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Les indices favorisant une lecture hypothétique dans A

2. L E MODE DE CONSTRUCTION DE LA VALEUR HYPOTHÉTIQUE

2.2. Les indices favorisant une lecture hypothétique dans A

On ne reviendra pas sur le rôle des SN indéfinis à interprétation non spécifique fortement attestés dans le terme A. Pas d’extraction dans ces cas-là, le N en question n’ayant pas de stabilité référentielle. Ne demeure que l’évocation d’un ressortissant non élaboré d’une classe d’objets. Les marqueurs de quantité moindre dans A (un petit bout, un peu, un doigt, une miette) sont également nombreux. On ne s’attardera pas non plus sur les formes verbales au conditionnel comme en (2a) qui sont des indices massifs pour bâtir un espace fictif.

2.2.1. La non pertinence pragmatique de l’assertion A considérée isolément

Dans les configurations qui nous intéressent, le fait contenu dans A entre en conflit avec un élément validé dans M. L’assertion porte sur une donnée qui contrevient à une évidence perceptive :

(9) (a) <le caméraman demande à un homme armé s’il pourrait tirer sur quelqu’un> (c’est la guerre)S

(je vous tue)F [o tv, sous-titrage, documentaire]

(b) <après une action de jeu, dans un match de football> (ah la la)F (i= fait un bon contrôle)S (il

marque)F [o tv]

(c) <à propos du graissage d’outils> (ça c’est d= la graisse)S (i= coule l’eau)S (ça mouille pas)F [o

tv, 17.03.2005, locuteur valaisan]

(d) <à propos de prunes> (elles sont pas mûres)F (tu secoues)S (y’en a pas qui tombent)F [o]

(e) <à propos d’un garage trop étroit> (tu bouges un peu l= volant)S (t’es dedans)F [o]

L’assertion <c’est la guerre> de (9a) ne peut pas être tenue pour vraie en situation : il est publiquement valide que le pays en question n’est pas en guerre. Dans (9b), il est manifeste que la séquence de jeu est terminée et que le mauvais contrôle du joueur a fait avorter

249 L’exploitation métrique est observable dans certains proverbes (tel père, tel fils) et dans la publicité : cf.

l’alexandrin Vous avez le profil, nous avons le réseau ! [pub pour une agence de travail temporaire] ; on compte deux fois sept syllabes dans la publicité reproduite sous (11d), infra. Peut-être cet autre alexandrin recopié sur un distributeur de (mauvais) café favorise-t-il une sur-interprétation globale de la construction : lampe verte allumée

l’action. Ici, il est remarquable que le présent de l’indicatif ne contre-indique pas une valeur « contrefactuelle » : dans le référentiel de base, le joueur n’a pas fait un bon contrôle du ballon et, en conséquence, il n’a pas marqué. L’assertion <il coule l’eau> de (9c) va à l’encontre des données d’expérience partagées par le locuteur et l’allocutaire. Ces assertions constituent des anomalies pragmatiques dans la situation d’énonciation. Il s’agit d’un type de contradiction qui se résout en construisant un espace fictif. La cohérence est rétablie par le fait que la vérité de l’assertion – celle d’un terme de la contradiction – est effective dans un univers distinct de celui de la « réalité ».

Le contenu de l’énonciation A entre en contradiction avec des manifestations perceptives publiquement partagées ; pour « normaliser » cette énonciation, la réinterprétation inférentielle consiste à construire un monde fictif où elle serait valable250. Il va de soi que ces « accidents informatifs » (le surgissement de données contradictoires) sont délibérés. En général, on évite d’installer une situation discursive incompatible avec des données non négociables de M, par exemple une évidence dans la situation d’énonciation ; si cela arrive, des calculs sont engagés afin de récupérer la cohérence. Si on adopte une perspective pragmatique, la transgression est relative, il s’agit de stratégies discursives conventionnelles. Il est pragmatiquement déviant d’énoncer quelque chose qui s’impose à l’esprit des partenaires de l’énonciation en détaillant par exemple ce que l’allocutaire est en train de faire. Les assertions <tu secoues> et <tu bouges un peu le volant> en (9d)-(e) sont non pertinentes parce qu’elles font mine de constater une évidence. Mais surtout – et c’est là le point central – elles ont un caractère déroutant, puisque dans la situation, respectivement, l’allocutaire ne secoue pas un arbre, n’a pas un volant en mains et ne donne pas du pouvoir aux femmes. Cela oblige l’interlocuteur à valider le fait asserté dans un espace alternatif. L’assertion est versée dans M, mais dans un domaine modal particulier. Dans la plupart des exemples collectés, l’assertion A est non pertinente (rien n’autorise sa validation), puisqu’elle contredit de manière flagrante une donnée d’expérience délivrée dans la situation d’énonciation.

Examinons un phénomène identique dans des périodes préfacées par il y a :

(10) (a) <le passager d’une voiture entame un sandwich> (y’a une miette dans ma bagnole)S (j=

t’arrache la tête)F [o]

(b) (sous l= chapiteau y’avait des securitas)S (ben j= peux t= dire qu= y’en avait un qui bougeait)S

(il était loin)F (hein)N [o]

(c) (i= répare les machines à café)F (il est l= patron)F (tu comprends)S (y’a une panne le soir)S (c’est

lui qui va)F [o, 07.08.2004]

Selon Riegel & al. [1994 : 160], il y a impose le sens spécifique. Cependant, les exemples (10) montrent que l’interprétation non-spécifique est parfaitement licite avec il y a. Dans (10a), l’information patente selon laquelle le passager entame un sandwich est versée dans M. Cela suggère qu’il n’y a pas encore de miettes ; l’énonciation <y’a une miette> ne pose donc pas l’existence d’un référent – cette existence ne pourrait pas être fondée sur une donnée d’expérience livrée dans le contexte – mais installe un référentiel fictif. Le fragment (10b)

250 L’énonciation A viole la contrainte d’informativité, ce qui déclenche également un calcul d’implicite. Il est

clair que quand un locuteur énonce <tu bouges un doigt>, il transmet de l’information. Cette énonciation engage un calcul d’inférence : ou le locuteur affirme une évidence pour une raison bien précise, ou il ouvre un espace alternatif. Ici c’est en quelque sorte la qualité de l’information qui entraîne un processus interprétatif.

présente un y’avait à interprétation spécifique dans la première clause et dans la suivante un y’en avait qui présente une lecture non-spécifique251 ; de plus, il est malaisé de rétablir la pertinence pragmatique d’une assertion autosuffisante <je peux te dire qu’il y en avait un qui bougeait>. Pour (10c), <y’a une panne le soir> ne constitue pas une assertion dont la vérité est assumable par un véridicteur dans la situation d’énonciation. Ces diptyques activent un principe pragmatique qui enjoint de rechercher la pertinence d’une énonciation en apparence inadaptée aux circonstances.

2.2.2. Les déictiques « cursifs »

Les pronoms de deuxième personne – surtout au singulier – sont sur-représentés, dans notre corpus. Les autres pronoms personnels ne sont pas exclus dans A, mais sont moins communs. L’instance que désigne le pronom personnel tu est très souvent identifiée hors de la situation d’énonciation, ce qui favorise l’interprétation hypothétique :

(11) (a) <à propos d’un bébé> (il arrive pas à marcher à quat= pattes)F (tu l= mets à plat ventre)S (il

arrive pas à se mettre à quat= pattes)F [o]

(b) <à propos d’une chaîne de tronçonneuse> (c’est une chaîne)S (faut pas aller dans terre)F (tu vas

dans terre)S (elle coupe plus)F [o]

(c) <un supporter à propos d’un match de l’équipe suisse de football> (tu les bats)S (tu leur passes

devant)F [o tv, 08.09.2002]

(d) Vous avez la volonté, nous avons la solution. [pub]

Comme pour les exemples précédents, le fait contenu dans le membre A, par exemple en (11a), ne peut pas être constatif : on y voit un fait imaginé introduit sous une modalité du type « supposons ». Dans la série (11), tu réfère au destinataire, mais il s’agit d’un emploi particulier, dans le sens où l’instance à qui on s’adresse s’ancre dans un référentiel fictif. Cela contribue à la construction d’une situation imaginaire dans laquelle l’énonciataire serait le protagoniste (supposons que tu le mettes à plat ventre, dans 11a). Ces pronoms renvoient à un énonciataire cursif, non singulier. En effet, il est courant dans ce type d’exemples que le pronom tu (ou le vous de politesse) ne désigne pas à proprement parler la personne singulière à qui on parle dans les circonstances présentes252. La stratégie mise en place vise à bloquer l’identification d’une constante référentielle et d’opérer ainsi une déconnexion d’avec la situation d’énonciation. Une connivence est établie avec l’interlocuteur qui est convié à devenir le protagoniste de la situation construite : Kerbrat-Orecchioni [1997 : 62-63] parlerait d’une « énallage de personne ». L’opération consiste à interdire de lier la variable déictique avec une valeur individuelle identifiable dans la situation d’énonciation. Dans certains exemples, tout énonciataire est susceptible de répondre au prédicat, autrement dit tout individu peut être énonciataire (tu est paraphrasable par quiconque). Le pronom tu renvoie à une « personne de discours », mais cette instance est inscrite dans un référentiel alternatif.

251 Dans une pseudo-clivée comme y’a un seul problème c’est le transport, le premier terme est une clause qui

pose l’existence d’un fait. Dans une hypothétique comme y’a un seul problème, je claque la porte le premier terme évoque le surgissement d’un fait ; y’a un problème alterne avec s’il survient un problème.

252 [Reichler-]Béguelin [1997] analyse ces emplois « génériques » des déictiques qui ne sont pas en relation avec

Dans ces hypothétiques, si le référent n’est pas accessible hic et nunc et le prédicat reste insaturé dans le référentiel par défaut, c’est que le pronom tu conduit à une lecture « cursive »253. Une inférence est convoquée pour élaborer un espace d’interprétation pour le déictique.

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