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L A CONFRONTATION DES POSTULATS THÉORIQUES AUX DONNÉES EMPIRIQUES

2.1. La notion de subordination

Le phénomène de subordination, rarement défini, expliqué ou délimité, est central pour notre problématique. Blanche-Benveniste [1982 : 71] note que lorsqu’on analyse des séquences de discours, il n’est pas aisé de traiter celles-ci avec des concepts aussi pauvres que ceux de « coordination » et de « subordination ». La gamme des relations syntaxiques rencontrées conduit à préciser les limites de ces phénomènes, quitte à faire éclater les notions en question. Un des critères utilisés par Blanche-Benveniste [ibid., 87] pour décider s’il y a « subordination » est la proportionnalité entre une que-P et une forme pronominale. Comparer (14a), où la proportionnalité fonctionne et (14b) où elle ne fonctionne pas :

(14) (a) (j’ai eu plusieurs euh : copains qui étaient ici à Grandvillard ou à Gruyères)S (qui m’ont euh :

assuré que si il ne pleuvait pas)S (ils auraient été parmi les le peloton de course)F [r]

(a’) j’ai plusieurs copains qui me l’ont assuré / m’ont assuré cela j’ai plusieurs copains qui me l’ont assurée leur participation (b) On dirait qu’elle a des poux [ < Blanche-Benveniste]

(b’) ? On le dirait / ? on dirait cela

Blanche-Benveniste [1989] appelle « recteurs faibles » ces verbes qui, sous certaines formes, sont non constructeurs (on dirait, il paraît, j’ai l’impression, je crois bien...) ; leur comportement se rapproche de celui des incises (cf. leur mobilité : elle a des poux on dirait). Le concept de rection vient se substituer à celui, controversé, de subordination. Pour Blanche- Benveniste, un complément est dit régi lorsqu’il est construit par un verbe recteur, c’est-à-dire lorsqu’une relation est effective entre le verbe et une ou plusieurs places syntaxiques. D’autres particularités morpho-syntaxiques – restrictions de temps et de mode, absence possible ou affaiblissement du morphème que, forte présence de la 1ère personne, etc. – cernent de plus près le phénomène. La que-P de (14b) ne constitue ainsi pas un vrai complément. La difficulté à pronominaliser la « subordonnée » atteste des restrictions

121 Ce sont des actes, des comportements qui sont assemblés [Berrendonner & Béguelin, 1989 : 115].

122 Parler entièrement de manière explicite est inconcevable : le but est d’en dire le plus en verbalisant le moins,

morphosyntaxiques dont les verbes recteurs faibles font l’objet. En tête d’une construction verbale suivis d’une que-P, ou en incise, ces verbes s’assimilent à des particules modales portant sur la séquence ‘apparemment’ régie123.

Au total, il y a des relations non descriptibles en termes de coordination et de subordination [Blanche-Benveniste, 1997]. Sandfeld [1936, chap. IX], Mathiessen & Thompson [1988 : 280] et Benzitoun [2006a] font des observations convergentes. La notion de subordination ne constitue pas un outil de description valable pour la majorité des exemples de notre corpus. Et on ne s’en sort pas non plus avec les notions de juxtaposition et de parataxe…

2.2. L’inconsistance de l’assimilation {subordination  morphème subordonnant}

Dans une perspective normative, un morphème comme que ne peut qu’introduire une P subordonnée. Adopter un tel parti pris, c’est, d’une part, méconnaître que la plupart des connecteurs peuvent enchaîner sur le savoir partagé ou la situation d’énonciation. Cela conduit, d’autre part, à forger des notions problématiques comme la « subordination inverse » pour des constructions comme (15b)124 :

(15) (a) Voudrait-on me détourner de mes intérêts architecturaux # on ne s’y prendrait pas autrement. [exemple modifié à partir de 11b] = une structure {subordonnée + principale}

(b) Voudrait-on me détourner de mes intérêts architecturaux qu’on ne s’y prendrait pas autrement. [p, Femina, 02.06.2002] = une structure {principale + subordonnée}

En l’absence de que, on a une subordonnée – marquée par l’inversion de clitique sujet – suivie d’une principale (cas 15a). Avec que, le membre avec l’inversion de clitique devient une principale, suivie d’une subordonnée introduite par que (cas 15b). Le morphème que, dans (15b) est jugé plus subordonnant que l’inversion de clitique… Muller [1996 : 73], qui travaille lui aussi dans un cadre traditionnel, y voit en effet deux énonciations autonomes en l’absence de que et un complexe {P principale + P subordonnée} en sa présence125. Pour Muller,

parce que l’inversion complexe alterne parfois avec la subordination, on a tendance à y voir une construction subordonnée sans conjonction : Si Jean entre, Marie sort aussitôt – Jean entre-t-il,

123 Les adverbes d’énonciation du genre heureusement (que) et les connecteurs comme parce que, qui ont des

emplois « lâches » (Parce que vous pensez que je vais attendre encore longtemps ?), ne fonctionnent pas non plus comme des séquences enchâssantes. Les relatives appelées parfois « prédicatives » (j’ai ma voiture qui est

au garage), présentent un « dispositif » (j’ai + qui / il y a + qui) qui semble jouer le rôle de signalement d’un

ancrage référentiel. Le pronom relatif (qui) a perdu certaines de ses caractéristiques définitoires au niveau sémantique ; peut-on encore identifier un phénomène de subordination ? Même remarque pour les clivées (c’est X qui Y).

124 Le concept de subordination inverse recouvre le principe suivant : « La proposition qui est formellement la

principale présente en réalité le thème de la phrase et représente les circonstances […], c’est la subordonnée qui en est le propos et qui exprime le fait essentiel » [Riegel & al., 1994 : 507]. Le qualificatif « inverse » vient ajouter un élément sémantique dans la définition : le membre introductif de (15b) exprime la circonstance – pourtant il hébergerait la P principale – et le membre indexé par que contient le fait principal – pourtant il hébergerait la P subordonnée.

125 Deulofeu [1988 : 88] réfute la notion de subordination inverse parce que « l’analogie sémantique tient lieu

d’analyse » syntaxique et qu’elle se fonde sur un lieu commun des grammaires : que serait « organiquement » un subordonnant. Cf. également Benzitoun [2006a : 89sq] et Corminboeuf [à paraître, b] pour une critique du concept.

Marie sort aussitôt. Pourtant, la phrase à inversion complexe peut subordonner : Jean entre-t-il, que Marie sort aussitôt. Quel que soit le statut exact de ce que, il établit une hiérarchie entre les

deux verbes […]. [ibid., 75]

A notre sens, il est contradictoire de considérer que l’inversion de clitique est le « subordonnant », un genre d’allomorphe de si, dans Jean entre-t-il, Marie sort aussitôt, mais que l’inversion perdrait ce rôle dans Jean entre-t-il que Marie sort aussitôt et qu’elle soit en conséquence rangée dans la P principale. La « hiérarchie » dont parle Muller est d’ordre énonciatif, à notre sens.

Deulofeu [1988 : 84] réprouve la vision qui veut qu’une relation sémantique, par exemple de but, effective entre deux SV séparés par que, conduise au constat qu’il y a une subordonnée de but introduite par la conjonction. Le phénomène de rection faible (cf. supra, § 2.1.), conduit aussi à briser le rapport de nécessité entre une relation de subordination et la présence d’un morphème subordonnant. De même, Grevisse126 et récemment Debaisieux127 stigmatisent cette association entre morphologie et fonction syntaxique. Ruppli [1989 : 112- 113] souligne que l’étude de la « coordination » est, elle aussi, essentiellement morphologique. Benzitoun [2006 : 87] démontre que la circularité définitoire concerne plusieurs niveaux d’analyse : subordonnant < subordination < expression de la circonstance < topic. Allaire [1982 : 42] reproche également à la tradition de confondre la marque en syntaxe et le processus relationnel : « la conjonction que n’est pas plus ‘subordonnante’ que et n’est ‘coordonnant’ ». L’auteur écrit encore à propos de constructions du type : Voudrait-il s’étendre que… ou A peine ai-je écrit cette phrase que… :

Ainsi l’organisation du système des marques qui contribuent dans l’enchaînement de deux énoncés à signaler le phénomène de la complémentarité réciproque fait-elle apparaître combien il serait absurde de continuer à parler ici d’un que subordonnant : le premier verbe n’est pas moins dépendant que le second dans ce type de construction binaire. [ibid., 431]

Il est pourtant bien admis que la jonction peut se faire sans jonctif [Tesnière, 1988 : 327], autrement dit qu’une relation hypotaxique sans marquant est commune128. Parallèlement, Antoine [1958] admet l’existence d’une coordination sans coordonnant, i.e. une coordination par juxtaposition :

[…] n’allons pas croire que le fait de supprimer la présence matérielle de l’outil coordinatif entraîne de façon automatique la disparition du rapport – fût-ce un simple rapport d’addition – qu’il signalait : le rapport, d’explicite qu’il était, devient tout simplement implicite, mais il subsiste et la ‘coordination’ (logique) n’en devient donc pas moins impure pour cela. [Antoine, cité par Torterat, 2003 : 257]

L’absence d’un morphème « conjonctif » ne veut pas dire qu’il n’y a pas de subordination [cf. Berrendonner, 2004 & à paraître ; Corminboeuf, à paraître, b]. Corollairement, la présence

126 « Il arrive qu’en dépit de la conjonction de subordination, certaines propositions soient de vraies

indépendantes » [Grevisse, cité par Allaire, 1996 : 16].

127 Selon Debaisieux [2006 : 119], « certains morphèmes dits ‘subordonnants’ ne marquent aucune relation de

‘subordination’ ». On peut observer par ailleurs une « relation paratactique entre deux énonciations et ce malgré la présence d’un morphème introducteur » [ibid., 123].

128 Ceci mis à part bien sûr les subordonnées qui n’ont pas de terme introducteur comme les participiales ou les

d’un morphème « conjonctif » comme que n’implique pas qu’il y a subordination. Les cas de « parataxe avec lien » sont très bien attestés [Deulofeu, 1999b]. On observe néanmoins, et pas seulement dans les grammaires traditionnelles, une relation nécessaire entre catégorie morphologique et fonction syntaxique. Cet axiome mène à des impasses. Il n’y a pas de correspondance obligée entre la morphologie – c’est-à-dire la présence d’une « conjonction » – et une relation syntaxique d’implication unilatérale. Il n’y a pas non plus de rapport obligé entre morpho-syntaxe et sémantique : l’élément impliqué syntaxiquement ne se confond pas forcément avec le topic ou le présupposé (cf. § 2.5., infra).

2.3. L’opposition {subordination VS coordination}

L’utilisation des notions de P principale et de P subordonnée (ou phrase vs sous-phrase) conduit les descripteurs à essayer d’identifier systématiquement dans les configurations binaires des articulations entre P régie et P régissante. Par exemple, Berthonneau & Kleiber [2003] attribuent le statut de circonstant au premier membre de une minute de plus, le train déraillait. Il n’est guère envisagé que les constituants puissent avoir un statut égalitaire. D’où l’apparent paradoxe que des hypothétiques – décrites généralement comme des P subordonnées – puissent être formées de deux membres « coordonnés » :

(16) (a) Que je glisse un mot de plus, et Garanço allait me suivre, me servir de compagnon dans ma fuite. [Guimara‚es Rosa, Diadorim]

(b) Olivier regarda cette merveille : un léger coup de pédale en arrière et la machine s’immobilisait. [f, Sabatier]

Cette séparation radicale entre le statut égalitaire de la coordination et la dépendance orientée que marque la subordination a fait l’objet de nombreuses remises en question. Brunot [1922 : 27], Mathiessen & Thompson [1988], Diessel [2001 : 437], Rebuschi [2001 ; 2002], ou encore Bertocci & al. [2006] mentionnent l’inexistence d’une séparation tranchée entre P subordonnées et P coordonnées, même si des critères syntaxiques et pragmatiques ont été établis pour les discriminer129. Torterat [2000] analyse des constructions en ancien français qui relèvent, selon lui, à la fois de la « coordination » et de la « subordination » (de la syndète et de l’hypotaxe, p. 197). L’opposition coordination-subordination « non fondée théoriquement » selon Deulofeu [1988 : 89] mène à des invraisemblances terminologiques du style « un subordonnant à valeur coordonnante ».

Si on se donne un outillage théorique robuste, on peut déployer la gamme des relations au- delà de la coordination et de la subordination intra-phrastique, ce qui permet de traiter les classes d’énoncés problématiques. Plutôt que de dire de certaines constructions qu’elles sont à la fois subordonnées et coordonnées, on dira qu’elles ne sont ni coordonnées, ni subordonnées, le modèle macro-syntaxique de Berrendonner offrant cette alternative.

129 « Il existe une zone de rencontre où l’on peut parler à son gré de coordination prédicative ou de subordination

2.4. La confusion des niveaux d’analyse

On a déjà souligné le problème de l’association de structures à des complexes {subordonnée + principale} sous prétexte qu’elles peuvent être ramenées, par des paraphrases, à des circonstancielles de temps ou d’hypothèse. Et on a souligné que les résidus d’une intuition sémantico-énonciative que constituent les notions de « subordination implicite » et de « subordination inverse », créées pour les besoins de la cause, viennent masquer les apories d’une tradition grammaticale qui fonctionne avec une notion de subordination extensible, fondée, selon les cas, sur la syntaxe ou sur le sens.

Les grammairiens, qu’ils aient associé des constructions comme (17) à la coordination ou à une « subordination implicite », ont souvent postulé l’existence d’une superposition de la structure syntaxique et de la fonction pragmatique :

(17) Qu’on donne le feu vert à l’armée / Donnez le feu vert à l’armée / Un ordre à l’armée et tout évoluera très vite. [< Allaire]

La structure de surface refléterait la valeur fonctionnelle : le terme A serait le thème et le terme Z le prédicat. Pour nous, la recherche d’un diagnostic syntaxique du côté du schéma prédicatif mène à des impasses. A notre sens, Allaire a une approche particulièrement ‘saine’ du phénomène de « mismatch » [Culicover & Jackendoff, 1997 : 195], i.e. l’absence de correspondance entre structure syntaxique et structure conceptuelle :

Si donc il est une conclusion que l’étude de la complémentarité verbale nous impose avec constance, c’est bien la suivante : la confusion de la syntaxe et du sens est mortelle pour l’évaluation syntaxique, et les phrases ‘insidieuses’, systèmes à ne explétif ou constructions à point de départ suspensif, n’ont persisté à faire problème que parce que cette confusion, installée au cœur de la théorie traditionnelle, a puissamment contribué à obscurcir les faits en immergeant dans la substance du contenu les indices d’une forme syntaxique […]. [Allaire, 1982 : 569]

La confusion des niveaux d’analyse a également pour conséquence que les variations de sens en contexte multiplient les catégories. Projetées au niveau syntaxique, ces variations sémantiques décèlent à l’occasion des distinctions combinatoires là où il n’y en a pas. Ainsi, la 11ème édition du Bon Usage distinguait vingt-neuf variétés de compléments circonstanciels ! Le mélange des niveaux, les oppositions infrangibles entre coordination et subordination, ainsi qu’entre principale et subordonnée, engendrent sans cesse de petits monstres : subordination implicite / pragmatique / sémantique / énonciative / inverse / facultative / subjective / textuelle ; désubordination, pseudo-subordination ; subordonnant à valeur coordonnante ; quasi-subordination ; fausse subordination ; etc130. Il apparaît moins suspect méthodologiquement d’opérer une analyse syntaxique indépendamment des autres niveaux. Ensuite, à partir de la charpente formelle, faire apparaître les distinctions sémantiques que celle-ci induit. Une telle précaution est également un garde-fou contre l’idée répandue d’un continuum incorporant divers degrés de subordination.

A partir du moment où la phrase est l’unité légitime, il n’y a pas de raison de faire une distinction entre un circonstant et une clause autonome, et l’analyse syntaxique, par exemple

130 Le domaine de la « coordination » n’est pas en reste : pseudo-coordination, coordination subordinative, a-

celle d’Andersen [1999 : 171] se réduit à identifier lequel des deux membres d’une structure binaire est l’adverbial subordonné. Mais, étant donné l’absence de morphème « subordonnant » dans certains observables, il faut bien trouver un marqueur de dépendance dans la structure de surface. A propos d’exemples comme ils sont arrivés ils étaient une dizaine, Andersen écrit :

l’emploi de l’imparfait […] marque formellement la subordination. […] On ne peut pas dire que l’imparfait soit toujours subordonné par rapport au passé simple ou au passé composé, mais le rôle habituel de l’imparfait est celui de l’arrière-plan, rarement celui de l’action. [ibid., 174 ; 176]

Une caractéristique fonctionnelle fréquemment associée à l’imparfait est transportée au niveau syntaxique : le rôle d’arrière-plan est présenté comme isomorphe à une relation syntaxique (une subordination). C’est le brouillage entre syntaxe et sémantique qui fonde ici cette analyse pour le moins impressionniste. A notre sens, la méthode qui consiste à fonder une analyse syntaxique sur une propriété sémantique associée prototypiquement à un temps verbal, en l’occurrence l’imparfait de l’indicatif n’est pas recevable.

Dans notre travail, nous serons soucieux de ne pas reporter les catégories d’un niveau à l’autre. Le postulat de l’équivalence fonctionnelle systématique entre une subordonnée et une valeur de topic, par exemple, nous paraît être le résultat d’un raisonnement daté et fort dommageable131. Nous nous garderons également d’associer mécaniquement une caractéristique prosodique à un procédé de stratification informationnelle, comme le fait Cresti [1997].

On peut remédier à un certain nombre des apories soulignées dans ce § 2. en adoptant les principes du modèle macro-syntaxique, qui apparaît bien moins dispendieux.

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