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L E TRAITEMENT DES INDICES MODAUX ( MODALISATIONS ET MÉDIATIVITÉ )

L’analyse du domaine de l’hypothétique en français est bien évidemment liée aux contenus des concepts de modalité et de médiativité. Néanmoins, on verra au cours de notre étude que le commentaire modal lié à la valeur hypothétique est en général à reconstruire par inférence. Commençons par deux mises au point définitionnelles, celle de prise en charge et celle de distanciateur188. Dans notre étude, l’absence de prise en charge ne concerne pas l’adhésion du locuteur à la vérité du fait p – toujours validé de notre point de vue –, mais sa validation dans la situation de parole (le méta-fait). Ce qui n’est pas pris en charge, c’est la validation du fait dans le référentiel de l’énonciation en cours. La notion de prise en charge est utilisée pour cerner le fait que p est couplé avec un commentaire méta-discursif qui – en imposant des conditions à sa validation – place p dans un domaine de M qui échappe au « contrôle » du locuteur (qui ne peut dès lors pas s’en porter garant, pas adhérer au méta-fait).

187 Cf. Rastier [1994 : 328 ; 332] : « Pour une sémantique interprétative, le sens supposé littéral doit être

construit, comme tout autre sens ». […] « Les signes linguistiques sont le support de l’interprétation, non son objet. Seuls des signifiants, sons ou caractères, sont transmis : tout le reste est à reconstruire ».

On appellera distanciateurs les (interprétations d’)indices qui participent à la construction d’un espace fictif. Ils opèrent une distanciation dans la mesure où ils sont les auxiliaires de stratégies de déconnexion référentielle (rupture avec la situation d’énonciation, contradition avec une donnée d’expérience, etc.). Un fait p est asserté, mais sa validation est ratifiée dans un compartiment de la mémoire discursive distinct de celui sur lequel opèrent habituellement les interactants (le référentiel par défaut, celui de l’énonciation en cours). Ce qui fonde la distanciation référentielle pourrait être cerné sous l’angle de la modalité, si tant est, en pastichant le titre d’un article Ducrot [1993], que le concept en question ‘serve à quelque chose’. Ducrot expose en effet les aspects problématiques liés à une notion qui ne s’est délestée ni de ses héritages logiques – les langues expriment-elles de telles modalités logiques ? [ibid., 113] – ni de ses caractéristiques philosophiques – en particulier le dualisme « objectif-subjectif ». Le travail sur des données authentiques rend les caractérisations modales et épistémiques parfois difficiles à apprécier. Dans les constructions binaires qui ressortissent à l’hypothèse, le locuteur ne prend pas en charge l’acte langagier initial189. En revanche, il peut arriver qu’il précise que le contenu de Z est sous sa responsabilité, ceci dans le cadre ouvert par A. Des modalisations peuvent venir modifier certaines données épistémiques dans le membre Z. Par exemple, l’élément souligné dans les fragments (13) relativise le côté péremptoire de la conséquence :

(13) (a) C'est le puceron qui transmet cette maladie de la pomme de terre au tabac. Une seule piqûre et le virus peut se développer. [p, La liberté, 11.08.2004]

(b) Essayons de développer le film négatif des Lettres philosophiques, il se pourrait que ressorte alors précisément ce qui traite de la Russie. [Mandelstam, De la poésie]

(c) Veut-on apprendre une langue, il est peut-être utile de suivre des cours, j’entends des cours collectifs, car l’émulation est un facteur qui n’est pas à mépriser, mais d’autres moyens, simultanément, vous permettent d’arriver à un résultat beaucoup plus vite. [Cingria, Proses]

(d) Au fait, avez-vous des amis qui attachent quelque importance à ce qui vous arrive ? Si vous n’en avez pas de tels, je pense qu’après tout vous avez peut-être de la chance. [des Forêts, Le

bavard]

(e) <lors d’un contre-la-montre au Tour de France> (il aurait mieux tourné les jambes)S (j= pense

qu’il aurait fait un meilleur temps)F [o tv]

Lorsque les modaux sont dans Z, cela semble rendre l’énonciation en question plus autonome, par l’atténuation du caractère programmé et inéluctable de la conséquence. Pour de Vogüé [1987 : 125], les marques de prise en charge modale « tendent à donner l’illusion que q vaut indépendamment de p ».

Les marques modales identifiables dans la partie A sont d’une nature différente. Selon Chevalier & al. [1987], un auxiliaire de verbe ou un mode peut marquer la dépendance. Remarque similaire chez Andersen [1999] et Riegel & al. [1994 : 520] pour qui une locution verbale modalisatrice est un indice de dépendance au même titre que le mode du verbe, le type de phrase, l’inversion de PCS, etc. Voyons les exemples (14) :

(14) (a) (y’avait une porte)S (j=pense tu tires un coup d=pied d=dans)S (t=la traverses)F [o, 12.09.2004]

(b) On peut accrocher tel Lac Léman vu de Chexbres ou tel Eiger, Mönch et Jungfrau aux côtés de paysages d’un Cézanne, d’un Gauguin ou d’un Van Gogh, Hodler tiendra la confrontation grâce à la puissance imposante de sa vision, alliée à une sensibilité extrême. [p, La liberté, 27.09.2003]

Dans (14a), l’entier de la relation AZ est sous la responsabilité du locuteur : je pense (AZ). Dans (14b), il s’agit d’une structure à lecture concessive, glosable par vous pouvez toujours accrocher. Mais le problème est de savoir à quel niveau il convient d’inscrire ces indications modales identifiées dans les exemples (13) et (14). Pour nous, ce sont des indices de dépendance ou d’indépendance pragma-sémantique entre les énonciations d’une même période et non des symptômes de dépendance syntaxique.

La notion de modalité est à prendre ici au sens large : elle inclut aussi bien les modalisations épistémiques que les marqueurs des « sources du savoir » [Dendale & Tasmowski, 1994] ; cependant il convient de partitionner ce domaine. Une définition de la modalité comme celle de Le Querler (1996 : 14), cité par Larreya [2003 : 168] est plutôt consensuelle : « l’expression de l’attitude du locuteur par rapport au contenu propositionnel de son énoncé ». Celle de Culioli (1984), rapportée par Vion [2003 : 213], est très proche : « une prise de position particulière du sujet par rapport à la validation de la relation prédicative ». Celle enfin de Nølke (1993), citée par Vion [2003 : 219] également : « l’attitude modale (la modalisation) est ‘le regard’ du locuteur sur sa production ». Ces définitions permettent de dessiner un domaine de faits qui recouvre les verbes modaux, les types de phrase, ainsi que certaines formes verbales. Tout se complique lorsque l’on veut distinguer la modalité de la modalisation [Vion, 2001 ; 2003 ; Larreya, 2003a]190, opposer modalité/modalisation et évidentialité/médiation [Kronning, 2002 ; 2003], différencier la modalité de l’évidentialité [Dendale & Tasmowski, 1994]191, la modalisation de la modulation [Vion, 2001], ou encore lorsqu’on s’interroge sur le niveau auquel il convient d’analyser les modalités : « propriété du sémantisme ou attitude du locuteur ? » [Vion, 2003 : 217]. Mais comment cerner cette modalité singulière qu’est l’hypothèse ? Les investigations des auteurs cités ci-dessus nous confortent dans l’idée que les manifestations de la modalité telles qu’elles sont observables dans la zone de faits que constitue l’hypothétique ne se réduisent ni aux modalités logiques (aléthiques, déontiques, épistémiques) récusées par Vion [2003], ni aux verbes modaux, ni aux types de phrases, ni encore à un ensemble de marqueurs agonistes.

L’examen des configurations hypothétiques réclame de se doter d’une conception pluri-axiale de la modalité qui pourrait ressembler à ceci192 :

190 La modalité serait afférente à des formes linguistiques recensées et décrites au niveau sémantique. Dans une

perspective énonciative, le domaine de la modalisation appartiendrait à la pragmatique, puisqu’il prétend comprendre comment les sujets parlants exploitent ces modalités ; l’énonciateur est le tenant d’une attitude vis-à- vis d’un énoncé [Vion, 2001 ; Larreya, 2003].

191 La modalité est « l’expression de l’attitude du locuteur » et l’évidentialité est « l’expression du mode de

création et/ou de récolte de l’information » [ibid., 1994 : 5].

192 Fillmore [1990 : 141-142] développe également une modalité tri-axiale, qui est basée sur l’observation des

formes verbales en anglais :

i) La position dans le temps des situations installées dans le premier et le second membre et rapport au temps de l’énonciation.

ii) La posture épistémique du locuteur par rapport à l’actualité de du contenu du membre introductif. iii) L’« intérêt », à savoir si le locuteur met une valuation positive sur la situation alternative installée par le premier membre.

(α) Le degré d’engagement épistémique avec lequel A est présenté (voire Z)

(β) Le cadre spatio-temporel VALEUR(H) (δ) La portée de la modalisation (sur le dit vs sur le dire) (γ) La nature de l’instance énonciative

responsable de A (voire Z) Figure 1 : Une conception pluri-axiale de la modalité

La distinction entre (α) et (γ), en particulier, est cruciale dans notre perspective :

Ce qui est visé par (α), c’est le gradient d’adhésion : le caractère réalisable, non réalisé ou réalisé du contenu du terme A.

Ce qui est visé par (γ), c’est l’identité du sujet cognitif qui prend en charge, i.e. si c’est un véridicteur cursif, si c’est un « ON-locuteur » ou s’il s’agit du locuteur. Dans les

hypothétiques, l’instance de validation n’est généralement pas identifiée. Voyons (15) :

(15) [Si telle est son attitude envers les siens, qu’elle prétend lui être si chers, jusqu’à s’apitoyer sur les infirmités de son mari alors qu’il est encore très robuste et vaillant pour son âge]A, [il ne faut pas

s’étonner de ses sentiments à notre égard, Else et moi]Z. [Mercanton, L’été des Sept-Dormants]

Sur l’axe (α), le contenu de A est présenté comme réalisé (cf. l’opérateur méta-propositionnel anaphorique telle, combiné avec le présent de l’indicatif). Sur l’axe (γ), le contenu de A est vrai pour un véridicteur autre que le narrateur ; ce dernier ne s’engage pas sur le caractère réalisé de A. Pour Kronning [2002 ; 2003], (α) relèverait de la modalité193 ; (γ) appartiendrait

à la médiativité194, en pointant l’instance énonciative éventuellement indéterminée qui est à la

source du contenu communiqué par une énonciation. Pour Vion [2001], le pôle (α) relèverait de la modulation, alors que les divers types de référentiels seraient versés dans le domaine de la modalisation.

Le pôle (β) concerne le contexte convoqué, qu’il soit situationnel ou discursif. Certaines données spatio-temporelles empêchent ou favorisent une interprétation hypothétique. Un profilage temporel comme en introduction de (16) empêche l’émergence d’une lecture hypothétique :

(16) (y a huit ans)S (Di Biaggio i= frappe la transversale)S (et l’Italie est^éliminée)F [o tv]

Pourtant, ce qui suit y a huit ans pourrait, moyennant d’autres coordonnées contextuelles, donner lieu à une lecture hypothétique.

193 Kronning [2002 : 566] donne cette définition de la modalité : « le processus par lequel une instance de

validation, l’instance modalisante, quantifie la relation qui l’unit à une proposition ». La notion de « modalité épistémique » de Culioli (1984) semble correspondre à la même réalité : « ce qui permet d’évaluer quantitativement les chances de validation de la relation » [cité par Vion, 2003 : 214].

194 Une « instance modalisante qui opère la modalisation épistémique » et une « instance médiatisante qui

perçoit, infère, emprunte l’information que communique l’énoncé ». Le marquage évidentiel permet à l’instance médiatisante de se désengager du contenu propositionnel « de l’énoncé sur lequel s’engage l’instance modalisante » [Kronning, 2003 : 148].

Le pôle (δ) permet de distinguer les modalités réflexives qui portent sur le dire (modalités d’énonciation) des modalités qui portent sur le dit (modalités d’énoncé), à la suite de Nølke et Vion [2003]195. Les opérateurs si et φ (= la clé de validation qui affecte un objet-de-discours) portent sur le dire. Dans (13) et (14), les modalisateurs ont une portée limitée au dit.

Comment articuler les quatre pôles (et d’autres encore peut-être) qui ressortissent à la modalité au sens large ?196 Comment se combinent-ils pour façonner la sémiose hypothétique ? Les éléments favorisants sont, sur l’axe (α) une validation non acquise – une modalisation zéro, chez Kronning –, sur l’axe (β) une relation prédictive (même dans le passé), sur l’axe (γ) un acteur de véridiction qui n’est pas le locuteur, et sur l’axe (δ) une modalisation qui porte sur le dire.

La valeur d’hypothèse est en relation avec un ensemble d’opérateurs qui donnent des informations méta-énonciatives. On décrira le rapport entre modalité et hypothèse comme suit : l’hypothèse est un type de méta-fait (une clé de validation, un commentaire modal) couplé à un fait. La Section III donnera des pistes pour cerner la façon dont le paradigme de ces opérateurs modaux est organisé.

CONCLUSION

Les principes de description aux niveaux sémantique et syntaxique ont été exposés, de même que les données sur lesquelles repose notre étude. Ce sont ces matériaux empiriques qui ont exigé de recourir à des solutions méthodologiques originales, par exemple le modèle macro- syntaxique pour ce qui a trait à la combinatoire et une sémantique non référentialiste pour documenter le versant sémantique.

La Section III se penchera sur les constructions caractéristiques qui déclenchent une hypothèse – en particulier les configurations non marquées – avec pour objectif de déterminer quels indices favorisent l’hypothèse et comment s’élabore cette représentation mentale.

195 Vion [2003 : 221] s’inspire des travaux d’Authier-Revuz pour remplir le concept de modalisation qu’il définit

comme un « type de dualité énonciative » : l’énonciateur prend en charge un dit et « porte un regard réflexif sur ce dit ». Il y a la fois chez l’énonciateur prise en charge d’une relation prédicative et regard réflexif sur celle-ci. Vion reprend à Nølke l’idée qu’on peut « aussi bien modaliser sur le dire que sur le dit ».

196 On pourrait imaginer d’autres pôles : le profilage mélodique est un des indicateurs des modalités d’énoncés,

mais aussi de l’enchaînement des actions communicatives ; l’intonation a partie liée avec le versant méta- communicatif de l’acte énonciatif.

SECTION

III :

CINQ CLASSES DE CONSTRUCTIONS

HYPOTHÉTIQUES

INTRODUCTION

Soit des structures nominales comme (1) :

(1) (a) « Un rien me déstabilise », écrit [Art Spiegelman] dans une longue introduction. « Une petite

anicroche – tuyau bouché ou retard à un rendez-vous –, et je panique comme si le ciel me tombait

sur la tête. […] » [p, La liberté, 04.09.2004]

(b) <au début d’un reportage> (une victoire)S (et c’était la qualification pour Lyon)F [o tv]

En anglais, ces structures ont fait l’objet d’une étude de Culicover [1972] dans le cadre de la grammaire transformationnelle. Dans le domaine francophone, les travaux de Kleiber & Berthonneau [2002 ; 2003 ; 2006] se concentrent sur la valeur de l’imparfait de l’indicatif dans le membre droit.

Les structures nominales seront rapprochées des clauses au subjonctif, représentées à trois reprises dans (2) et des clauses à l’infinitif en français du Canada :

(2) [1] Que je sois brusquement pris d’un malaise, et c’en est fait de ma réflexion. [2] Qu’un démon ayatollesque parvienne à brouiller définitivement les cartes, et tout mon exposé, au milieu de l’apocalypse, s’en ira en fumée – hélas avec tout le reste. Ou, plus banalement, [3] que je m’aperçoive de l’indigence de tout cela, et je renoncerai de moi-même. [s, R. Martin]

Les P au subjonctif et les P à l’infinitif sont des constituants propositionnels qui peuvent constituer des clauses à eux seuls, et surtout qui commutent avec des SN, c’est pourquoi on les traitera dans ce Chapitre 6 (§ 2.). Les tours au subjonctif apparaissent essentiellement à l’écrit. Les exemples d’infinitives proviennent de travaux consacrés au français parlé du Canada ; ils constituent un cas de variation, diatopiquement bien délimité. Malgré leur très faible représentativité dans les aires francophones, ces constructions illustrent, à notre sens, la manière dont certaines clauses se lexicalisent pour fonctionner comme l’expression d’une éventualité.

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