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Une application de la théorie des espaces mentaux aux hypothétiques

3.1. Les espaces mentaux

3.1.2. Une application de la théorie des espaces mentaux aux hypothétiques

L’étude de Dancygier & Sweetser [2006] sur les « conditionnelles » se fonde sur la rencontre de deux théories qui se réclament d’une linguistique cognitive : la Mental Spaces Theory et la Construction Grammar. Cet ouvrage rassemble les travaux des auteurs sur les conditionnelles, depuis une vingtaine d’années. Les conditionnelles sont des « clients » privilégiés pour la théorie des espaces mentaux, même si – on l’a déjà souligné – les introducteurs d’espace peuvent être non linguistiques69. La taxinomie des conditionnelles est reprise et adaptée de Sweetser [1990], mais les exemples présentés pour illustrer la typologie sont le plus souvent des énoncés attestés. Aux content, epistemic et speech-act conditionals (cf. supra, § 2.3.2.2.) s’ajoutent les metalinguistic (le contenu de A porte sur la congruité d’une étiquette lexicale) et les meta-metaphorical conditionals (il y a comparaison métaphorique, on y reviendra infra, ex. 30) ; if fonctionne donc dans différents domaines et est associable à des espaces mentaux variés.

67 Cf. la notion de rection faible, chez Blanche-Benveniste [1989] et Apothéloz [2003].

68 Dans l’interprétation des anaphoriques, une expression définie ne fait sens que par rapport à un domaine dans

lequel il s’agira de trouver un individu qui vérifie la propriété indiquée par le désignateur. Il faut, dans ce cas, trouver le lieu et l’espace qui l’englobent. Interpréter un anaphorique revient à chercher un cadre de référence dans lequel il fonctionne, i.e. opérer un paramétrage, le paramétrage par défaut étant le contexte d’énonciation. Ceci est consistant avec le principe qui ressortit aux hypothétiques.

69 Cf. Fauconnier [1984] et Dancygier & Sweetser [2006 : 30] : « Words are not the only way we can set up a

La notion de prédiction70 – reprise de Dancygier [1998] – est centrale dans le sens où seules les conditionnelles prédictives construisent un espace alternatif. Ainsi, une structure en if P- then Q prédictive construit automatiquement un espace alternatif if¬P then ¬Q :

(25) [If I go to sleep]A, [perhaps a dream will come and pretend for me]Z (≅ Si je vais dormir, peut-être

qu’un rêve viendra et s’emparera de moi) [< Dancygier & Sweetser]

La conditionnelle (25) est utilisée pour mettre en œuvre une prédiction conditionnelle du rêve (cf. le contenu de Z) basée sur l’éventualité que le locuteur aille dormir (cf. le contenu de A). Le terme A constitue l’arrière-plan (background) et le terme Z contient la prédiction. Pour Dancygier & Sweetser [2006 : 59], les prédictives sont hypothétiques dans le sens où elles créent une situation hypothétique et fondent une prédiction sur elle.

Les conditionnelles non prédictives ne construisent pas d’espace alternatif : c’est le cas des conditionnelles d’acte de discours (speech-act conditionals). Dans ces structures, c’est uniquement un espace d’arrière-plan pour Z qui est construit (souvent « a given background » [ibid., 121]). Les non prédictives résistent en principe aux formes verbales distanciées (c’est- à-dire des formes verbales au passé). La prédictivité est davantage le fait des temps verbaux que de la présence de if (puisqu’il y a des if-clauses non prédictives et des constructions prédictives sans if). La conditionnelle épistémique (26a) et les conditionnelles d’acte de parole (26b)-(c) sont non prédictives :

(26) (a) If he typed her thesis, he loves her (≅ S’ili a tapé saj thèse, c’est qu’ili lj’aime) [< Dancygier &

Sweetser]

(a’) If he loves her, he’ll type her thesis (≅ S’il l’aime, il tapera sa thèse) [< ibid.]

(b) If I don’t see you before you leave, have a great Thanksgiving ! (≅ Si je ne te vois pas avant que tu partes, bon Thanksgiving !) [< ibid.]

(c) <une serveuse à un client> If you need any help, my name is Ann (≅ Si vous avez besoin d’aide, mon nom est Ann) [< ibid.]

L’exemple (26a) est une epistemic conditional – on sait que le fait contenu dans A est validé – alors que (26a’) est une content conditional (toujours prédictive). Dans (26c), Dancygier & Sweetser [ibid., 111] notent qu’il serait peu coopératif de demander And what is your name if I don’t need any help ? (≅ Et quel est votre nom, si je n’ai pas besoin d’aide ?)71. Il n’y a pas

un espace où l’allocutaire a besoin d’assistance & la locutrice s’appelle Ann et un autre espace où l’allocutaire n’a pas besoin d’assistance & la locutrice a un autre prénom. Dans ces speech-act conditionals, la quasi-absence de formes verbales au passé (« distanciées »), s’expliquerait précisément par leur caractère non prédictif [ibid., 113]. Un terme A qui marquerait l’espace mental qu’il construit comme appartenant au savoir-vrai du locuteur, ne tolère pas des formes verbales dans Z qui révèleraient une posture distanciée par rapport à ce même contenu. Comme aucun autre scénario n’est envisagé, il n’y a pas besoin de marques de

70 Le concept de prédiction suppose une orientation vers le futur : « a prediction is by definition about relative

futurity » [ibid., 92].

71 Franke [2007 : 91] rapporte cet extrait de sketch d’un comédien américain :

She was amazing. I never met a woman like this before. She showed me to the dressing room. She said : « If you need anything, I’m Jill. » I was like : « Oh, my God ! I never met a woman before with a conditional

identity. » [Laughter] « What if I don’t need anything ? Who are you ? » — « If you don’t need anything,

mise à distance72. Il existe par conséquent une corrélation forte en anglais entre les formes verbales distanciées et le caractère prédictif.

Le connecteur if est un space-builder : « The job of if is to prompt the set-up of a mental space » [ibid., 29]. Mais il ne construit pas seulement un espace, il le construit comme arrière- plan [ibid., 263]. Les prédictions contenues dans Z peuvent être basées sur des certitudes observées dans A :

(27) When morning comes, it’ll be light again (≅ Quand le matin viendra, il fera à nouveau jour) [< Dancygier & Sweetser]

Pour la when-construction (27), on n’envisage pas un espace mental dans lequel le matin ne viendrait pas. Avec when, il y a adhésion au contenu, le locuteur s’associe avec l’espace mental élaboré par A. Pour traiter du degré d’adhésion au contenu, Dancygier & Sweetser se réfèrent aux travaux de Fillmore [p. ex. 1990] sur les « postures » épistémiques (epistemic stances). Le concept d’epistemic stance renvoie à l’association ou à la dissociation mentale du locuteur par rapport au monde construit par le terme A [ibid., 45], et c’est précisément à ce niveau que s’opposent if et when. Fillmore note que when (quand) implique une prise en charge du contenu par le locuteur, ce qu’il appelle une posture épistémique positive. Il y a des énoncés en if et des énoncés en when prédictifs. Dans les if-clauses comme dans les when- clauses, le membre A constitue l’arrière-plan et le membre Z la prédiction. Ce qui les différencie, c’est d’une part la nature de l’espace bâti (espace conditionnel VS temporel), et

d’autre part la posture épistémique. Le relateur if est associé à une posture non positive, c’est- à-dire neutre ou négative. Les temps verbaux permettent de trancher entre la position neutre et la position négative. Les formes verbales au passé orientent vers une posture négative (s’il avait décidé…) – selon les auteurs, le locuteur ne s’identifie pas au contenu (il dit si P, mais il s’identifie à ¬P) –, alors que la combinaison {présent dans A + futur dans Z}, appelé backshifting73, marque une posture neutre (s’il décide…). Du point de vue des temps verbaux,

la posture épistémique négative est spécifiée par des formes verbales distanciées, alors que la positive et la neutre ne sont pas vraiment marquées. Du point de vue des connecteurs, si when vise clairement une position épistémique positive, if est non marqué de ce point de vue. Les temps verbaux sont des marqueurs formels choisis pour étiqueter explicitement une conditionnelle comme ayant une fonction prédictive ou non prédictive et pour exprimer le degré de prise en charge. Dans les cas de backshifting, la combinaison du présent et du futur coïncide avec le niveau fonctionnel : le présent marquerait le background et le futur la prédiction (même si le futur n’a pas toujours cette fonction) [ibid., 42-43]. Les temps verbaux de l’anglais expriment par conséquent ou une distance temporelle, ou une distance épistémique, ou les deux74.

72 Il existerait néanmoins des speech-act conditionals avec des formes distanciées [ibid., 114n] : <à une baby-

sitter> If you needed any help, the emergency number would be 911 (≅ Si vous aviez besoin d’aide, le numéro

des urgences serait le 911).

73 Backshift = « this obligatory use of present with future reference » [ibid., 52n]. Cela induit un décrochement

par rapport au réel. Il y a backshifting lorsqu’un temps morphologiquement au passé fait référence à un élément présent ou futur [Comrie, 1986 : 94] : elle m’invitait la semaine prochaine, je lui pardonnais tout.

74 Les contrefactuelles comportent des formes verbales distanciées et sont en conflit avec les connaissances sur la

réalité. La distance est à la fois temporelle et épistémique. Ce faisant, elles construisent des espaces mentaux enchâssés (mental-space embedding) [Dancygier & Sweetser, 2006 : 76].

La partie de l’étude la plus importante pour notre propos est celle où Dancygier & Sweetser abordent le problème des constructions non marquées en and et or (chapitre 9 de leur ouvrage)75 :

(28) (a) [Give her books,]A [and she would devour them and end up knowing them by heart.]Z (≅

Donne-lui des livres et elle les dévorerait et finirait par les savoir par coeur) [< Dancygier & Sweetser]

(b) [Watch out]A [or you’ll get me crying. ]Z (≅ Prends garde ou tu vas me faire pleurer) [< ibid.]

Les auteurs reconduisent plus ou moins la même description que pour les if-clauses. Le terme A constitue l’arrière-plan – il construit un espace imaginé – et le terme Z la prédiction. Comme pour les constructions en if, il y a des and-constructions non prédictives. Dans le cas des structures injonctives comme (28a), c’est l’impératif – il fait office de space-builder – qui installe un espace pour des actions futures de l’allocutaire. Dans le cas des or-constructions comme (28b), le terme A est interprété comme le constructeur d’espace et le marqueur or indiquerait que l’on est en présence de deux espaces exclusifs.

La fonction de bâtisseur d’espace (de if ou du terme A) serait le point commun entre les conditionnelles « logiques » (les content conditionals) et « pragmatiques » (les autres, y compris les ‘parataxes’). Quelques remarques s’imposent à propos de l’étude de Dancygier & Sweetser :

Le système des temps verbaux en anglais nous paraît très systématisé, si on le compare avec celui du français. Par exemple le rôle de will ou gonna dans Z semble très codifié, surtout lorsque A comporte une forme verbale au simple present. En français, une construction comme :

(29) [Si ces dernières semaines toute la Suisse profitait du soleil]A, [une perturbation traversera le pays

d’est en ouest à partir de demain]Z. [exemple construit]

comporte une forme verbale distanciée (profitait) dans A et une forme liée à la prédiction (traversera) dans Z. La posture épistémique qui préside au fait contenu dans A est positive. C’est une construction prédictive, pourtant il n’y a pas construction d’un espace alternatif. Il y a une forme verbale distanciée, pourtant le contenu de A est pris en charge. En conséquence, on restera prudent lorsqu’il s’agira de soupeser le rôle des formes verbales dans les hypothétiques du français. Le modèle de Dancygier & Sweetser ne peut pas être transposé sans précautions, pour ce qui concerne le jeu des temps verbaux.

La notion de prédiction est contre-intuitive s’agissant des structures ZA : il faudrait parler d’une prédiction suivie d’un background. Dans la version AZ, le contenu de Z n’est une prédiction qu’en fonction du contenu de A interprété comme un background. Cependant,

75 Declerck & Reed [2001 : 401sq] mentionnent six types de « paratactic conditionals » :

- Les impératives en or : Do it or I’ll punish you. - Les impératives en and : Do it and I’ll punish you. - Les assertives : I make a tiny mistake and I get shouted at.

- Les « quantified noun phrases as P-constituant » : One more step, and you’re a dead man. - Les « elliptic clauses » en NP or NP (du type La bourse ou la vie en français).

- Les « asyndetic paratactic conditionals » : no work, no money.

Les auteurs signalent ces tours sans les expliquer, c’est pourquoi on se fondera sur l’étude de Dancygier & Sweetser, nettement plus complète.

comme les auteurs donnent des exemples de structures avec le composant en if postposé, cela porte à croire que leur notion de prédiction s’accommode de ces cas de figure.

Ce concept de prédiction impose une partition binaire fondée sur un jugement de valeur. Sont prédictives, les content conditionals. Sont non prédictives, les constructions en si dénommées speech-act conditionals. Les autres (epistemic, meta-linguistic, meta-metaphorical) sont le plus souvent non prédictives. On pose que la prédiction est une fonction centrale des conditionnelles et on dit que certaines conditionnelles sont non prédictives, ce qui les place en périphérie du système. Cela revient à faire la part belle au prototype, en plébiscitant les contents conditionals, toujours prédictives. Les content conditionals sont précisément les configurations les plus étudiées dans la littérature scientifique, en anglais comme en français. En associant à la prédiction la construction d’un espace alternatif (¬A,¬Z), les content conditionals se voient subrepticement assimilées à la condition nécessaire ; elles étaient rapprochées de la condition suffisante dans Sweetser [1990]. Le couple prédictif – non prédictif nous paraît reconduire des oppositions anciennes : potentielles / contrefactuelles VS

factuelles ; conditionnelles VS pseudo-conditionnelles ; implicatives VS non implicatives. Il est

néanmoins important de souligner que la notion de prédiction a le mérite d’intégrer dans la description une grande partie des hypothétiques non marquées.

La propriété assignée aux prédictives de construire un espace alternatif est en fait une reformulation ‘mentaliste’ d’une idée qui est presque aussi ancienne que la pragmatique, celle de l’interprétation bi-conditionnelle (La conditional perfection de Geis & Zwicky [1971]). La catégorie des meta-metaphorical conditionals entrerait dans la classe des « bi- affirmatives » chez de Cornulier [1985a] :

(30) If the beautiful Golden Gate is the thoroughbred of bridges, the Bay Bridge is the workhouse. (≅ Si le magnifique Golden Gate est le pur-sang des ponts, le Bay Bridge en est le cheval de trait) [< Dancygier & Sweetser]

Il y a une relation métaphorique instaurée entre deux domaines distincts (les ponts et les chevaux) et on voit bien l’intérêt que ce genre de constructions peut susciter dans le cadre de la théorie des espaces mentaux. Mais il nous semble que ce type d’exemple ne justifie pas une catégorie particulière ; pour nous, (30) est un type de « routine concessive » comme (29). Par rapport à la taxinomie de Sweetser, seule la dimension métaphorique les distingue des epistemic conditionals. Comme dans Sweetser [1990], les catégories ne paraissent pas très étanches.

La description des hypothétiques non marquées est fondée sur celle des if-P chez Dancygier & Sweetser. Mais on peut se demander s’il s’agit dans les deux cas de l’édification du même espace mental. Par ailleurs, dans des exemples comme (28), c’est rarement l’impératif seul qui conduit à une interprétation hypothétique, il y a d’autres indices co-occurents.

Pour conclure avec la théorie des espaces mentaux, on se positionnera comme suit. Un des objectifs de notre recherche sera d’identifier les indices décisifs, i.e. le marquage superficiel, qui accréditent le découpage ensembliste développé au plan cognitif. Fauconnier élabore son système au niveau des représentations cognitives, tout en basant son étude sur les secteurs de texte balisés par des expressions introductrices. Mais en jouant sur les deux niveaux, il y a le

risque d’osciller entre fonction procédurale et rôle représentationnel. On voudrait, principalement dans la Section III, isoler clairement dans le terme A – et surtout en l’absence de si – les indices qui conduisent à élaborer un espace mental, sans toutefois se limiter aux temps verbaux. On s’efforcera de séparer les indices linguistiques des indices d’ordre pragmatique.

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