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1. L ES CLAUSES NOMINALES

1.1. Délimitation de la structure

1.1.2. Circonstant vs énonciation

Kleiber & Berthonneau [2002 ; 2003 ; 2006] parlent de « circonstant frontal » ou de « constituant adverbial » à propos de la partie A de (α) et (β) :

(α) [Une minute plus tard]A, le train déraillait

(β) [Une minute de plus]A, le train déraillait

Pourtant, les auteurs reconnaissent qu’« on ne peut mettre sur le même plan » [ibid., 4] (α) et (β), pour la raison que seul (β) mène univoquement à une lecture contrefactuelle. Pour nous, la distinction est plus radicale : le statut syntaxique de A conduit à opérer un distinguo entre complément régi et clause autonome. Cette opposition capitale est probablement génératrice des nuances sémantiques observées. Mais les circonstants et les énonciations A ont des comportements voisins, ce qui fait qu’on peut les confondre. Les constructions du type (α) nous intéresseront moins pour deux raisons : le terme A est un circonstanciel – on est hors parataxe – et l’élaboration d’une interprétation hypothétique est hautement improbable.

Contrairement à Kleiber & Berthonneau, il nous semble donc important de poser que le membre A de (β) est une clause nominative alors que celui de (α) est un circonstant. Penchons-nous sur le schéma (α) pour commencer. Dans une minute plus tard / un peu plus tard, une minute et un peu sont des quantifieurs qui viennent modifier l’adverbe tard. Le membre A incorpore un adverbe de temps gradué : dans ce cas de figure, un quantifieur porte sur un adverbe. Ce sont des compléments de temps en position périphérique, adjoints à la proposition A197, et non des clauses nominales.

1) Les spécificités du tour (α) sont les suivantes :

• On ne peut pas ajouter un et entre A et Z : *une minute plus tard et il déraillait.

• Une structuration ZA est possible : le train déraillait une minute plus tard. Ainsi, l’élément A fonctionne comme un constituant adverbial situant temporellement le procès contenu dans Z.

• La construction AZ peut entrer dans le champ d’une modalité interrogative : est-ce qu’une minute plus tard, le train déraillait ? ou être insérée dans un dispositif d’extraction : c’est une minute plus tard que le train déraillait.

• Il conduit plus difficilement à une lecture contrefactuelle. Un indice contextuel supplémentaire est requis, par exemple : sans la vigilance du conducteur, une minute plus tard, le train déraillait.

Les circonstants sont plus aisément identifiables lorsqu’ils comportent une préposition qui trahit le lien rectionnel. Dans ces versions micro-syntaxiques, une fois encore, l’interprétation hypothétique est moins évidente :

(3) (a) <à propos des castors> (au moindre bruit)S (i= filent)F [o, 01.08.2003]

(b) Boulot, maison… en un clic de souris, le monde entier s’ouvre, les frontières tombent et les décalages horaires n’existent plus. [p, Femina, 29.09.2002]

Comparer (3b) – où on ne peut pas introduire un et – avecun clic de souris et le monde entier s’ouvre, qui actualiserait une période binaire.

Il y a toutefois le moyen de forcer l’interprétation hypothétique avec un conditionnel : une minute plus tard, le train aurait déraillé198. Exemple d’un cas de forçage :

(4) Le village, bien entendu, l'a regardé comme son sauveur. Une heure plus tard, le feu, suivant les broussailles, aurait atteint les barils. Toute la montagne aurait sauté et serait retombée en morceaux sur le village. [f, Romains]

Les exemples suivants, où A est formé d’un SP régi, suscitent également une interprétation hypothétique :

(5) (a) <commentaire d’un match de rugby> (au-delà de la ligne blanche)S (l’essai était nul)F [o tv]

(b) <à propos d’un carambolage impliquant de nombreux véhicules> (j’ai vu la pétée à Vevey sur l’autoroute)F (à six voitures près)S (on était dedans)F [o, 11.04.2005]

(c) <à propos du raz-de-marée en Asie du sud> La vague a recouvert à moitié l'atoll qui n'avait pas de relief. Avec un mètre de plus, tout était noyé. [w, 29.12.2004]

A notre sens, ce sont les formes verbales à l’imparfait de l’indicatif ou au conditionnel dans Z qui encouragent la lecture hypothétique. On les traitera néanmoins comme des structures micro-syntaxiques, les observations distributionnelles, qui montrent un comportement de circonstant, faisant foi.

2) Les configurations du type (β) présentent les propriétés inverses :

• On observe la présence massive de et à l’initiale de Z : une minute de plus et il déraillait.

• Une structuration ZA est impossible sauf construction d’un contexte très particulier : ?le train déraillait une minute de plus (≅ une minute de plus qu’il n’avait déraillé jusqu’alors ! selon Kleiber & Berthonneau [ibid., 11])199. Dans (β), A n’est

198 Mais dans ces cas, la structure, aussi bien en version AZ que ZA, peut être interprétée hors contexte comme

un conditionnel appelé parfois « journalistique », ou « d’altérité énonciative » [Haillet, 1998] avec une paraphrase comme <il se dit que AZ / ZA>.

199 En version ZA, il faut faire de A un constituant adverbial, plus précisément une expansion de la proposition Z

pour « normaliser » la construction. Dans la publicité rapportée par Kleiber & Berthonneau : moins cher, c’était

du fil de fer, la postposition aboutit à une structuration licite : c’était du fil de fer moins cher. Le sens est alors

différent, A portant sur le N fil de fer. Le contenu de A se glose par <une clôture qui est moins chère> ou <moins

pas le complément de Z, la modification qu’il exprime s’applique à une situation à reconstruire.

• Une propriété micro-syntaxique, comme la modalité interrogative, ne peut affecter l’ensemble AZ : *est-ce qu’une minute de plus, le train déraillait ?200 Même constat pour le clivage : *c’est une minute de plus que le train déraillait.

• Les exemples du type (β) autorisent une inférence de type hypothétique.

REMARQUE 1 : La structure en un N plus tard est compatible avec le passé simple et le passé

composé dans Z : une minute plus tard, il a déraillé / dérailla. La construction en un N de plus a une représentativité très faible avec le passé simple et le passé composé dans Z : ?une minute de plus et il dérailla. Cependant, un exemple à valeur non hypothétique comme un pas de plus et il tomba dans le fossé est possible, moyennant un contexte adéquat : Pierre fit trois pas en arrière. Un pas de plus et il tomba dans le fossé201. On en conclura que les temps verbaux influent sur le caractère épistémique de A, mais ne permettent pas de différencier les circonstants et les énonciations de clause.

REMARQUE 2 : Si l’indication temporelle est logée dans le SN, elle ne bloque pas

l’interprétation hypothétique (une minute, une seconde). Si, par contre, l’expansion adverbiale est de nature temporelle (plus tard, après), cela aura tendance à geler la lecture hypothétique. Kleiber & Berthonneau détaillent la distinction entre de plus qui indique la continuité d’une situation antérieure, et plus tard qui localise un procès après un intervalle temporel. Les auteurs montrent que l’interprétation hypothétique dépend de contraintes non liées à la temporalité, puisque le contenu de A est fréquemment non temporel (cf. un pas de plus, et Z) [ibid., 5-7].

REMARQUE 3 : Rocq-Migette [2005 : 8] attribue à A la propriété de pouvoir entrer dans Z

comme sujet ou comme SP. D’où les manipulations suivantes : [A couple of weeks in Kenbourne Vale]A [and you’ll get your eyes opened]Z → [(A couple of weeks in Kenbourne Vale)Sujet will/would open your eyes] ; [A message from you]A [and I’ll get back to you]Z →

[(At a message from you)SP, I’ll get back]. Cependant, pour nous, ce sont des paraphrases qui

ne donnent aucune indication pour documenter l’analyse syntaxique, et ceci pas seulement en raison de l’absence de and/et : les versions avec « sujet » ou « SP » conduisent à rétrograder la structure au niveau de la syntaxe de la clause. Il n’est pas anodin de passer d’un agencement d’actes langagiers à fonction communicative – les énonciations – à un agencement de signes linguistiques à fonction significative – les constituants morpho- syntaxiques.

Dans le fragment d’oral télévisuel qui suit, la première période est binaire, la seconde unaire :

(6) <à propos des droits télévisés si la France se qualifie pour la Coupe du monde> [1] (un= victoire)S (et c’est l= jackpot)F [2] (en cas d= défaite)S (c’est l= flop)F [o tv, 10.10.2005]

200 Les si-P font apparaître les mêmes contraintes. Comparer la structure micro-syntaxique Est-ce que s’il fait

beau, on ira se promener ? et la version macro-syntaxique *Est-ce que si je peux me permettre, il y a un problème de fond ?

201 Le jugement de grammaticalité de Berthonneau & Kleiber [2006 : 39] nous paraît discutable : *Un pas de

Dans [1], la clause (une victoire)F/ peut constituer une exclamative autonome, la structure est non réversible202, le relateur et précède Z et le clivage est exclu (*c’est une victoire que c’est le jackpot). En revanche, dans la période unaire [2], en cas de défaite ne fonctionne guère comme énonciation autonome (?en cas de défaiteF), une structuration ZA comme c’est le flop en cas de défaite est commune, le relateur etne peut pas précéder Z et l’extraction du terme A est possible (c’est en cas de défaite que c’est le flop). L’élément en cas de défaite est un circonstant extraposé suivi d’un SV qui comprend son régissant.

Reste que la distinction entre clause et circonstant, fondamentale pour nous, demande parfois des traitements au cas par cas. Considérons l’exemple suivant203 :

(7) Mais aussitôt on butait contre un autre retranchement, où se massait un plus grand nombre de combattants. C’était le dernier réduit. Un pas plus loin, et jaillissait le coup de fusil inévitable. [Da Cunha, Hautes terres]

Sans le connecteur et, qui force à analyser la construction comme une période binaire et qui conduit à voir dans A un procès hypothétique, on assignerait au membre A la dénomination de circonstant ; il s’agirait alors d’une structure à sujet inversé. Lorsqu’il existe deux tours comme (α) et (β), il n’est pas étonnant que les locuteurs amalgament à l’occasion les deux structurations. Il semble qu’en (7) on ait un cas d’hybridation de ce genre.

La ressemblance entre les circonstants (α) et les clauses (β) explique probablement pourquoi la version asyndétique (une minute de plus, le train déraillait) est sub-optimale pour les clauses : elle comporte des risques d’ambiguïtés. En revanche, la présence de et (une minute de plus et le train déraillait) prévient une ambiguïté éventuelle en marquant la relation macro- syntaxique de continuation ; la lecture « circonstant » est alors exclue.

Arrêtons-nous sur un commentaire, certes à propos de constructions non nominales, mais qui illustre les confusions que l’on veut dénoncer entre complément antéposé et énonciation indépendante. Choi-Jonin & Delais-Roussarie [2006 : 88-89] présentent le fragment d’oral reproduit sous (8) :

(8) [1] tu rentrais dans l’hôtel tu avais un grand hall et [2] tu sortais tu avais la piscine et [3] tout autour tu avais comme un parc où étaient différents bungalows quoi [o < Choi-Jonin & Delais-Roussarie]

Les auteurs affirment à propos de cet exemple :

les deux premiers énoncés tu rentrais dans l’hôtel tu avais un grand hall et tu sortais tu avais la

piscine sont construits sur le même moule syntaxique que le troisième tout autour tu avais comme un parc où étaient différents bungalows, ce qui montre que les premières constructions des deux

premiers énoncés fonctionnent comme l’adverbial détaché tout autour.

Contre une telle analyse, il y a d’une part le fait que dans [1] et [2], un connecteur et est insérable, au contraire de [3]. D’autre part, la permutabilité des membres n’est possible qu’en

202 Il faudrait imaginer une intonation de postfixe sur une victoire pour former une construction ZA

vraisemblable : (c’est l= jackpot)F (un= victoire)N. Ce scénario modifie l’interprétation du c’ qui devient

coréférentiel à une victoire : le constituant sous intonation de postfixe confirme la référence du pronom. Dans (6), on associe à c’ une référence situationnelle vague. Cela constitue un argument de plus pour opposer la structuration interne des deux périodes de (6).

[3]. Enfin, seul [3] est compatible avec le clivage et l’interrogation. De plus, deux arguments sémantiques permettent de questionner ce parallélisme ; d’une part, seules les énonciations de [1] et [2] permettent l’ébauche d’une lecture temporelle ou hypothétique ; d’autre part, la description d’un lieu peut se réaliser sous la forme d’un parcours – c’est le cas de [1] et [2] où un observateur se déplace – ou au moyen d’un plan – c’est le cas de [3] où un objet est situé par rapport à un autre, l’observateur prenant de la hauteur. Deux stratégies différentes sont exploitées dans des mouvements périodiques distincts. Au total, il faut souligner que ce n’est pas parce que les trois assemblages sont instanciés de manière parallèle que le statut syntaxique de leurs termes est identique. L’analyse de Choi-Jonin & Delais-Roussarie est pour nous intenable empiriquement, on l’aura compris. Encore une fois, l’association entre un circonstant, tout autour, et une clause, présentée en surface sous la forme d’une P à l’indicatif, est dommageable204.

D’un point de vue syntaxique donc, les configurations du type (1) sont des périodes binaires. On les représentera comme suit : [SN]E1 # [(et) P]E2. Le membre A comporte un SN

éventuellement suivi d’une quantification, d’une relative, d’un participe passé, etc. Le membre Z est précédé d’une démarcation prosodique # et, dans la grande majorité des cas, du connecteur et. Les indices E1 et E2 marquent qu’il s’agit d’énonciations de clauses. Au niveau référentiel, le terme A nomme un fait et le terme Z dénote la conséquence de ce fait. Les routines sont de type {ACTION + CONTINUATION}205.Ni la solution d’Allaire [1982] qui

identifie une dépendance réciproque entre A et Z, ni celle de Berthonneau & Kleiber qui y voient une dépendance unilatérale, ni celle de Culicover & Jackendoff qui rangent ces constructions dans le domaine de la coordination, ne nous paraissent satisfaisantes. Le terme A n’est ni subordonné, ni coordonné à Z.

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