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U NE SÉMANTIQUE NON RÉFÉRENTIALISTE

Ils bâtissent la ville, mais il faut quelqu’un pour le dire, sans quoi la ville n’est pas bâtie. [Ramuz, Journal]

183 Ceci afin, entre autres, de distinguer cette inférence particulière de ses concurrentes, une lecture temporelle

par exemple. Les valeurs hypothétique et temporelle résultent de deux « sémioses » distinctes, qui pourtant ont certains éléments en commun. La langue s’accommode d’indéterminations. Par exemple, une relation itérative peut souvent être décrite comme une hypothétique généralisée à un nombre n de situations. Exemple :

Le prof sourit, explique que ses élèves se préparent à une formation commerciale mais qu’aucune entreprise ne veut les prendre en stage. Tous : « Clichy, le prénom et la porte se ferme. » [p, Le temps,

10.11.2005]

On peut gloser cet énoncé de différentes façons : <chaque fois qu’on dit venir de Clichy ou qu’on dit son prénom…>, <quand on dit venir de Clichy ou qu’on dit son prénom…>, <si on dit venir de Clichy ou si on dit son prénom…>, etc.

On se prémunira contre l’écueil d’une sémantique logiciste et/ou référentialiste. C’est le propos de ce paragraphe 4. Le titre de notre travail – L’expression de l’hypothèse en français contemporain, entre hypotaxe et parataxe – pourrait attirer certains griefs et n’est pas si innocent qu’il avait pu paraître à son auteur, de prime abord. L’intitulé même de notre travail pourrait prêter à discussion, du moins si on prend au mot Franckel [1998 : 66-67] :

La conception du langage comme mise en forme d’un contenu idéel d’essence extralangagière se trouve directement mise en œuvre et illustrée entre autres dans les nombreux ouvrages dont l’intitulé prend une forme du type « l’expression du temps en français », « l’expression de l’espace en haoussa », « l’expression du conditionnel dans les langues » ou encore « les référents évolutifs », etc. Ce type d’approche postule qu’il existe d’un côté, le temps et l’espace, le mouvement, qui sont de l’ordre d’un « référent » (constitué à travers la représentation que l’on s’en donne dans un système de représentation et de perception), et, de l’autre, des formes, variables de langue à langue, qui en permettent l’expression. La référence relève d’une relation plus ou moins directe et immédiate entre une portion cognitivement et symboliquement déterminée du « monde réel » et des expressions linguistiques. Ce point de vue pose au moins deux ordres de problèmes : 1° […] ce point de vue pose le temps ou l’espace comme constitutif d’un référent dont l’existence est posée en soi, de façon homogène et préétablie, comme l’atteste l’article le (l’espace, le temps). […] 2° En règle générale, les formes (unités de la langue, unités lexicales et marques grammaticales) supposées affectées à « l’expression de l’espace ou du temps » le sont en règle générale aussi à tout autre chose. Elles échouent à constituer un calque de la spatialité ou de la temporalité. A l’inverse, de nombreuses formes qui n’entrent pas dans la nomenclature des marques de temps peuvent s’analyser comme introduisant une dimension temporelle.

La charge connotative et présuppositionnelle attribuée par Franckel à des formulations du type l’expression de… impose une mise au point sur les intentions et les positions qui sous- tendent cette étude. Notre travail s’efforce précisément de se servir d’une sémantique non référentialiste. En bref, nous souscrivons à ce qu’expose Franckel, en ce sens que ce sont des configurations formelles, en l’occurrence des clauses ambiguës juxtaposées et coordonnées, qui fourniront le domaine d’investigation privilégié pour appréhender une valeur référentielle mystérieuse, laquelle constitue une catégorie méta-linguistique « naïve » dans la communauté parlante : l’hypothèse. On décrira la valeur d’hypothèse non comme la version langagière d’une représentation mondaine, mais comme le résultat d’opérations cognitives.

Une approche nomenclaturiste du sens – critiquée en son temps par Saussure [1916] – suppose des correspondances terme à terme entre des éléments d’un univers invariant et des signifiés linguistiques184. Or, la projection de critères extra-linguistiques – c’est le référent qui est utilisé pour décrire la langue – ne nous semble pas opératoire, parce que la démarche fait trop peu de cas des distinctions conceptuelles que la langue opère. Les présupposés méthodologiques qui sous-tendent notre projet sont opposés à cette vision des choses. En effet, dans un modèle constructiviste-cognitiviste, les hypothèses sont tout autres :

184 D’où des définitions du sens (à substrat logiciste) en tant qu’ensemble de conditions d’applicabilité d’un signe

à une chose ou une pensée. Dans la perspective référentialiste, le sens serait donc le résultat de l’addition d’un signifié invariant et des mauvais tours joués par l’univers des choses. Dans ce paradigme théorique, il s’avère nécessaire de mettre au point des stratégies ad hoc pour résoudre l’écart entre le prédictible et l’observable. Ce postulat de la stabilité sémantique des formes implique que le sens peut être fixé une fois pour toutes. La mise en rapport direct d’un signe avec un élément extra-linguistique à travers le sens implique que l’on conçoive un monde déjà structuré, cohérent, découpé en contours définis, dont les représentations linguistiques ne feraient que prendre acte ; les mots seraient simplement des étiquettes qu’il suffit d’appliquer à leurs corrélats ‘réels’. Mondada & Dubois [1995 : 286], reprenant le principe saussurien à leur compte, rejettent radicalement cette vision des choses.

communiquer consiste à construire de manière coopérative des représentations partagées, versions publiques, sans cesse renégociées, du monde. C’est dans l’intersubjectivité que les significations se construisent, que le monde se trouve structuré, catégorisé ou réajusté. Les objets-de-discours (entités, états, événements) n’ont pas de mode d’existence particulier : leur pertinence cognitive est largement indépendante de leur existence matérielle. L’univers d’interprétation en langue naturelle n’est donc pas un monde consistant185.

Les signes de rang infra-énonciatif nomment des entités d’un monde construit par le discours. Ils ont le statut d’objets-de-discours, matériaux de base d’une ontologie formelle de la langue [Berrendonner 2002c]. Les objets-de-discours sont des référents élaborés par l’activité discursive elle-même. Il y a donc prise en compte du modèle d’interprétation extra- linguistique. On ne veut pas recourir à une sémantique véritative, mais faire intervenir un niveau cognitif : les opérations sont réalisées sur la mémoire discursive et les primitives référentielles sont les objets-de-discours. On adoptera une conception de la référence non vériconditionnelle dans laquelle il n’y a pas de vérité qui n’est pas un savoir-vrai. On abandonnera la conception logique de Sweetser par exemple (cf. Chapitre 3, § 2.3.2.), qui consiste à opposer ce qui relève des expériences mondaines (du vrai) et ce qui relève de la médiativité (du savoir-vrai). Une approche non chosiste du référent rompt avec une conception très traditionnelle de la référence, comme celle de Sweetser. Dans notre étude, la notion de vérité a uniquement une pertinence intra-langagière. On continuera en effet à utiliser le terme de vérité, mais il faudra comprendre que vrai équivaut à validé dans la mémoire discursive. Les référents sont de facture cognitive uniquement. Les principes qui président à cette conception du sens peuvent être expliqués comme suit.

Prenons l’exemple de l’assertion il pleut, qui convoque en quelque sorte un modus par défaut <il est vrai pour L qu’il pleut>186. En prononçant la clause il pleut, on nomme la vérité de la pluie. Il s’agit cependant d’une vérité assignée de l’intérieur, c’est-à-dire de quelque chose qu’on dit des choses (et non de quelque chose qui vient de l’extérieur). Cette conception de la vérité intra-langagière porte sur la prédication d’un fait. La mémoire discursive contient des objets et des méta-objets. Ce qui est appelé méta-objet (ou méta-fait), c’est la croyance d’une instance x dans tel fait, autrement dit la croyance de la vérité de tel fait assumée par un sujet. Asserter il pleut consiste à placer <la pluie> ainsi que <la vérité de la pluie > dans la mémoire discursive. En effet, le locuteur qui énonce <il pleut> fait entrer dans M l’information vL(O) (= L tient pour valide l’objet-de-discours O <il pleut>). Si l’interlocuteur n’oppose pas une réfutation (« Mais non, il ne pleut pas ! »), <il pleut> devient publiquement valide et accède au statut de présupposé : vNous(O), i.e. il est publiquement valide qu’il pleut.

Le couplage du fait avec le méta-fait entraîne l’appartenance à un domaine modal. Le méta- fait est une prédication sur un fait, il induit une relation de répartition domaniale sur ce fait. Il y a une interdépendance entre le fait et le méta-fait : quand on change de méta-fait (par

185 Les catégories cognitives et linguistiques sont instables, elles autorisent des contradictions inhérentes, des

adéquations contextuelles, des soupçons sur les catégories, et des évolutions dans la manière de découper le monde [Mondada & Dubois, 1995 : 275]. En un mot, la langue, afin de faire exister le ‘monde’, doit opérer de multiples ajustements, traitements ou autres catégorisations des acquisitions cognitives résultant de la confrontation avec ce ‘monde’. La langue garde certes l’empreinte de ces procédures d’accommodation

cognitive sur les référents, mais c’est sa logique propre qui est visée par l’analyse linguistique.

exemple au moyen de si), cela change quelque chose du fait puisqu’il est rangé dans un autre domaine (il est qualifié différemment). Le prédicat modal endosse une fonction cadrative par rapport au fait.

Admettons que l’assertion il pleut a été validée par un locuteur (L1) et que dans un deuxième temps son interlocuteur (L2) énonce s’il pleut, au moins il ne fait pas froid. En ouvrant un cadre hypothétique, L2, par l’intermédiaire du méta-fait (noté ϕO), assigne le fait de base O (il pleut) à un compartiment modal distinct. Quand une instance de parole énonce <s’il pleut…>, l’objet-de-discours est le même, mais il appartient à un autre domaine de M. Une construction en si ou une hypothétique non marquée catégorise un objet-de-discours dans un domaine de validité sujet à caution.

Se servir d’une définition acquise de l’hypothèse est exclu : pour notre part, en « produit d’entrée » il y a des diptyques qui, sous certaines conditions, produisent des interprétations qui s’approchent plus ou moins du concept de sens commun appelé hypothèse. En « produit de sortie », il y a la tentative de rendre compte des systématisations observées, dans le but de (re-)définir le concept d’hypothèse. A partir de l’analyse du matériau verbal présent dans nos structures, l’objectif est donc de répondre à la question : qu’est-ce qu’une hypothèse, du point de vue de la langue ? Il serait dommageable de relier la représentation référentielle préexistante que l’on se fait de l’hypothèse à des formes linguistiques caractéristiques qui la reflèteraient ; ce serait une rigidification du fonctionnement réel. C’est bien l’observation des régularités dans les opérations d’inférence élaborées à partir de la charpente formelle – et de l’interaction entre la séquence et son contexte – qui caractérisent notre démarche scientifique. C’est le discours qui est à la source des représentations mondaines de l’hypothèse187.

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