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2. L A SÉMANTIQUE DU CONNECTEUR SI , ENTRE L ’ UNITÉ DE SENS ET L ’ ÉCLATEMENT

2.3. Les approches réductionnistes

Les travaux qui entrent dans ce paradigme sont très largement majoritaires dans le panorama scientifique54. On n’en signalera qu’une série à titre indicatif, à savoir les études de Cornulier (§ 2.3.1.1.) et Rousseau (§ 2.3.1.2.) dans le domaine français, Van der Auwera (§ 2.3.2.1.) et Sweetser (§ 2.3.2.2.) dans le domaine anglais.

2.3.1. Le domaine français

Le paragraphe consacré à de Cornulier rapporte essentiellement des propositions faites dans un chapitre de son ouvrage Effets de sens [1985a]. On se fondera également sur un article de la même année qui précise l’argumentaire à propos de constructions qui résistent à l’analyse unifiée qu’il développe. Ensuite, on rendra compte d’un article de Rousseau qui n’est pas uniquement centré sur si, mais où il est patent que l’implication matérielle fonctionne comme un genre de factotum au plan sémantique, apte à aimanter tout ce qui relève de la subordination.

2.3.1.1. De Cornulier

La pragmatique du sous-entendu de Cornulier [1985a] occupe une position médiane entre le réductionnisme dur – c’est la position de Rousseau, cf. infra –, qui réduit le sens d’un énoncé à sa forme logique, et l’anti-réductionnisme de Ducrot, qui considère que les opérateurs des langues naturelles sont irréductibles aux opérateurs logicoïdes. De Cornulier refuse l’idée d’un connecteur si au sens éclaté tel qu’il est présenté dans les dictionnaires (si hypothétique, si restrictif, si concessif, etc.), préférant légitimement une signification constante [ibid., 94]. Dans une perspective sémantique, la préoccupation de l’auteur est de dégager une signification minimale des connecteurs de la langue qui corresponde à peu près à leurs

54 Un type de réductionnisme, celui qui consiste à proposer une explication unifiée pour le si adverbial, le si

‘percontatif’ (interrogatif indirect) et le si ‘circonstanciel’ [cf. Moignet] ne sera pas abordé ici. Martin [1983] propose de réunir le si ‘percontatif’et le si ‘circonstanciel’ sous la même enseigne : ils auraient comme point commun de suspendre la valeur de vérité de la proposition qu’ils introduisent.

corrélats logiques. Ensuite, des informations adventices fournies par l’environnement stimulent des mécanismes de calcul de sous-entendus et conduisent à sur-interpréter pragmatiquement ces connecteurs55. Pour de Cornulier, il y a des inférences directes, i.e. des schémas d’action d’inspiration logiciste et des inférences conjoncturelles. Le sens « littéral » de si correspondrait au si de condition suffisante et signifierait, selon de Cornulier [ibid., 58], dans le ou les cas où. L’auteur dissimule très habilement le fait qu’il reprend la définition du si de condition suffisante, tout en présentant de manière concomitante ses différentes manifestations contextuelles. Confronté au fonctionnement en langue, le noyau sémantique revêt des effets de sens variés, autant d’hypothèses interprétatives implicites dérivées à partir de ce noyau. Selon l’auteur, étant entendu que c’est la contamination du contexte qui enrichit et détermine le sens de si, l’opérateur en question n’a pas un caractère polysémique. Son hypothèse est défendable pour la plupart des exemples qu’il choisit. Mais il s’efforce néanmoins de faire entrer des cas de figure plus gênants pour sa position dans les cas d’implication. Ce sont les exemples du type « austinien » (14) et « bi-affirmatif » (15) à partir desquels il essaie de reconstituer un chemin déductif. Dans :

(14) Si tu veux faire un tour, le canasson est sur le paillasson. [< de Cornulier]

de Cornulier allègue qu’il est possible de dériver q de si p, q, du fait que q est valable même si p ne se réalise pas. Le contenu q serait dès lors obtenu par détachement du sens : formulé autrement, l’idée serait que dans (14), si p, q implique q. Pour :

(15) Si vous fûtes vaillant, je le suis aujourd’hui. [Corneille < de Cornulier]

de Cornulier propose également un raisonnement apodictique du genre : <si on reconnaît la valeur de l’autre, alors on doit reconnaître la mienne>. Certains points de cette étude stimulante méritent d’être questionnés :

Selon nous, pour accepter l’explication de (14), il faut admettre que p est vrai, alors que rien ne l’indique. En effet, on ne peut obtenir q par modus ponens sans que, lorsque l’on descend l’implication, p soit vérifié.

Tous les exemples de si « bi-affirmatif » ne permettent pas d’envisager un raisonnement par déduction, où une prémisse implicite récupérable dans le contexte serait convoquée afin de descendre l’implication :

(16) (a) S’il veut d’abord devenir médecin, son arrivée à La Havane en 1941 lui révèle sa destinée : il

sera musicien. [p < Corminboeuf 2001]

(b) ?Dans le ou les cas où il veut d’abord devenir médecin, son arrivée à La Havane en 1941 lui révèle sa destinée : il sera musicien.

Dans (16a), tiré de notre corpus, comment reconstituer un cheminement déductif ?

55 Le rôle du contexte est par ailleurs très bien décrit par de Cornulier. Dans la terminologie sémantico-

pragmatique classique, le sous-entendu, c’est le signifié ajouté aux assomptions contextuelles [Sperber & Wilson, 1989].

Il faudrait aussi se demander si dans le ou les cas où est synonyme de si : il existe des contextes où l’un exclut l’autre, ce qui semble être le cas de l’exemple (16a) qui exclut une paraphrase au moyen de dans le ou les cas où, comme le montre (16b).

Il y a en effet des exemples qui correspondent mieux que d’autres à la définition (si ≅ dans le ou les cas où), de l’aveu même de l’auteur [ibid., 61]. C’est bien là le problème : à partir d’exemples prototypiques qui collent avec la définition en termes de condition suffisante, de Cornulier s’emploie à rassembler sous la même bannière les constructions les plus rebelles. Les études de Rousseau, Sweetser, et Van der Auwera mettent également le concept de condition suffisante au centre, en essayant d’intégrer les constructions ‘satellites’. Dans le même esprit, de Vogüé [2004 : 88] écrit : « les énoncés conditionnels n’expriment pas toujours une condition suffisante, mais peuvent aussi exprimer une condition nécessaire ». Pour Declerck & Reed [2001 : 354], même les constructions en si méta-discursives exprimeraient des conditions suffisantes. Cette façon d’aborder les choses ne nous paraît pas optimale, dans la mesure où elle introduit une norme, c’est-à-dire une partition axiologique des faits de langue. Il y aurait des si-P dites « standards » qui exprimeraient une condition suffisante et d’autres qui résisteraient plus ou moins fortement à une telle approche.

2.3.1.2. Rousseau [1993]56

La grande majorité des auteurs s’appliquent à masquer le fait que les principes de la logique formelle sont convoqués pour traiter de la « logique naturelle ». Chez Rousseau en revanche, un tel projet est déclaré et assumé. Certes, l’auteur concède que l’assimilation stricte de si à l’implication logique n’est pas de mise, mais selon lui il « suffit d’enrichir sa définition logique » [ibid., 232]. Ainsi, les relations logiques reproduites en (17a)-(b) ont leurs corollaires en (17c)-(d) :

(17) (a) p v q

(b) ¬p v q = p → q

(c) Ou Pierre est malade ou il est parti en vacances.

(d) Si Pierre n’est pas malade, alors il est parti en vacances.

L’« enrichissement » de la définition logique permettrait d’expliquer pourquoi un exemple comme Si 2 et 2 font 4, alors Lille est dans le Nord, valable en logique formelle, est incongru en langue naturelle : p et q doivent appartenir au même univers de discours57. Mais lorsque p et q paraissent ressortir à deux univers distincts, comme pour Si tu me passes le sel, je te parle de Jérôme, parfaitement licite en langue naturelle, l’explication de l’auteur devient pour le moins étonnante : « le lien entre l’antécédent et le conséquent est uniquement conversationnel, dépendant des hasards d’une conversation ». Quant aux configurations en si rebelles à un traitement dans le cadre de l’implication matérielle comme Si tu as soif, il y a de

56 L’étude plus récente de l’auteur, Rousseau [2005], reconduit à quelques détails près les postulats théoriques du

travail de [1993].

la bière au frigo, elles sont qualifiées de « ratés »… Au cours de sa démonstration, Rousseau manipule les énoncés pour en faire des P en si, le recours à la notion d’« enrichissement sémique » [ibid., 261] autorisant l’intégration, sans autre explication, des cas de figure marginaux. L’implication, sorte de ‘forme pure’, est présentée comme une matrice à partir de laquelle dériveraient la majorité des constructions subordonnées58. Ainsi, la comparative Paul est plus grand que son frère peut se « réécrire » Si son frère a telle taille, Paul est plus grand. Et les « subordonnants » se présentent comme des complexes dérivés du si implicatif :

Si (implicatif) + 1 sème de temps → quand

Si (implicatif) + 1 sème de comparaison → comme, de même que

Si (implicatif) + 1 sème de déduction → puisque

Au-delà des si-P, c’est un champ très vaste de structures qui se voient réduites à l’implication. Dans notre étude, on adoptera des principes théoriques totalement opposés à ceux de Rousseau.

2.3.2. Le domaine anglais

Les recherches de Sweetser sur les constructions en if sont exposées ici avec davantage de détails que celle de Van der Auwera, parce que Sweetser est le représentant le plus prototypique de cette classe de travaux. Un chapitre de son ouvrage de 1991 est consacré au connecteur if. Concernant l’étude de Van der Auwera, on a isolé un paragraphe qui nous paraissait spectaculaire quant à la réduction sémantique qu’il préconisait. On peut rapprocher, d’un côté, Sweetser et de Cornulier – tenants d’un réductionnisme « soft » – et, de l’autre, Rousseau et Van der Auwera – tenants d’un logicisme « dur ».

2.3.2.1. Van der Auwera [1986]

Van der Auwera [1986 : 206sq], considérant les séquences (18a) à (18c) :

(18) (a) If you open the window, I’ll kill you (≅ Si tu ouvres la fenêtre, je te tue) (b) Open the window and I’ll kill you (≅ Ouvre la fenêtre et je te tue) (c) Open the window or I’ll kill you (≅ Ouvre la fenêtre ou je te tue)

ramène if, and et or à des connecteurs logicoïdes. La sémantique des trois séquences est reproduite ci-dessous, où ‘!’ note un opérateur injonctif :

(19) (a’) (you open the window) → (I’ll kill you) (b’) !((you open the window) ∧ (I’ll kill you)) (c’) !((you open the window) ∨ (I’ll kill you))

Et le tour est joué : aussi bien les si-P que les hypothétiques non marquées peuvent alors être traitées dans le cadre de la logique classique. Clark [1993 : 80] fait également sien le principe de l’équivalence sémantique entre les symboles logiques et les morphèmes and et or en anglais. Les connecteurs des langues naturelles sont décrits comme des connecteurs véri- fonctionnels. Selon nous, cette façon de procéder mène à une aporie.

2.3.2.2. Sweetser [1991]

Dans le chapitre 5 de son approche cognitive de la « conditionnalité », Sweetser [1990] dégage trois catégories de if-clauses : les conditionnelles de contenu, les conditionnelles épistémiques et les conditionnelles illocutoires.

1) Sweetser précise que les conditionnelles de contenu (content conditionals) du langage naturel sont distinctes de l’implication matérielle, mais le fait que les commentaires des exemples portent sur la vériconditionnalité montre que son étude est d’obédience logiciste. Ces conditionnelles sont d’ailleurs aussi appelées real world conditionals. Ainsi, la conjonction if… then indique que la réalisation de l’événement ou l’état de fait décrit par p est une condition suffisante pour la réalisation de ce qui est décrit dans q [ibid., 114]. Il est question de l’état du monde. Dans ces exemples, le fait nommé par A ne peut pas présenter un fait réalisé. Exemple : If Mary goes, John will go (≅ Si Mary y va, John ira aussi).

2) Pour les conditionnelles épistémiques, ce n’est plus la vérité de p qui est la condition suffisante pour l’accomplissement de q, c’est la connaissance de cette vérité (si je sais x, alors je conclus y). Il est question de l’état du savoir sur le monde. La relation ne serait pas effective au niveau du contenu (entre des données d’expérience), mais bien entre des états de connaissance. Si on comprend bien ce que veut dire Sweetser, entre les P que contiennent A et Z il y a autre chose, pragmatiquement, que la relation vériconditionnelle marquée par le connecteur logique. Le contenu de A est souvent présenté comme réalisé. Exemple : If she’s divorced, (then) she’s been married (≅ Si elle est divorcée, alors elle a été mariée).

3) Les conditionnelles d’acte de langage (speech-act conditionals) réunissent des constructions où l’accomplissement de la P que contient A autorise l’acte illocutoire exprimé dans le terme Z. Là aussi l’auteur considère que la condition suffisante est récupérable : il s’agit de satisfaire une condition de réussite de l’acte en question59. Exemple : If I haven’t already asked you to do so, please sign the guest book before you go (≅ Si je ne vous l’ai pas déjà demandé, veuillez svp signer le livre d’or avant de partir)60. Sweetser se fonde explicitement sur le travail de Van der Auwera [1986] pour le traitement de ces exemples.

59 Ainsi, pour qu’une question soit pertinente, il faut présumer que l’allocutaire est potentiellement capable d’y

répondre. Dans un exemple comme If you went to the party, was John there ? (≅ Si tu es allé à la fête, est-ce que

John y était ?), le fait que l’allocutaire soit allé à la fête est une condition qui le rend susceptible de posséder

l’information pertinente pour répondre à la question.

60 Sweetser [ibid., 118] propose l’interprétation suivante pour cet exemple : « For the purposes of our interaction,

La taxinomie de Sweetser appelle quelques commentaires :

Dans l’introduction de son ouvrage, Sweetser [ibid., 1-2] prétend inscrire sa recherche dans le cadre d’une sémantique cognitive « non objectiviste », c’est-à-dire que c’est la compréhension et la perception humaine du monde qui est la base de la structure du langage et non le monde « objectif » lui-même. Dans une sémantique objectiviste au contraire, le sens est appréhendé à travers la relation présumée directe entre un état-de-choses mondain et un « mot ». Ce présupposé non référentialiste – qui correspond au nôtre (cf. Chapitre 5, § 5) – nous laisse cependant sur notre faim, puisqu’il nous apparaît évident que Sweetser ne tient pas rigoureusement ce programme, la vulgate logiciste-chosiste y trouvant une place de choix (par exemple, la véridiction).

L’auteur juge que toutes les if-clauses devraient entrer dans la taxinomie et, de manière plus discutable, qu’une structure n’est jamais ambiguë au point de pouvoir hésiter entre deux catégories. La spécificité des speech-acts conditionals par rapport aux autres types se comprend plutôt bien. En revanche, la différence entre content et epistemic conditionals n’est pas toujours tranchée.

Comme d’habitude dans ce genre de travaux, une composante pragmatique est injectée pour combler l’écart entre if et ‘→’. Chez Sweetser, c’est par le jeu des paraphrases que les énoncés du langage naturel sont remodelés en structures de forme if…then.

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