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La théorie de base : les travaux de Fauconnier

3.1. Les espaces mentaux

3.1.1. La théorie de base : les travaux de Fauconnier

Les travaux de Fauconnier [1984 ; 1990 ; 1992] ne portent pas spécifiquement sur les constructions en si, mais ses propositions auront des incidences sur certaines études traitant du fonctionnement des hypothétiques, par exemple celles de Dancygier & Sweetser et celles sur les cadres de discours de Charolles (§ 3.3.)63. Fauconnier propose une théorie cognitiviste du fonctionnement de la communication. Il postule l’existence d’espaces qui sont de l’ordre des représentations mentales construites par les sujets parlants en communiquant64. L’auteur étudie les modes de structuration de ces espaces et les relations qu’ils entretiennent entre eux. L’usage du langage est perçu comme « une construction mentale permanente, relativement abstraite, d’espaces d’éléments, de rôles et de relations à l’intérieur de ces espaces, de correspondances entre eux et de stratégies pour les construire à partir d’indices tantôt grammaticaux et tantôt pragmatiques » [ibid., 1984 : 9]. La théorie des espaces mentaux est issue de la rencontre de deux problématiques chez Fauconnier :

(i) La description des métonymies, d’ordinaire analysées au niveau lexical, et que Nunberg (1978) décrit en termes de transfert de la fonction référentielle ;

(ii) La problématique des contextes opaques.

C’est probablement pour traiter ce genre d’ambiguïtés quant à l’accessibilité à la référence que la théorie marche le mieux. En gros, le système fonctionne à partir de trois termes :

a = le déclencheur de la référence ; b = la cible de la référence ;

F = la fonction de transfert (appelée aussi le ‘connecteur’ par l’auteur).

En analysant le principe du transfert métonymique, Fauconnier se rend compte que les locuteurs établissent aisément des « rapports entre objets de nature différente pour des raisons psychologiques, culturelles ou localement pragmatiques […] » [ibid., 15]. En d’autres termes, les dénominations de certains objets peuvent être transférées à d’autres objets, les locuteurs opérant des connexions entre ces référents. Le processus d’identification est formulé ainsi : « Si deux objets (au sens le plus général), a et b, sont liés par une fonction pragmatique F (b=F(a)), une description de a, da, peut servir à identifier son correspondant b » [ibid., 16].

Prenons un exemple de l’auteur :

(21) Platon est sur l’étagère de gauche. [< Fauconnier]

Platon /a/ est le déclencheur de la référence ; la cible /b/, ce sont ‘les livres écrits par Platon’, i.e. le référent masqué. Le connecteur est une fonction pragmatique de type métonymique qui

63 D’autres modèles mentalistes pourraient être exploités pour l’étude de l’hypothèse, par exemple celui de

Martin [1983], qui développe le concept d’univers de croyance, et celui de Johnson-Laird [1986], qui a introduit la notion de modèle mental. Dans le cadre de cette étude, on se limitera aux travaux de Fauconnier.

64 Ces espaces « reflètent des façons de parler […] mais non des représentations du monde » [1984 : 12-13].

Ainsi, un espace de croyance « n’est pas une croyance : c’est tout au plus une façon de parler des croyances » [ibid., 193].

lie l’auteur à ses livres. Fauconnier élargit cette hypothèse, présentée ici allusivement, à la communication dans son ensemble. Son approche est, on l’a vu, d’essence cognitiviste et non linguistique, mais les espaces sont construits par des introducteurs d’espace, qui sont des expressions linguistiques du genre « en 1990 », « à Berne », « dans ce tableau », « X croit que », etc. L’instanciation d’un espace coïncide avec l’initialisation d’un espace parent qui l’inclut [ibid., 1984 : 33]. Par défaut, l’espace de base préalable au premier mot du discours est la réalité du locuteur. Tout espace nouvellement construit est ainsi « mis en perspective » par rapport à cet espace de base [ibid., 1992 : 160].

Les illustrations des si-P que donne Fauconnier [1992 : 160-161] sont des spécimens du genre :

(22) Si j’étais Mitterrand, j’augmenterais mon salaire. [< Fauconnier]

La si-P se comprend dans le sens de : <Mitterrand devrait augmenter mon salaire>. Voici la représentation schématique : I C I R H

Figure 2 : représentation mentaliste de « Si j’étais Mitterrand, j’augmenterais mon salaire ». La lettre a représente Mitterrand dans la réalité R ; a’ représente Mitterrand dans l’espace hypothétique H (a’ = I(a)) ; b correspond à je dans R et b’ correspond à je dans H (b’ = I(b)). Cette correspondance est marquée par un connecteur « identité » I qui opère une bijection entre l’individu et son image dans H : a’ = I(a) et b’ = I(b). Un connecteur « contrefactuel » C relie je dans R à Mitterrand dans H (a’ = C(b)). C est un connecteur trans-spatial qui identifie dans un monde possible H un je qui se confondrait avec Mitterrand. Il faut tenir compte du fait qu’un espace inclut le schéma ci-dessus, puisqu’une construction introduite par si installe un espace nouveau dans lequel A et Z sont valides [ibid., 1984 : 51].

On n’ira pas plus loin dans l’exposé d’une théorie complexe, qui plus est non centrée sur les hypothétiques. Les éléments soulevés nous suffisent pour comprendre la démarche de Dancygier & Sweetser (infra, § 3.1.2.) et pour introduire quelques commentaires :

Au début de l’ouvrage de Fauconnier, les exemples proposés contiennent une expression linguistique susceptible d’ouvrir un espace. Les espaces sont identifiés par une ‘clé’ qui peut avoir des statuts aussi variés que le rapport à un sujet de croyance, le rapport d’un individu à un accessoire prototypique, un paramètre temporel ou spatial, un mode d’existence sémiotique (un objet et son image ; un acteur et le rôle qu’il assume). Au fil de l’étude, il devient envisageable d’instancier un espace de manière ‘pragmatique’ « sans introducteur explicite »

a b

a’ b’

[ibid., 192]65. Lorsque les indices syntaxiques manquent, il est donc parfaitement concevable de s’en passer et d’inférer pragmatiquement l’existence d’espaces. Généralement, il faut composer à la fois avec des marqueurs grammaticaux et avec des indices pragmatiques. Ce qui est intéressant pour notre approche des hypothétiques, c’est que les espaces peuvent être construits soit sur la base de marques inscrites dans la langue – ce serait le cas de si –, soit à l’aide de facteurs pragmatiques, c’est-à-dire en mobilisant des savoirs contextuels ou des préconstruits culturels – ce pourrait être le cas des hypothétiques non marquées. C’est une autre façon de dire que les opérations cognitives sont soit marquées, soit implicites66.

Kleiber [1999] formule des objections à propos de la fonction de transfert. Fauconnier reprend à Nunberg le postulat du transfert de référent, que Nunberg abandonnera lui-même par la suite. Selon Kleiber [ibid., 125sq], il n’y a pas de transfert de référent : arguments empiriques à l’appui, il montre qu’une « connexion métonymique ne suffit pas pour assurer le transfert » et qu’il « y a des prédicats qui bloquent le changement de référence ». La seconde mouture de Nunberg, qui fera l’hypothèse d’un transfert de prédicat ou de « domaines de propriétés » plutôt qu’un transfert de référence, est également problématique selon Kleiber [ibid., 138sq].

Il est postulé que les espaces sont étanches, qu’ils ne se mélangent jamais. Un même objet ne pourrait pas apparaître dans deux espaces distincts. L’existence d’« objets indiscrets » [Berrendonner, 1994] tend à démontrer le contraire. Le concept de « blend » introduit plus récemment par Fauconnier & Turner pourrait constituer une remise en question mineure de cette étanchéité (voir Turner 2000 et Charolles 2006 pour une présentation de la théorie de « l’intégration conceptuelle »).

Avec si, on dispose d’un introducteur privilégié, mais parfois il est difficilement concevable qu’il génère un espace mental différent de la réalité :

(23) Si le naturalisme a ainsi pris corps et fait école, c’est d’abord à l’action de Zola qu’il le dut […] [s]

Chez Dancygier & Sweetser (§ 3.1.2.), cet exemple serait traité comme une conditionnelle non prédictive qui n’ouvre pas d’espace alternatif ¬A,¬Z. Concernant les conditionnelles contingentes ou contrefactuelles (24), il est tentant de souscrire à l’idée que A ouvre une stipulation. La relation de transfert apparaît cependant délicate à manipuler. Dans le modèle de Fauconnier, les espaces mentaux sont des ensembles d’objets reliés par des relations. Or, dans la très grande majorité des emplois de si, l’intérêt ne se concentre pas, à notre sens, au niveau des référents :

(24) <à propos d’alpinisme> (si j’étais pas-)S (je pense que si j’avais fait le sommet)S (j’aurais peut-être

fait le sommet)S (mais j= serais certainement pas redescendue)F [o tv]

65 « Les espaces, on l’a vu, peuvent être introduits explicitement par des introducteurs, ou implicitement par des

considérations pragmatiques » [ibid., 1984 : 201]. L’auteur souligne que les « processus de construction mentale […] mettent en jeu des stratégies plutôt que des structures » [ibid., 70], ce qui explique leur « caractère sous- déterminé ».

66 On peut se demander quel est le rapport entre le volet cognitif et le volet linguistique dans la théorie. Cet

aspect semble être occulté, ce qui s’explique par le fait que le présupposé méthodologique de Fauconnier relève essentiellement du domaine cognitif.

Dans (24), on ne se trouve pas dans un cas de figure du style ‘recherche d’un référent caché à partir d’un autre référent’. A la rigueur, on pourrait parler d’une ‘relation prédicative’ R non valable dans la réalité et transportée dans un monde fictif.

En outre, pour (24), on peut se demander si le verbe de croyance non constructeur67 je pense joue le même rôle d’introducteur d’espace – au sens de Fauconnier – qu’un verbe recteur. Si tel est le cas, l’espace qu’ouvre si est-il enchâssé dans l’espace ouvert par l’introducteur d’univers de croyance je pense ? Pour les constructions en si, le rapport entre les espaces est moins une question d’identification d’un référent qu’un problème de paramétrage d’un domaine d’applicabilité – propre par exemple à la désambiguïsation des expressions anaphoriques68. Pour les si-P, le domaine est explicitement posé, on pourrait dire que A délimite une fenêtre à l’intérieur de laquelle se fera l’interprétation de Z. Mais il faudrait encore voir quels sont les indices qui permettraient de passer d’un espace à un autre, et ce que l’on met dans l’espace ouvert par A. Ce dernier élément nous paraît particulièrement pertinent pour classer les si-P (cf. Chapitre 10). Les travaux de Charolles sur les cadres de discours [2003, à propos des si-P] abordent une partie de la problématique.

Au total, l’aspect le plus stimulant de la théorie, dans notre perspective, est la caractérisation du concept d’ouverture d’espace et le fait que les espaces peuvent être construits explicitement au moyen de marqueurs linguistiques, ou de manière implicite par des indices non déterministes ou récupérables dans le contexte.

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