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1. M ACRO SYNTAXE VS MICRO SYNTAXE , LE MODÈLE DE B ERRENDONNER

1.4. La définition des unités

1.4.1. La clause

La clause est une unité syntaxiquement autonome vis-à-vis de l’environnement (= un « îlot » rectionnellement connexe)109. L’agencement des unités significatives s’effectue par l’intermédiaire des relations de concaténation (des contraintes d’ordre séquentiel) et de

108 La Grammaire de la période postule encore un niveau F4 à fonction interactive : il s’agit de combiner des

périodes pour former un tour de parole.

RECTION.Ces contraintes sur la combinaison des segments signifiants peuvent être décrites

distributionnellement. La clause est un grand signe qui se clôt là où s’arrête la rection110. Relèvent de la rection :

1) Les implications d’occurrence uni- et bilatérales entre segments signifiants (les dépendances catégorielles)111.

2) Les rapports d’enchâssement et de liage112. 3) Les accords.

4) Les restrictions sélectionnelles : par exemple provenir de y, *provenir à y113. La micro-syntaxe est le domaine des contraintes sur des classes de segments signifiants.

1.4.2. L’énonciation

Si la clause ne fait qu’agencer des constituants en relation d’implication, l’énonciation a une fonction communicative. Une clause est destinée à être mise en acte. Il y a une différence d’ordre sémiotique entre une clause et une énonciation : la combinatoire change radicalement de nature. L’énonciation désigne l’événement langagier singulier, historiquement situé à un certain état de la mémoire discursive, qui consiste à prononcer une clause. Actualiser une clause linguistique revient à lui associer un schème prosodique et d’éventuels gestes co- verbaux ; elle fait l’objet d’une prise en charge par un énonciateur. Une énonciation informe sur le monde – elle modifie l’état courant de M – et sur elle-même – elle se représente à travers les actions communicatives qui décrivent ce que fait l’énonciation [Berrendonner, 2001-2 : 117]. L’ostension qui consiste dans l’énonciation d’une clause revêt donc une fonction d’opérateur sur M. On précisera qu’une énonciation n’est pas un acte illocutoire [Berrendonner, 2003 : 98].

L’actualisation d’une clause repose « en amont » sur une règle pragmatique d’appropriété avec l’état courant de M114. On ne peut enchaîner que sur ce qui est publiquement valide pour les interactants. Il existe donc un principe de régularité cognitive qui impose qu’une énonciation soit reliée à de l’information disponible (verbale ou non). Envisagée « en aval », une énonciation est un véhicule de contenus implicites. La production d’information d’une énonciation est la somme du contenu explicite et des effets implicites que l’on peut conjecturer à partir d’elle ; toutes ces informations se trouvent versées dans M.

110 Cf. infra : au contraire, en macro-syntaxe, les contraintes sont d’ordre pragmatique : progression de

l’information, planification mémorielle et praxéologique ; ce sont des conduites actio-verbales qui sont combinées, et non des signes.

111 Par exemple, dans Pierre voyage

A (avec Marie)Z, A régit unilatéralement Z : si A régit Z, on peut avoir A

sans Z (voyager est un verbe « intransitif »), mais on ne peut pas avoir Z sans A (le SP avec Marie réclame un régissant).

112 Cf. l’opposition liage / pointage pour les pronoms [Berrendonner, 1990 : 27-29] : (i) Un pronom lié opère une

reprise syntaxique dépendante d’un antécédent segmental présent dans le même énoncé ; il commute avec quelque chose qui ne réfère pas dans le monde et a la même valeur sémantique que ses antécédents : Un

philosophe n’ignore pas qu’il est mortel. (ii) Un désignateur libre n’impose comme contrainte que le fait que

l’objet-de-discours soit validé dans M, et il n’entretient pas avec son contrôleur une contrainte d’accord stricte :

Marie a consulté un philosophe. Il lui a rappelé qu’elle était mortelle.

113 Cf. les relations « sélectives » et « belliqueuses » de Blumenthal [1999].

114 Cf. Ducrot [1972] : il y a des conditions d’appropriété sur les énonciations qui délimitent les possibilités de

Sémiotiquement, une énonciation est une manifestation mimo-gestuelle : ainsi, elle commute avec des gestes, elle consiste dans la monstration d’une clause, elle commente sa propre exécution, par exemple en indiquant si l’état de la mémoire est transitoire ou final.

La succession des actions cognitives implicites que dénotent les énonciations se laisse décrire en termes praxéologiques. Il s’agit d’une théorie de l’action purement formelle, vide de contenu référentiel, qui explicite la façon dont le discours articule ses tâches. Berrendonner [2002b] distingue ainsi plusieurs routines périodiques :

1) Les routines {PRÉPARATION + ACTION}. La première énonciation est représentée

comme n’atteignant pas un but, ce qui crée l’attente d’une seconde énonciation :

(4) – Vous avez le sang chaud, on l’a encore vu mercredi dernier contre Lens (1-1), lors de votre altercation avec Itandje.

– Je suis quelqu’un de tranquille, gentil. L’histoire avec Itandje, il n’avait pas le droit de faire ce qu’il a fait, garder le ballon […] [p, L’équipe, 09.01.2006]

Dans (4), le SN « pendant » (l’histoire avec Itandje) qui réactive un objet-de-discours validé préalablement (cf. votre altercation avec Itandje) forme une énonciation peu pertinente à l’état isolé, parce que sous-informative. Cette énonciation nominale ouvre à sa suite l’attente d’une énonciation qui va déterminer l’objet-de-discours activé.

2) Les routines {ACTION + CONTINUATION}. Certaines énonciations présupposent

l’accomplissement d’une opération préalable sur la mémoire discursive. On peut citer, à titre d’exemple, nos diptyques articulés par le connecteur et, qui marque que la seconde énonciation est une continuation de la première. La plupart de nos exemples d’hypothétiques non marquées relèvent de cette routine (voir exemple 8, infra).

3) Les routines {ACTION + CONFIRMATION}. L’énonciation qui opère une confirmation

n’a pas pour fonction de réaliser une transformation dans la mémoire, mais elle sert à expliciter une inférence accessible à partir de ce qu’il y a dans le contexte discursif précédent ou à en élever le degré de fiabilité :

(5) Une vraie grand-mère, Paulette, capable de râler de temps à autre, par exemple à propos du désordre de la chambre de Véronique, mais qui veille sur elle comme un trésor. « Si les gendarmes viennent pour l’expulser, je leur dirais : « ‘Messieurs passez votre chemin’, et je ne leur ouvrirais pas la porte ! Ah, je voudrais bien voir ça, qu’ils veuillent l’expulser ! » [p, Le monde, 27.01.2005]

Dans (5), qu’ils veuillent l’expulser explicite la référence du pronom ça, référence par ailleurs calculable à partir du cotexte.

4) Les routines {ACTION + RÉFECTION}. Une énonciation peut venir remplacer une

énonciation précédente :

Dans (6), une première énonciation est abandonnée et remplacée par une autre (les mecs étaient tellement heureux). Pour qu’il y ait réfection, il faut qu’il y ait une énonciation préalable (achevée ou non)115.

Voyons encore les exemples (7) et (8) qui illustrent encore une fois la logique d’enchaînement des énonciations :

(7) (cette maison)S (tout est à refaire)F [o < Berrendonner]

La première énonciation de (7) est créatrice d’une attente dans la mesure où elle ne fait que nommer un objet-de-discours (cette maison). Le second coup énonciatif vient saturer cette attente en déterminant l’objet-de-discours en question. Le terme Z est prévisible parce que A est une énonciation peu pertinente isolément. Mais en fait dans (7) le terme A réclame la présence de Z et inversement. En effet, si le terme A ouvre un « domaine d’interprétation » [Berrendonner & Béguelin, 1997] dans lequel devront être valables les opérations sémantiques effectuées dans Z, le quantificateur « tout » présuppose le paramétrage d’un domaine de quantification, i.e. un ensemble d’objets présupposés relatifs à ce domaine. L’ancrage référentiel opéré précédemment par A (cette maison) peut parfaitement jouer ce rôle. Voyons le fragment (8) :

(8) L'acteur, Anthony Paliotti, prend le relais et le voyage en sa compagnie atteint des sommets d'intensité calme ; plus il ralentit le débit et baisse la flamme, plus l'attention se fait vive. Chaque mot alors semble exactement à sa place. On ferme les yeux et l'on est à Rome, dans cet hôtel face à la piazza Navona, où tous les jours un homme observe une femme qui s'assoit et qui souvent s'endort. [p, Libération, 24.01.2005]

Dans une hypothétique non marquée comme On ferme les yeux et l'on est à Rome, l’énonciation introduite par et se présente comme la continuation d’une conduite verbale préalable. C’est pourquoi nous décrivons la plupart des hypothétiques non marquées comme relevant de la routine {ACTION + CONTINUATION}. Mais symétriquement, la première

énonciation est réinterprétée comme un cadre fictif pour une énonciation ultérieure. Si on veut, les contraintes de niveau praxéologique vont dans les deux sens. Il nous semble que cette « corrélation » caractérise bien les hypothétiques non marquées : une énonciation ouvre un cadre fictif pour une seconde énonciation qui se présente elle-même comme la continuation de cette énonciation préalable116. Nous décrivons les constructions en si macro- syntaxiques et les hypothétiques inversées macro-syntaxiques, non articulées par le connecteur et, comme des routines {PRÉPARATION + ACTION}. La seconde énonciation ne se

présente pas comme la continuation de la première. D’une manière générale, nos hypothétiques non marquées oscillent entre ces deux types de routines.

115 Il faut également compter avec des suites d’énonciations qui ne réclament ni énonciation préalable, ni

énonciation subséquente. L’exemple suivant est de ce genre : il te plante cette bêche au milieu de ce jardin onze

heures du matin il prend la voiture fout la canne au-dessus il se barre je monte je prends ma douche tout bien [o

< Blanche-Benveniste & al.].

1.4.3. La période

La période est une unité démarquée par l’intonation. Elle est constituée d’une suite d’une ou de plusieurs énonciations dont la dernière est assortie d’un intonème conclusif. Cet intonème est suivi généralement d’une pause et d’un restart de la ligne de déclinaison117. Une période se présente comme une suite d’énonciations de clauses qui transforme un état initial de M en un nouvel état de la mémoire satisfaisant pour les partenaires de l’interaction (= une sorte de mini-programme actionnel clos [Berrendonner, 1993b : 22]). Une fin de période constitue une place transitionnelle virtuelle dans l’échange verbal118. Dans le fragment suivant, les regroupements [1] à [5] sont des périodes :

(9) <à propos d’un ours polaire> [1] (c’est impressionnant)S (pa=ce que i= s’ébroue devant vous)S

(moi i= m’en a mis plein d’=illeurs à la figure)F (de. de l’eau)N [2] (il était à peu près à un mètre

cinquante de moi)S (euh: il n’avait aucun air agressif)S (parce que moi je ne dégageais pas .

d’agressivité)F [3] (et ça l’animal le comprend et le sent tout à fait)F (hein)N [4] (et c’est des

souvenirs qui sont euh: pour moi:)S . (fabuleux)F. [5] (extraordinaires)F [r, corpus Nunavik, <

Sylvestre]

Le tour de parole (9) comprend cinq périodes de tailles diverses : d’un adjectif pour [5] à plusieurs énonciations pour [1]. Selon Berrendonner, la période est à décrire au moyen d’un modèle à états. Les énonciations figurent des transitions jusqu’à but visé, mais la planification se fait « sur le vif » :

Une période n’est pas faite d’unités disjointes, hiérarchiquement emboîtées, se suivant dans un ordre déterminé, et dont l’occurrence serait prescrite par des règles de complétude syntaxique fixées a priori. Bien au contraire, elle s’invente au fur et à mesure qu’elle se construit. Pour en figurer la structure, un modèle à états non déterministe semble donc être un moyen plus adéquat qu’un modèle « arborescent ». [Berrendonner, 2003 : 105]

Le niveau macro-syntaxique est une organisation syntagmatique qui relève de régularités d’ordre pragmatique. Le terme macro-syntaxe (ou pragma-syntaxe) désigne ce niveau d’analyse qui comprend en synergie des données prosodiques, des indices mimo-gestuels, des opérations de traitement inférentiel, etc. Berrendonner intègre donc une composante sémiologique dans la pragma-syntaxe.

Considérons les périodes (10a) et (10b) :

(10) (a) (prenez n’importe quel dictionnaire d’anglais)F

[exemple modifié à partir de 3b]

(b) <à propos d’un proverbe> [(prenez n’importe quel dictionnaire d’anglais)S]

A [(il est dedans)F]Z

[o]

La période minimale (10a) consiste simplement dans l’actualisation d’une clause à l’impératif. Il y a un rapport de rection entre le verbe et son régime direct. Dans (10b), la

117 On le sait, les contours intonatifs ont une fonction démarcative [Berrendonner, 1992 : 51 ; Sabio, 1996 : 351 ;

Blanche-Benveniste, 1999 : 17]. Les sujets parlants repèrent assez aisément une période achevée [Hazaël- Massieux, 1995 : 26], que celle-ci soit une interrogative, une exclamation, un allongement de syllabe stipulant que l’inachèvement est délibéré, etc. Un contour intonatif traduit un fait de substance phonique, alors que l’intonème, entité abstraite, vise une propriété fonctionnelle. Hazaël-Massieux [1983 ; 1995] et Lacheret [2003] parlent également de période dans leurs travaux, mais avec un contenu sensiblement différent.

118 La place transitionnelle est exploitée ou non par l’allocutaire. Elle peut aussi être marquée comme

clause à l’impératif incorpore un intonème continuatif et est énoncée en préface d’une unité discursive plus vaste. Il s’agit d’une période binaire : il n’y a pas de rapport de rection entre les deux constructions verbales, celle organisée autour de prenez et celle organisée autour de est. La relation que l’on construit entre A et Z est de nature pragmatique.

Voyons maintenant la structure en italique dans (11) :

(11) Vainqueur en l’an 2000 et l’an dernier, Savoldelli semble impressionner ses adversaires par son calme, par ses fantastiques qualités de descendeur, et par son sens tactique : « Tu commets une

erreur, il l’exploite », raconte Martinelli […] [p, La liberté, 05.05.2006]

La figure ci-dessous synthétise l’articulation des niveaux d’analyse :

PRAGMA- ⎧ MÉMOIRE Mi Mi+1 Mi+2

SYNTAXE ⎨

⎩ TEXTE E(Clause1)S E(Clause2)F

………...⎜...⎜...

⎜ ⎜

⎧ ⎜ ⎜

MORPHO-Tu commets une erreur il l’exploite

SYNTAXE ⎩

Figure 1 : L’articulation entre micro-syntaxe et macro-syntaxe (schéma inspiré de Berrendonner [2002b : 25 ])

Au plan morpho-syntaxique (au bas de la Figure 1.), deux îlots rectionnels sont manifestes : il n’y a pas de relation rectionnelle identifiable entre les deux clauses tu commets une erreur et il l’exploite. Au plan pragma-syntaxique, les deux clauses sont énoncées, munies de modalités diverses (par exemple, elles sont ou non prises en charge), et d’un schème prosodique, si c’est à l’oral. La figure 1. montre qu’un discours est apprécié comme une suite d’états de la mémoire discursive et ce sont les énonciations qui, en parallèle, relient ces divers états.

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