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La prise en compte des si-P dites « atypiques »

3.4.1. Les si-P ‘méta-énonciatives’95

Voici trois exemples tirés de l’étude de Haegeman [1984] :

(34) (a) <A a demandé si quelqu’un connaît un certain Piell ; B a dit qu’il le connaît et enchaîne> B : I,… if it’s the same man, I haven’t yet read his application (≅ Je… si c’est le même homme, je n’ai pas encore lu son dossier de candidature) [< Haegeman]

(b) They only live in a quite small semi-detached house, but they’ve got a lot of nice things, if you know what I mean (≅ Ils vivent seulement dans une petite maison mitoyenne, mais ils ont un tas de jolies choses, si tu vois ce que je veux dire) [< ibid.]

(c) If you like the country so much, why do you work in London ? (≅ Si vous aimez tant la campagne, pourquoi travaillez-vous à Londres ?) [< ibid.]

Selon Haegeman [1984 : 495sq], la if-clause de (34a) sert à avertir l’interlocuteur que le référent du his n’est pas encore établi et ainsi à prévenir l’assignation d’une référence erronée. En (34b), la if-P convie l’allocutaire à spécifier la dénotation vague de l’unité lexicale nice qui est à comprendre ici dans le sens « de bon goût, de qualité ». Dans (34c), l’allocutaire n’est pas seulement invité à dire pourquoi il travaille en ville, mais il doit relier la chose au fait qu’il a préalablement manifesté sa passion pour la campagne ; le locuteur lui suggère de réduire ce paradoxe apparent. Ces if-P contribuent à augmenter la pertinence du propos en facilitant l’accès à la référence, en levant des ambiguïtés, en s’assurant qu’un savoir est partagé (si vous vous rappelez…) ou qu’un terme est adéquat, etc., autrement dit en guidant le processus d’interprétation. Elles garantissent que les implications contextuelles que l’énonciataire peut tirer de la P adjacente sont correctes et en nombre suffisant. On retrouve quasiment le même vocabulaire chez Montolío-Durán [1999], lorsqu’elle parle de la fonction de ces si-P en termes de guía para el procesamiento (guide pour le traitement).

L’étude de Ford [1997] a des objectifs assez similaires à celle de Ford & Thompson [1986], puisqu’elle réalise, dans le cadre de l’analyse conversationnelle, un examen de la fonction

93 L’explication en terme d’arrière-plan ou de cadre a le mérite d’être compatible avec l’étymologie de

hypothèse : gr. « action de mettre dessous, base d'un raisonnement », selon le TLFi.

94 Cela correspond, selon nous, à ce que Charolles vise avec la notion de cadre qui renvoie à la fois à une relation

et à un critère sémantique destiné à la subdivision de l’information. Un cadre n’est pas un « topic de discours ».

95 Selon Montolío-Durán [1993 : 121], les si-P du § 3.4.1. se sont vu attribuer dans les travaux de linguistique

espagnole un caractère parasitaire ou affectif. Bolinger [1977 : 162] les nomme « outlandish pseudo- conditions », i.e. « pseudo-conditions barbares ». Declerck & Reed [2001 : 319sq] les nomment « rhetorical conditionals » ; elles seraient les if-clauses les moins intégrées syntaxiquement, idée que l’on retrouve chez Haegeman. Ces constructions reçoivent le nom de « conditional illocutionary satellites » chez Dik [1990 : 38] et de « speech-act conditionals » chez Sweetser [1990].

interpersonnelle des énoncés « conditionnels » dans un corpus d’oral spontané, en anglais des Etats-Unis (55 if-clauses). Ce travail est fondé sur des situations d’oral moins formelles que celles du corpus de 1986. L’hypothèse est que la nature suspensive ou ‘provisoire’ d’une construction en if (de type méta-énonciatif) en fait un outil qui permet de mettre des contenus à distance, de prendre des ‘précautions oratoires’. Ford liste cinq fonctions interpersonnelles, parfois assez délicates à distinguer les unes des autres :

1) Assurer la pertinence de son propre tour de parole en se greffant, par l’intermédiaire d’une if-clause, sur le discours de l’interlocuteur ou sur le savoir partagé (Making a Current Turn Relevant) :

<Il est question d’une famille de pilotes automobiles, les Keegan>

(35) G : And Keegans aren’t (always) very big are they ? (≅ Et les Keegan ne sont pas toujours très grands, non ?)

M : No. They’re a [ll thin. (≅ Non. Ils sont tous fluets.)

C : [They’re not they’re not to[o big but- (≅ Ils ne sont pas ils ne sont pas trop grands-)

G : [‘That’s right. If they’re all Keegans like the ones around Greensprings, they’re all kind of [bout five five, five six. (≅ C’est vrai. Si tous les Keegan sont comme ceux de la région de Greensprings ils font environ 5,5-5,6 pieds)

M : [They’re all from around Greensprings. (≅ Ils sont tous de la région de Greensprings) [< Ford]

G a introduit le thème de la taille des Keegan, alors qu’il connaît mal le sujet. Dans un second temps, G utilise une if-clause pour justifier la pertinence de son intervention en assurant une cohérence thématique, i.e. en exploitant le même thème, les Keegan. Mais, ce faisant, il profère une banalité qui atteste sa méconnaissance du sujet, ce qui lui vaut la « sanction » immédiate de M dans le dernier tour de parole.

2) Introduire une autre interprétation des faits (Displaying Alternative Understandings) :

<Conversation téléphonique. La visite prévue de B chez V pose problème à cette dernière parce

qu’elle a beaucoup de choses à faire, elle doit étudier, faire les courses, etc.>

(36) V : hhh Oka:y, is there any kind of food you want me to g(h)et ? (0,9) (≅ Ok, qu’est-ce que tu veux que je t’achète pour le repas ?)

B : Ah-ha well if you don’t want me to co:me Violet… (≅ Ah bon Violette si tu ne veux pas que je vienne…) [< Ford]

Le locuteur B montre par le biais d’une if-clause qu’il comprend que sa visite pose problème et que la question de V le suggère implicitement (elle doit acheter à manger pour lui).

3) Adoucir l’expression d’un désaccord ou désamorcer un litige potentiel (Being Agreeable) :

<C souhaiterait utiliser une suspension spécifique pour réparer une voiture ; G conteste ce besoin> (37) G : Just use a regular one. (0,7) (≅ T’as qu’à en utiliser un normal)

C : Mmm I’d like to get a, high one, if I cou:ld. (≅ Mmm j’en aimerais une sophistiquée, si je pouvais) [< Ford]

C réitère sa volonté d’avoir cette suspension (a special spring). La if-clause adoucit le désaccord (que C reconduit), en présentant la possibilité qu’il soit difficile d’obtenir la pièce en question.

4) Transmettre des informations délicates (Making Difficult Moves Hypothetical) :

(38) V : We:ll un-nuh it’s fine. The only thing is, to just realize, that if I have to study at time:s (0,4) actually I have to study a lot. (≅ Bon ça marche. La seule chose, c’est que, juste pour dire, si je dois étudier par moments… en fait je dois étudier beaucoup)

[…]

V : Shyoo. .hhh Okay, well, if I go to bed, I’monna leave the door open. (≅ Ok, bien, si je vais au lit, je laisserai la porte ouverte.)

B : Oh okay.

V : Oka:y ? ‘Cause I-I usually go to bed early. (≅ Ok ? Parce que d’habitude je vais me coucher tôt.) [< Ford]

La locutrice V évoque les problèmes provoqués par la visite de B au moyen de P introduites par if, ce qui lui permet de ménager la face de son interlocuteur. Immédiatement après, V reformule les mêmes contenus, mais ce qui restait dans le domaine hypothétique est soudain reversé dans le domaine (f)actuel. V a préparé le terrain dans un premier temps pour faire passer plus aisément les contenus délicats par la suite.

5) Pousser l’énonciataire à agir mine de rien en lui faisant une offre (Proposing Others’ Actions) :

(39) A : So what time y’leaving for the city, (≅ Alors à quelle heure tu vas en ville)

B : Oh:: probably abou-t ten- ten thirty eleven, or-[n-d-ih .hh (≅ Probablement vers 10h-10h30 11h ou)

A : [Oh if you wanna leave about eleven, I’ll walk down with you cause I have to go to school. (≅ Oh si tu y vas à 11h, je fais le chemin avec toi, parce que je dois aller à l’école) [< Ford]

A construit une if-clause qui joue le rôle d’un arrière-plan assurant la pertinence de l’offre qui suit (I’ll walk down with you). En sélectionnant un horaire parmi les horaires possibles listés par B, A incite B à partir à 11h.

Ford révèle de manière probante comment les if-clauses interviennent opportunément dans la gestion de certains aspects de l’interaction.

Les travaux sur l’espagnol de Montolío-Durán [1993 ; 1996] contribuent à établir le fait, s’il est encore nécessaire, que ces si-P méta-énonciatives sont courantes et investies de fonctions conversationnelles incontestables96. Ces si-P particulières fonctionneraient comme des séquences modalisatrices, utilisées par le locuteur pour commenter le contenu de son énonciation. Montolío-Durán présente une taxinomie fonctionnelle des si-P évaluatives à travers ce que pourraient être les préceptes d’un code de bonne conduite interactive, à l’adresse de l’énonciateur. Les exemples présentés sont les correspondants en français des constructions en si de l’espagnol mentionnées par l’auteur :

1) ‘Sois sincère (ou du moins fais mine de l’être)’ : en utilisant une si-P comme si tu veux que je te dise la vérité, l’énonciateur explicite la présomption de sincérité, généralement implicite, qui est à la base de l’interaction. Ce genre de clause peut servir à réduire la distance interpersonnelle (si tu veux que je te parle sérieusement…)

96 La classification que propose l’auteur en 1999 dans la Gramática descriptiva de la lengua española sera

2) ‘Protège tes arrières en indiquant si tu n’es pas sûr de ce que tu dis’ : il s’agit également d’affirmer sa volonté d’être sincère, mais c’est surtout une stratégie de prévention, d’auto-disculpation qui est affichée dans des si-P comme si je ne me trompe pas. En affectant son discours d’une évaluation critique, le sujet parlant se prémunit contre une éventuelle remarque de la part de son interlocuteur.

3) ‘Évite d’agresser l’énonciataire’ : des si-P comme si cela ne vous dérange pas visent à chercher l’acquiescement de l’interlocuteur – surtout s’il est hiérarchiquement supérieur – concernant une action à venir. Il s’agit en quelque sorte de remplir les conditions de félicité en s’assurant que le contexte est approprié pour effectuer l’action en question. La lexie ritualisée s’il vous plaît fait partie de ces séquences visant à atténuer la rudesse de l’interaction.

4) ‘Sois aimable, réduis les efforts de ton interlocuteur’ : une construction comme si vous permettez que je vous interrompe un moment marque la déférence de l’énonciateur vis-à-vis de son énonciataire. Les si-P atténuatives de ce genre serviraient aussi à garantir la pertinence de la question qui suit : si ça n’est pas indiscret + QUESTION. Le

locuteur fait mine de laisser une option « de repli » à son interlocuteur.

5) ‘Ne prends pas le risque de provoquer un malentendu’ : les si-P méta-discursives qui portent sur la forme linguistique ou phonétique comme si c’est ainsi que ça se prononce servent à s’assurer qu’un terme est bien approprié ou qu’une prononciation est correcte97.

6) ‘Contrôle ton sarcasme’ : ce sont des cas de figure comme la séquence suivante où un père s’adresse à sa fille : si ça n’est pas trop indiscret, pourrais-je savoir si tu penses revenir dormir à la maison un jour ? C’est la discrépance entre l’adoucisseur présent dans la si-P et l’impertinence de la question qui est à l’origine de l’effet ironique. 7) ‘Collabore au processus interprétatif de ton interlocuteur’ : dans une structure comme

si on parle du même Pepe, c’est vrai que c’est un indésirable, la si-P permet de lever une équivoque éventuelle en précisant des données relatives au savoir partagé. Elle guide l’interlocuteur afin qu’il n’aboutisse pas à une interprétation malvenue.

Ce type de si-P servirait à assurer à Z les meilleures garanties de succès. Comme pour l’étude de Ford, les fonctions décelées par Montolío-Durán mériteraient un examen critique plus approfondi. Mais l’objectif de ce paragraphe 3.4. est principalement de démontrer que ces si- P méta-énonciatives jouent un rôle non négligeable dans l’interaction et qu’elles méritent en conséquence qu’on les intègre dans la description linguistique. A noter que la linguistique du français, à notre connaissance, a fourni peu de travaux sur sur ces si-P ‘paratactiques, mis à part l’étude de Cornulier [1985b] qui vise à ramener ces constructions aux cas dits « standards ». Depuis Austin [1961], ces constructions sont surtout signalées comme des exceptions curieuses.

97 Lorsque la si P est postposée, comme dans Tu abuela murió justo un año antes de nacer tú, si la memoria no

me falla (≅ Ta grand-mère est décédée juste un an avant ta naissance, si ma mémoire ne faillit pas), Montolío- Durán [ibid., 138] considère que la si-P est ici rhématique, ce qui nous paraît indu.

3.4.2. Les si-P « factuelles »

L’article de Stage [1991] sur les énoncés en si « factuels » fait figure d’exception dans le paysage scientifique francophone consacré aux si P. En effet, très rares sont les travaux portant sur ces constructions en si qui présentent le fait contenu dans le terme A comme réalisé. Ce serait le cas de cet exemple de notre corpus :

(40) [Si l’Île aux Fleurs est à ce point increvable,]A [c’est sans doute moins par son fond que par

l’inéluctabilité de sa construction]Z. [w]

L’auteur choisit de décrire ces structures comme échappant au domaine de l’hypothétique. La recherche se fonde sur un corpus de presse écrite et sur un texte littéraire. Stage dégage des critères pour distinguer, dans un premier temps, les emplois hypothétiques des emplois non hypothétiques. La possibilité d’insertion de alors en tête du second membre et la glose de si par au cas où isoleraient les observables qui relèvent de l’hypothétique. Les emplois itératifs et causatifs seraient à cheval sur les deux catégories.

1) L’emploi itératif se singularise par le fait qu’il se glose par chaque fois que, qu’il contient généralement des verbes perfectifs et que les temps verbaux sont similaires dans A et Z :

(41) Si sa mère allaitait, elle devait se cacher du monde pour le faire […] [Badinter < Stage]

2) L’emploi causatif regroupe les constructions du type si… c’est que / le fait de / à cause de (cf. 40). Mais également des tours en si… c’est pour : une valeur finale est donc aussi possible.

Dans un second temps, l’analyse se concentre sur les constructions en si non hypothétiques. Le corpus de l’auteur révèle que dans 80% des exemples, le temps verbal est identique dans A et dans Z. Consciente des problèmes relatifs à la terminologie qu’elle utilise, Stage choisit néanmoins de la conserver : si itératif, causatif, concessif, adversatif, additif, emphatique. Elle propose un classement des emplois « factuels » en fonction de l’adverbe de phrase attesté ou insérable à l’intérieur de Z.

3) L’emploi concessif permet l’insertion de l’adverbe cependant et on observe une réfutation argumentative, Z n’allant pas dans le sens du topos véhiculé par A :

(42) Si les chrétiens ont pu amener à eux une part importante de la population africaine, s’ils ont joué un

rôle essentiel dans l’éducation comme la santé, s’ils ont formé la plupart de ceux qui gouvernent l’Afrique aujourd’hui, l’existence des églises chrétiennes reste (cependant) fragile. [p < Stage]

Le topos est « église qui joue un rôle essentiel = église forte ». Dans (42), la conclusion va à l’encontre de ce topos.

4) L’emploi adversatif présente généralement une opposition au niveau lexical (par exemple des antonymes comme réussir / rater) et permet l’insertion de l’adverbe en revanche :

La distinction entre emplois concessifs et adversatifs est neutralisée dans certains exemples [ibid., 190-191].

5) L’emploi additif autorise la présence de l’adverbe également :

(44) La communication, si elle suppose la dignité, exige également l’équilibre entre ceux qui

communiquent. [< Stage]

6) Reste le si emphatique, illustré par la première phrase de l’article de Stage :

(45) S’il est une conjonction qui ne cesse d’intriguer à la fois les linguistes français et étrangers, c’est

bien la conjonction si. [s]

L’auteur conclut en attribuant le « succès de la conjonction si » à une fonction générale de thématisation [ibid., 204]. Dans les exemples de si causatif, il est courant que le membre A thématise une donnée déjà validée dans le contexte précédent :

(46) En effet, Prost De Royer pense que « la plupart des mères n’entendent pas la voix de la nature ». Autrement dit, tout cela n’est pas de leur faute, car elles sont devenues sourdes… Mais on aurait pu rétorquer au lieutenant de police que si les femmes n’entendent plus la voix de la nature, c’est que celle-ci manque de vigueur. [Badinter < Stage]

On notera néanmoins que les emplois causatifs sont, selon l’auteur, à mi-chemin entre ce qui relève de l’hypothétique et ce qui n’en relève pas. Pourtant, paradoxalement, leurs caractéristiques en font des cas de figure prototypiques de ces « si factuels », dans l’esprit de Stage, puisqu’ils réinvestissent des éléments qui ont été déjà introduits dans le discours.

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