et pas seulement pour les énoncés en si. Par exemple, dans Cet homme est courageux, comment donner un

sens à courageux pour déterminer si l’énoncé est vrai ? Comment définir X, qui serait une définition du courage, dans Si X, cet homme est courageux. En fait, Ducrot pense qu’il est plus judicieux de considérer qu’un adjectif comme courageux véhicule une évaluation positive, plutôt que de s’en tenir à son aspect véritatif. Pour Ducrot [1972], communiquer, c’est semble-t-il amener le destinataire à un certain nombre de conséquences, à des conclusions implicites d’ordre évaluatif qu’on va chercher à verser dans le savoir partagé. Parler, ce serait donc accréditer des conclusions à l’aide d’arguments, en essayant de rallier l’allocutaire à ces mêmes conclusions. La construction des conclusions implicites ne serait pas liée à des informations référentielles ou vérifonctionnelles, mais au marquage d’une ligne argumentative. La défense de la spécificité argumentative de la langue conduit à considérer que le contenu sémantique de courageux coïncide avec ses virtualités argumentatives [Ducrot & Anscombre, 1983 : 5, 8, 30].

si implique l’actualisation d’un acte de parole et non d’une relation (telle est sa description traditionnelle) dont si serait l’expression. Une construction introduite par si permettrait par conséquent la « réalisation successive de deux actes illocutoires » :

1) Demander à l’auditeur d’imaginer p.

2) Une fois le dialogue introduit dans cette situation imaginaire, y affirmer q [ibid., 168]. La valeur de l’acte de supposition A serait de permettre d’instancier un acte illocutoire. Pour les exemples que Ducrot appelle « standards», étiquetés traditionnellement « hypothétiques » ou « conditionnelles », il admet une relation de dépendance entre A et Z. Cependant, si exerce un acte d’ouverture d’une situation provisoire qui ne limite pas les conditions de vérité de Z, mais qui découpe un espace au sein duquel on a le droit de dire Z [ibid., 176]. Ducrot reprend la terminologie traditionnelle pour rappeler l’existence des exemples qu’il appelle « marginaux » (les guillemets sont de l’auteur) : si oppositif, contrastif, présuppositionnel, austinien. En considérant que si marque l’exécution de deux actes de parole successifs dont l’un constitue une toile de fond pour le second, on explique le processus interprétatif à l’œuvre dans ces constructions, processus qui réclame des solutions artificieuses dans d’autres cadres d’analyse50.

2.2.2. J. Caron : une approche psycho-linguistique

Placées dans le cadre d’une psychologie expérimentale et génétique, les études de Caron sur si visent à cerner l’« espace sémantique » [1983 : 220] de cet opérateur. L’auteur conduit deux types d’expériences, présentées sous a) et b) :

a) Le travail empirique de Caron vise à mesurer l’empan des valeurs que peut assumer si lorsqu’il est confronté à son environnement. Il propose à des sujets de laboratoire des fragments de texte où seule la charpente formelle est maintenue, la plupart des morphèmes étant remplacés par d’autres morphèmes (des logatomes, par exemple) obéissant aux mêmes contraintes [Caron, 1983 : 219]. La dernière phrase du texte élaboré par Caron commence par si et les sujets doivent choisir une paraphrase du connecteur (si… alors, lorsque, quoique). Les résultats démontrent, selon l’auteur, que les éléments contextuels qui interviennent procèdent davantage de l’orientation argumentative du discours que du contenu sémantique des propositions [ibid., 220]. b) Afin de saisir les ressorts de la polysémie (présumée) de si, Caron [1977] propose les

16 énoncés suivants à 64 sujets d’une vingtaine d’année, étudiants en psychologie et de langue maternelle française :

1- Si nous étions partis plus tard, nous aurions manqué le train. 2- Si vous continuez à bien travailler, vous avez des chances de réussir. 3- Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres.

4- Si tu as soif, il y a de la bière dans le réfrigérateur. 5- S’il pleut dimanche, le match n’aura pas lieu.

6- Si le Grec des temps archaïques est un soldat, c’est pour répondre à l’appel de la cité.

50 La position de Johnson-Laird [1986 : 64] est compatible avec celle de Ducrot : si introduirait un modèle

7- Si la Cité est le cœur de Paris, le Quartier Latin en est l’âme. 8- Si votre métier vous plaît, pourquoi en changeriez-vous ? 9- Si Jacques veut partir, il le peut.

10- Si l’affaire a échoué, ce n’est pas de ma faute. 11- Si je renonce à ma raison, je n’ai plus de guide. 12- S’il se trompait, on corrigeait ses erreurs.

13- Si les sociétés changent, l’homme demeure semblable à lui-même. 14- Si c’est vous qui le dites, je suis convaincu.

15- Si je suis ton ami, je ne suis pas ton complice. 16- Si la porte est ouverte, quelqu’un a forcé la serrure.

De manière intuitive, les sujets sont invités à hiérarchiser ces seize exemples fabriqués en fonction des traits de sens qui les rapprochent ou les discriminent51. Le spectrogramme qui résulte de cette expérience demeure flou, du fait que certains exemples sont ambigus – parce que décontextualisés – et naviguent sans surprise d’un groupe à l’autre selon les sujets. Caron essaie néanmoins de comprendre « selon quels critères sémantiques les sujets évaluent la similitude entre les emplois de si » [ibid., 108]. Il ressort de l’appréciation de ces sujets une taxinomie qui tient compte des éléments suivants : la prise en charge ou non de p52, le caractère acquis ou non acquis du contenu et le type de relation intersubjective (polémique VS

coopérative). Les relations logiques entre les propositions ne déterminent pas la répartition triadique formulée par les sujets, que voici :

(i) La P que contient le membre A du groupe I (phrases 3-12-1-5-2 et peut-être 11) exprime une hypothèse.

(ii) La P que contient le membre A du groupe II (phrases 8-14-4-9) est présentée comme acquise, mais elle est mise au compte de l’interlocuteur. Dans ce cas, il ne s’agit pas pour l’interlocuteur d’imaginer une situation (cf. l’analyse de Ducrot), puisqu’il vient précisément de la construire lui-même.

(iii) La P que contient le membre A du groupe III (phrases 10-16-6-7-13-15) est présentée comme acquise, mais le locuteur la prend à son compte.

Caron adopte une description proche de celle de Ducrot : si introduit un ‘acte’ A présenté comme le cadre de pertinence d’un acte de langage ultérieur [Caron, 1983 : 223 ; 1989 : 116]. La fonction argumentative de si serait de relier des actes de langage en modélisant des situations discursives, i.e. la relation entre le locuteur, l’allocutaire, et le discours. Autrement dit si, comme d’autres connecteurs d’ailleurs, exécuterait des régulations53 sur des situations interactionnelles, c’est-à-dire qu’il structurerait et modifierait des relations entre sujets parlants et discours. En conclusion, l’auteur écrit que si a pour rôle de « situer l’acte de parole qui suit dans le cadre de la situation de discours définie par A » [ibid., 119].

51 La consigne centrale est formulée ainsi : « Classer ces phrases en mettant dans le même groupe les phrases où

le mot si vous paraît avoir le même sens ou un sens voisin. »

52 Le problème de la prise en charge – validation par le locuteur ou par un autre véridicteur – est à la base de la

taxinomie proposée par de Vogüé [1987]. Les propositions de Fillmore [1990] sur les postures épistémiques visent également à documenter cet aspect.

53 Pour Caron [1983 : 132 ; 156 ; 173], une régulation est une stratégie discursive mise en œuvre par les

partenaires de l’énonciation pour ajuster certains paramètres de l’échange verbal. Le discours est composé d’une série de choix, de décisions, de résolutions de problèmes et c’est cet ensemble qui est appelé régulation. Les

régulateurs ont une fonction de « guidage » (p. ex. les présuppositions) dans la construction de la situation de

discours et de « compensation » (p. ex. la négation et les connecteurs), en cela qu’ils corrigeraient les « perturbations » introduites par l’allocutaire. En orientant une argumentation vers un but, ils contribuent à l’élaboration et à la modification des situations de discours.

Les expériences de Caron montrent que l’intuition n’a rien d’unanime : même si une logique d’ensemble peut être dégagée, les classifications varient considérablement d’un sujet à l’autre. On retiendra également que l’auteur laisse une place de choix à la problématique de la prise en charge. Si on a bien compris Caron, le relateur si opère sur la construction de l’image de l’interlocuteur. On communiquerait à la fois un contenu et une relation interpersonnelle : un connecteur comme si serait un élément de ce processus communicatif. Ces travaux sont intéressants au niveau des effets socio-pragmatiques dérivés, mais les investigations de Caron documentent peu le niveau linguistique.

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