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Le postulat de Haiman et l’antéposition des hypothétiques marquées

Après l’incursion dans la théorie des espaces mentaux et les extensions récentes par des épigones de Fauconnier (Dancygier & Sweetser), on se penchera sur un autre travail ancien, celui de Haiman, et sur les prolongements qu’il a suscités. Ces deux groupes de travaux sont liés au développement des cadres de discours par Charolles (cf, § 3.3.). Les espaces mentaux sont à l’origine de la définition du concept de cadre, alors que les études sur les compléments adverbiaux rejoignent des aspects théoriques qui sont au cœur de la démarche de Charolles. Dans les hypothétiques marquées, le rapport entre la position de si-P et son rôle fonctionnel est très souvent au centre des préoccupations des linguistes, que ce soient des études typologiques (Haiman, Diessel), interactionnelle (Ford & Thompson, Auer) ou liées à la cohérence textuelle (Ramsay, Charolles).

3.2.1. L’article fondateur de Haiman [1978]

Haiman observe des convergences formelles, au niveau typologique, entre les conditionnelles et les topics, ce qui va l’inciter à les mettre en relation. En effet d’une part, dans certaines langues, une particule homonyme marque à la fois les topics et les conditionnelles : « Conditional clauses and topics are marked identically in a number of unrelated languages » [ibid., 564]76. D’autre part, d’un point de vue iconique, topics et conditionnelles sont généralement des constituants frontaux [ibid., 572]. Ce positionnement syntaxique reflèterait le caractère topical, ce qui expliquerait qu’une proposition en si n’apparaît dès lors jamais seule ; dans certaines langues d’ailleurs, une particule connective topicalisante marque que le constituant introductif attend une continuation. Enfin, les définitions ambiantes des topics et des conditionnelles convainquent Haiman de les associer à ce qui est de l’ordre du ‘donné’77 ; il fait l’hypothèse que l’identité morphologique se retrouve au niveau sémantique. La position défendue par l’auteur est la suivante : « A conditional clause is (perhaps only hypothetically) a part of knowledge shared by the speaker and the listener. As such, it constitutes the framework which has been selected for the following discourse » [ibid., 583]. En partant du principe que la présupposition coïncide avec la connaissance partagée par les partenaires de l’énonciation et que cette présupposition, dans une conditionnelle, est ‘provisionnelle’ – puisqu’il est demandé à l’énonciataire d’accepter un fait comme avéré – Haiman pose que

76 Par exemple, en Hua (Papouasie), en turc et en tagalog.

« topics, like conditional clauses, are presuppositions of their sentence » [ibid., 585]. Les conditionnelles exploiteraient des topics potentiels, des contenus supposés non négociables issus du savoir partagé.

Plusieurs éléments de critique doivent être signalés à propos de l’étude incontournable de Haiman :

Sweetser [1990 : 132] ne souscrit pas totalement à l’analyse de Haiman, en cela qu’elle considère que le caractère topical ou ‘donné’ des conditionnelles relève davantage de conditions pragmatiques que de caractéristiques sémantiques qui leur sont inhérentes (du moins pour les langues qui ne marquent pas le topic dans la morphologie). Une contrefactuelle, par exemple, ne réinvestit pas dans son premier terme une information directement disponible en mémoire. Charolles [2003, voir infra, § 3.3.] apporte des réajustements bienvenus concernant le mode de donation du contenu de A, qui vont dans le sens de Sweetser. Il montre que le rattachement au contexte antérieur est parfois clair, parfois à reconstituer par inférence. Le relateur si donnerait l’instruction de sélectionner, dans une classe d’options présumées accessibles en contexte, une option singulière comme substrat pour une prédication. Cette position nous convainc plus que celle de Haiman. D’autres spécialistes remettent également en cause la stricte équation « protase = topic » [cf. Ford & Thompson, 1986 ; Comrie : 1986 ; Akatsuka, 198678]. La labilité de la notion de topic et la définition pour le moins impressionniste de topic sur laquelle se fonde Haiman sont à l’origine de nombreuses discussions dans la littérature scientifique.

B. Caron [2005] fait une objection forte sur le critère morphologique : dans les langues tchadiennes (banda linda, polci, zodi au Nigeria), les morphèmes qui servent à focaliser sont aussi utilisés pour former des conditionnelles ! C’est l’observation inverse de celle de Haiman [1978] pour des langues papoues, le turc, etc. Par ailleurs, dans un grand nombre de langues, les possibilités de rhématiser le membre A, notamment en le postposant, sont réelles et diversifiées, comme on le verra pour le français (Chapitre 10).

A propos du critère morphologique encore, Haiman identifie donc dans certaines langues un marqueur de condition, puis un marqueur de topic. Les deux marqueurs étant homonymes, il les assimile. En français, on a deux suffixes –age homonymes : un dénominal (rive  rivage, feuilles  feuillage) et un déverbal (balayer  balayage, poncer  ponçage). Il serait absurde de généraliser en disant que les dénominaux rivage et feuillage sont tous deux des noms d’action.

La correspondance terme à terme entre le plan morpho-syntaxique – la présence d’un suffixe conditionnel et le fait qu’une conditionnelle est assignée à la subordination – et le plan fonctionnel – une valeur de topic, assimilée à l’arrière-plan informationnel – est certes tentante, mais elle nous paraît méthodologiquement non fondée. Il serait plus prudent de dire que le suffixe observé par Haiman dans de nombreuses langues marque quelque chose qui est commun aux topics et aux conditionnelles, à savoir une fonction cadrative.

Reste que les propositions de Haiman, même si elles réclament certains ajustements, sont largement plébiscitées dans la communauté scientifique.

78 Akatsuka [1986] conteste le caractère ‘donné’ du topic introduit par les conditionnelles. L’auteur propose de

3.2.2. La corroboration de l’hypothèse de Haiman sur corpus

Les études d’inspiration fonctionnaliste présentées ci-après se penchent sur le comportement discursif – la vocation organisationnelle – des compléments adverbiaux79.

Ford & Thompson [1986] effectuent des comptages et analysent le fonctionnement textuel et discursif des énoncés en if sur des données empiriques, afin de valider (ou d’infirmer) l’hypothèse de Haiman. Leurs investigations portent sur l’anglais uniquement80. Pour Ford & Thompson, l’enjeu est de déterminer « how conditionals are used rather than how we think they are used » [ibid., 354]. Les observations confirment des tendances déjà relevées précédemment, à savoir que les if-clauses sont plus nombreuses à l’oral qu’à l’écrit et qu’elles sont massivement antéposées (rapport 80% / 20%)81. Ceci confirme le caractère non marqué de la position détachée en tête, souligné par Haiman. Le travail sur corpus atteste que les if- clauses initiales instaurent un lien avec le contexte.

(i) A L’ÉCRIT, les conditionnelles détachées reprennent un élément déjà introduit en

mémoire (X. Assuming X, then Y ou X. If not X, then Y), exemplifient un principe général qui vient d’être introduit ou ouvrent une nouvelle option dont les conséquences sont explorées (X. If option Y, then Z). En position finale, la conditionnelle est attestée surtout quand elle est enchâssée à l’intérieur d’une infinitive ou d’une relative, mais aussi dans les cas où elle entre dans un énoncé qui véhicule une information nouvelle et lorsque la conditionnelle est particulièrement longue. (ii) A L’ORAL, les if-clauses frontales remplissent les mêmes fonctions de cadrage

d’arrière-plan qu’à l’écrit : « initial conditionals create backgrounds for subsequent propositions » [ibid., 370]. En position finale, la conditionnelle a des rendements plus diversifiés à l’oral : par exemple, en plus de ce qui a été observé pour l’écrit, les auteurs identifient un rôle de rappel d’un topic introduit précédemment, une fonction de ménagement des faces (très courante), un emploi de restriction d’une assertion évaluative, etc.

Les investigations de Ramsay [1987] sur les if-clauses et les when-clauses dans un roman en anglais corroborent les résultats présentés dans les paragraphes précédents. Les if-clauses sont très largement antéposées : cela concorde avec les observations habituelles82. L’auteur calcule la distance, en nombre de propositions, entre les SN sujets des conditionnelles et un SN coréférentiel dans le contexte antérieur, avec pour objectif d’apprécier le rapport entre une conditionnelle et le co-texte. Ramsay observe que les if-clauses postposées sont en rapport

79 On peut se reporter à Charolles [2003] pour une présentation des travaux de Ford & Thompson [1986] et

Ramsay [1987].

80 Il y a un corpus écrit (un essai de Russell, un livre de mécanique automobile et un texte narratif) et un corpus

oral (deux cours universitaires, un exposé et une conversation à sujet imposé). Au total, un peu moins de 900 structures en if ont été collectées.

81 A l’oral, les conditionnelles détachées en tête (80%) sont un peu plus nombreuses qu’à l’écrit (77%).

Thompson [1985] aboutit à la proportion inverse pour les subordonnées finales en anglais : sur 1009 structures – à l’écrit uniquement – 18% sont antéposées et 82% sont postposées.

82 Seuls les chiffres de Diessel [2001 : 444], sur le corpus Brown (textes anglais), ne confirment pas la tendance :

les résultats donnent 53% de if-clauses antéposées et 47% de postposées. Diessel ne s’explique pas cette divergence, d’autant plus que les comptages effectués par l’auteur sur un autre corpus, dans son étude de [2005], démontrent une préférence très nette pour l’antéposition.

référentiel avec la proposition précédente, soit généralement la principale, dans 90% des cas ; elles sont donc référentiellement étroitement reliées à la P principale. Par contre, les if-clauses antéposées comportent généralement une expression en rapport coréférentiel avec des propositions plus distantes. D’un point de vue thématique, elles sont par conséquent plus fortement liées au discours antérieur [ibid., 402]. En cela, elles sont moins intégrées que les postposées au sein de la phrase à laquelle elles appartiennent.

Auer [2000] réalise une étude basée sur corpus de la position des wenn-clauses en allemand à l’oral et à l’écrit. Son analyse montre que la position initiale est préférée à l’oral et que la position finale l’est à l’écrit. Auer fait des comparaisons au niveau syntaxique et sémantique entre l’anglais et l’allemand, montrant qu’il faut être prudent lorsqu’on compare, d’une langue à l’autre, les tendances iconiques et les rendements sémantiques. Le relateur wenn introduit, on le sait, aussi bien les temporelles que les hypothétiques83, ce qui fait que la sémantique de ces clauses oscille constamment entre deux lectures au moins (à l’indicatif). Des informations contextuelles sont requises pour la désambiguïsation (adverbes et modes, par exemple).

(i) A L’ORAL, 56% des wenn-clauses sont antéposées et 32,60% postposées84. Auer ne

considère ensuite que les constructions qui ont une interprétation hypothétique univoque : les conditionnelles « factuelles », les structures ambiguës et les temporelles sont traitées à part. Cette approche, qui tient compte à la fois de la morphologie et de l’interprétation, est intéressante (et absente chez les autres spécialistes), même si elle ne conduit pas à une différence notoire dans les chiffres. Sur 203 constructions prises en compte, 24% sont clairement temporelles (12% antéposées et 12% postposées) et 76% sont conditionnelles (55% antéposées et 21% postposées). Auer montre surtout que les locuteurs emploient la force projective des wenn-clauses antéposées pour maintenir le tour de parole. Dans les exemples que présente l’auteur, l’information pertinente est logée entre les éléments A et Z (entre la wenn-clause et la dann-clause). Autrement dit, il y a une tendance, après la wenn-clause, à ne pas refermer la construction et à se ménager un espace conversationnel en différant le terme Z.

(ii) A L’ÉCRIT, les wenn-clauses sont moins fréquentes qu’à l’oral, ce qui va à l’encontre

d’un préjugé bien ancré qui dit que les structures complexes sont évitées à l’oral [ibid., 28]85. Les comptages de Ford & Thompson [1986] sur les if-clauses en américain confirment d’ailleurs la tendance. Ce qui est le plus étonnant dans les conclusions d’Auer – et qui se démarque nettement des observations sur le français et l’anglais – c’est que les wenn-clauses sont plus nombreuses à être postposées qu’à être

83 Voire des concessives ou des « adversatives ».

84 Par ailleurs, 4% sont parenthétiques, 5,40% indépendantes et 2% « autres ». Le corpus compte 500

occurrences tirées d’entretiens d’embauche, d’entretiens thérapeutiques, de conversations spontanées, parfois au téléphone.

85 Voir par exemple Lodge [1997 : 189-190] qui compte les « subordonnants » dans des textes pour mesurer le

degré de « standardisation » ; plus il y a de parataxes, moins le texte serait standardisé. Et Riegel & al. [1994 : 473] : « Aussi la langue orale utilise-t-elle peu la subordination […] et lui préfère-t-elle les modes de construction parataxiques par coordination ou par simple juxtaposition ». L’idée que l’oral utilise moins la subordination que l’écrit est un mythe combattu par ceux qui se sont confrontés à l’oral, par exemple Debaisieux & Deulofeu [2003], comptages à l’appui. Et l’idée que plus un texte est « standardisé », plus il élimine de la parataxe est également une hypothèse discutable. Chez Lodge, ce qui est standard tend à se confondre avec ce qui est normatif, ce qui explique que la parataxe ne fasse pas bon ménage avec la standardisation.

antéposées, à l’écrit (une fois et demi plus souvent) ; et les constructions univoquement conditionnelles sont postposées dans 65,35% des cas et antéposées dans 34,65% des cas !

Diessel [2001] s’appuie sur un éventail de quarante langues génétiquement diverses et géographiquement éloignées pour étudier le comportement des clauses adverbiales, parmi lesquelles les si-P (et ses correspondants dans les autres langues). L’auteur distingue six classes de distribution pour le positionnement de la subordonnée par rapport à la principale, à travers les langues [ibid., 440-441] :

4) L’adverbiale précède de manière rigide la principale (8 langues) 5) L’adverbiale précède habituellement la principale (9 langues) 6) La place est flexible, l’adverbiale peut d’ailleurs être une

incidente (17 langues)

7) Cela dépend du type d’adverbiales : certaines sont toujours antéposées, certaines sont toujours postposées (5 langues)

8) L’adverbiale est habituellement postposée (1 langue) 9) L’adverbiale est toujours postposée (aucune langue)

La moitié des langues observées tendent à antéposer les adverbiales, l’autre moitié des langues utilisent les deux ordres86. Seule une langue australienne échappe à la tendance. Sur un échantillon de neuf langues pour lesquelles l’auteur possède des données suffisamment étendues, on remarque que les adverbiales conditionnelles apparaissent massivement à l’initiale. La répartition des adverbiales dans ces neuf langues se distribue comme suit sur l’axe antéposition ↔ postposition :

conditional —— temporal —— causal —— result / purpose

← preposed postposed→

Figure 3 : la distribution des adverbiales sur l’axe antéposé ↔ postposé (d’après Diessel) Comme d’habitude dans ce genre d’études, l’expert se fonde sur la marque morphologique (if, si, wenn…) pour faire les comptages. Cela nous paraît problématique, dans la mesure où en français, il y a d’autres introducteurs de compléments adverbiaux qui marquent l’hypothèse : au cas où, à supposer que, à condition que, dans l’hypothèse où, etc. Ces faits de langue échappent aux comptages, tout comme les hypothétiques non marquées.

Il convient néanmoins de souligner que l’hypothèse de Haiman – la préférence pour l’antéposition des hypothétiques en si / if / wenn – est démontrée, comptages à l’appui, dans la littérature scientifique. Pour conclure ce paragraphe consacré aux travaux sur la position des hypothétiques marquées, on évoquera deux études – celle de Marchese et celle de Carter- Thomas – qui montrent que la position est parfois fonction du genre de discours. A partir d’un corpus de discours procéduraux en godié, une langue de l’Afrique de l’ouest, Marchese

[1987] fait des observations spectaculaires qui vont parfaitement dans le sens de Haiman87. L’auteur note que dans cette langue, 80% des subordonnées antéposées sont des conditionnelles. Et dans les discours procéduraux, 25% des propositions sont des conditionnelles. Celles-ci ont un fonctionnement topical évident :

(31) <marche à suivre pour construire une maison> IF it’s morning, you sharpen your machete. Your

machete, IF you’ve sharpened it, IF it’s morning, you go to the forest. IF you’ve gone to the forest, you cut trees. [ibid., 265] (≅ Si c’est le matin, tu aiguises ta machette. Ta machette, si tu l’as aiguisée, si c’est le matin, tu vas dans la forêt. Si tu es allé dans la forêt, tu coupes des arbres.) [< Marchese]

Dans cet extrait, les éléments soulignés en italique se voient appliquer un marqueur de focalisation en godié. Les if-clauses font donc le lien avec ces constituants rhématiques en les reprenant systématiquement dans la subordonnée antéposée subséquente ; la progression thématique est linéaire. En godié, une P conditionnelle incorpore un auxiliaire qui la marque comme telle, ainsi qu’un « non-final marker » au terme de la proposition. Dans ces discours procéduraux, ces si-P auraient une fonction organisationnelle de répartition de l’information en séquences de longueur raisonnable, ceci afin de faciliter le traitement mémoriel. De son côté, Carter-Thomas [2007] a remarqué dans des articles de médecine consacrés au cancer, que les postposées en si / if sont plus nombreuses que les antéposées, aussi bien en français qu’en anglais88. Si on veut opposer les « conditions » aux « suppositions », on pourrait dire qu’il y a plutôt des conditions que des suppositions dans les papiers scientifiques en oncologie. Soulignons encore que les « gloses méta-énonciatives » [Authier-Revuz, 1995] sont caractéristiques de certains genres de l’écrit. Le travail de Ford [1997], qui sera exposé infra (§ 3.4.1.), montre que les if-clauses liées au ménagement des faces sont très courantes à l’oral, alors qu’elles sont rarement attestées à l’écrit.

Certes, concernant le travail de Marchese, il faudrait être certain qu’il existe bel et bien un morphème qui correspond à si en godié et que ce ne sont pas, comme souvent, des constructions ‘paratactiques’. Cela étant, ce qui nous intéresse ici, c’est le fait qu’un genre particulier – le discours procédural ou le discours scientifique – peut avoir des répercussions importantes sur les statistiques. On conclura en disant que la propension à antéposer les conditionnelles – observation dont la paternité est attribuée à Greenberg (1963) par Comrie [1986] – est probablement due à un déterminisme cognitif : on pose un cadre avant de mettre quelque chose à l’intérieur.

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