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L’opposition entre condition et hypothèse

1. R ÉFLEXION SUR QUELQUES NOTIONS CENTRALES

1.2. L’opposition entre condition et hypothèse

1.2.1. La notion de condition

Le concept de condition est difficile à situer au milieu des termes suivants que l’on retrouve dans les descriptions des linguistes : supposition – éventualité – implication – hypothèse. Le Bidois [1952 : 220 ; 1938 : 521-523] oppose la condition à l’éventualité (ou hypothèse, supposition). La condition présenterait un rapport de consécution (Si vous parlez, vous compromettez l’avenir de l’affaire), contrairement à l’éventualité (Si vous partez, je ne vous accompagne pas). Dans ce second cas de figure, le départ n’est pas la cause du « non accompagnement ». Mais il y a bien sûr de nombreux cas indécidables, comme le souligne Brunot [1922 : 869-870]. La distinction entre condition et supposition/éventualité est souvent bien admise, mais en général les spécialistes n’utilisent que le terme de condition(nelle) pour décrire les structures en si circonstancielles ou présumées circonstancielles32. Le recours au

concept de condition oblige les linguistes à marginaliser des constructions. Ainsi Jespersen – cité par Haiman [1978 : 581] – parle de « pseudo-conditionals » pour des structures comme If I was a bad carpenter, I was a worse tailor (≅ Si j’étais un mauvais charpentier, j’étais un tailleur pire encore). Sweetser [1990 : 118], à propos d’exemples qu’elle nomme « speech-act conditionals », écrit qu’elles « tendent à être conditionnelles » (‘purport’ to be conditional). A travers la littérature scientifique, trois approches du concept de condition sont manifestes :

(i) Une condition est définie formellement par le morphème si : toute si-P est une conditionnelle, pour Hanse, Corblin et Söhrman. Pour Hanse – cité par Renchon [1967 : 78] – seule une construction en si peut être conditionnelle, puisque si marquerait la condition. Corblin [2002 : 87-89] semble appliquer le terme de « conditionnelle » à toute phrase en si. Il opère une séparation en deux groupes : les hypothétiques (Si Pierre a acheté ce livre, je le lui emprunterai) et les factuelles (Si Pierre aime un livre, il l’achète) – du coup, les itératives (cf. 2d, supra) sont non hypothétiques33. Les conditionnelles hypothétiques comprennent des éventuelles (S’il a triché, il sera exclu) et des contrefactuelles (Si Louis XVI n’avait pas été guillotiné, la France aurait un Roi). Pour Söhrman [2002 : 195], une construction conditionnelle est une phrase non interrogative introduite par si. Chez ces auteurs, la notion de condition s’applique donc à toutes les constructions en si et seulement à elles.

(ii) La position de Le Bidois, Renchon, Sandfeld, Desclés & Guentchéva et de Vogüé est différente. Une condition se définit sémantiquement par un type de rapport entre deux éléments ; cette relation n’est pas forcément l’apanage des si-P. Selon Le Bidois [1938 : 522] et Renchon [1967 : 78], les concessives et les temporelles sont aussi susceptibles d’être soumises à une condition. Chez Sandfeld [1965 : 517-518],

32 Chez de Vogüé [1999], la paraphrase est un des critères pour distinguer une supposition d’une éventualité : s’il

est vrai que pour la première et s’il arrive que pour la seconde. Il y aurait des marqueurs spécialisés de

supposition, comme il y aurait des marqueurs d’éventualité. De même, un énoncé serait conditionnel si on peut le paraphraser avec dans cette condition-là.

33 Pour Thumm [2000], les factuelles ‘paratactiques’ – par exemple les temporelles, comme (2a-b-c) supra – (qui

n’ouvrent pas d’espace alternatif), ne sont pas des conditionnelles. Thumm appelle « conditionnelle » ce que Corblin appelle « hypothétique ».

il est fait mention d’une « cause conditionnelle » qui peut prendre également la forme d’une interrogative totale ou d’une injonction. Pour Desclés & Guentchéva [2001], un oiseau qui possède des plumes noires est un corbeau est une conditionnelle au même titre que si un oiseau a des plumes noires, c’est un corbeau. De Vogüé [2001 : 27] admet que certains emplois de quand relèvent de la condition. Pour ces spécialistes, il y a des constructions à interprétation conditionnelle qui ne sont pas des si-P. La notion de condition engloberait des tours que l’on ne rangerait peut-être pas intuitivement parmi les hypothétiques.

(iii) Enfin, chez Grevisse, Montolío-Durán et Auer, une condition peut-être appréciée comme une si-P particulière, définie par des caractéristiques sémantiques. Ainsi, pour Grevisse – cité par Renchon [1967 : 77] – lorsque la construction en si a une interprétation temporelle, elle perd sa valeur conditionnelle. Montolío-Durán [1999 : 3647-3648] adopte un point de vue courant – cf. celui de Le Bidois supra – sur l’opposition sémantique entre condition et hypothèse : la condition est généralement définie comme la situation indispensable pour l’existence de l’« apodose ». Mais elle se garde de ranger toutes les si-P dans les conditionnelles :

(5) (a) Si mañana hace sol, iremos a la playa (≅ S’il fait beau demain, nous irons à la plage) [< Montolío-Durán]

(b) Si te encuentras mal, nuestro vecino el médico acaba de llegar a casa (≅ Si tu te sens mal, notre voisin le médecin vient d’arriver à la maison) [< ibid.]

Dans la « conditionnelle » (5a), la possibilité d’aller à la plage dépend de la présence du soleil, alors que dans (5b) il n’y a pas de relation de nécessité entre le contenu du premier terme et celui du second. En conséquence, selon l’auteur, toutes les si-P ne sont pas des conditionnelles34. Enfin Auer [2000 : 7] rejoint la position de Grevisse : selon lui, les wenn-clauses de l’allemand ne peuvent pas être appelées conditional clauses parce qu’elles ont parfois une interprétation temporelle. En résumé, pour ces auteurs, il y a parmi les constructions en si, des conditionnelles et des non conditionnelles.

Les définitions de la notion de condition naviguent de la morpho-syntaxe (cas i) à la sémantique (cas ii et iii). Ceci n’est pas étonnant, puisqu’en logique formelle, une conditionnelle est définie par un connecteur et par un type de rapport qu’elle instaure entre deux états-de-faits. Ainsi, une « conditionnelle », pour Bonami & Godard [2005] est un énoncé introduit par si (cas i) : une construction à interprétation « factuelle » entre dans un « système conditionnel » (Si Marie regrette que Paul soit en retard, c’est qu’elle ne le connaît pas)35. Mais le fait que, selon ces mêmes auteurs, une si-P « exprime » la condition (cas ii et iii) fait penser qu’ils s’accommodent d’une définition oscillant entre sens et forme36. Il vaut mieux convenir avec Dancygier & Sweetser [2006 : 9] que « we simply lack a linguistically useful definition of conditionality ».

34 Le chapitre de Montolío-Durán s’intitule pourtant Las construcciones condicionales.

35 Cet énoncé introduit par si illustre à lui seul le caractère très artificiel des exemples présentés dans l’article de

Bonami & Godard.

1.2.2. La notion d’hypothèse

Montolío-Durán [1999 : 3647-3648] rappelle que c’est un lieu commun de considérer que l’idée de condition coïncide avec celle d’hypothèse. Les deux concepts se recouvrent d’ailleurs dans de nombreux travaux et dictionnaires37. Le contenu de la notion d’hypothèse, en plus de se confondre avec celui de la condition, varie d’un chercheur à l’autre, surtout à propos des « contrefactuelles ». Par exemple, la position de Montolío-Durán est radicalement opposée à celle d’auteurs comme Comrie ou Johnson-Laird. Selon Montolío-Durán, un énoncé conditionnel qui renvoie à des expériences passées ne peut pas être hypothétique. C’est le cas des contrefactuelles :

(6) Si nuestros padres hubieran sido ricos, nosotros habríamos estudiado en el extranjero (≅ Si nos parents avaient été riches, nous aurions étudié à l’étranger) [< Montolío-Durán]

Dans le cas d’une conditionnelle hypothétique, l’antécédent constituerait une conjecture sur un fait qui peut ou non se vérifier dans le futur, comme dans cet énoncé :

(7) Si tenemos suficiente dinero, el próximo año viajaremos seis meses por el desierto (≅ Si nous avons assez d’argent, l’an prochain nous voyagerons six mois dans le désert) [< Montolío-Durán]

Une supposition <avoir assez d’argent> est établie, de laquelle est issue une conséquence <voyager dans le désert> pour le cas où elle s’accomplirait. Les conditionnelles hypothétiques introduisent une conjecture, elles sont dites prédictives (predictivas)38.

Comrie [1986 : 88sq], pour sa part, distingue des « degrés d’hypothéticalité » définis ainsi : « the degree of probability of realization of the situations referred to in the conditional, and more especially in the protasis ». Quand l’hypothéticalité augmente, la probabilité de réalisation diminue, et inversement (hypothéticalité et probabilité sont inversement proportionnelles). Une contrefactuelle présente par conséquent un haut degré d’hypothéticalité et constitue, si on veut, l’hypothétique par excellence, exactement à l’inverse de ce que postule Montolío-Durán. Pour sa part, Johnson-Laird [1986 : 65sq] distingue trois classes de « state of affairs » :

1) Actual state : Elizabeth II is the queen of England (≅ Elisabeth II est la reine d’Angleterre)

2) Real possibility state : If Elizabeth II abdicates… (≅ Si Elisabeth II abdiquait…) 3) Hypothetical state : If Elizabeth II had abdicated (≅ Si Elisabeth II avait abdiqué…)

37 Un coup d’œil dans le TLFi confirme la chose : à l’entrée conditionnel, on lit : « proposition conditionnelle

(synon. hypothétique) » ! L’entrée hypothétique est cohérente puisqu’elle propose conditionnelle comme synonyme. Dans la Grammaire Larousse de Chevalier & al. [1987 : 137], on lit : « Une phrase est dite ‘hypothétique’ lorsqu’un de ses éléments exprime une supposition qui est généralement aussi la condition d’un fait qui suit ». Sandfeld [1965 : 352] ne semble pas non plus spécialiser l’emploi de la notion de condition : « De différentes manières, la condition est présentée comme une supposition ». Idem dans cette formulation de Renchon [1967 : 131] à propos de si, qui serait un « indice d’hypothèse en subordonnée conditionnante ».

38 Dancygier & Sweetser [2006] centrent également leur étude sur le concept de prédiction, mais elles font des

On comprend que les contrefactuelles tombent sous 3). Comme Comrie, Johnson-Laird ne met pas le même contenu que Montolío-Durán sous le concept d’hypothèse, cette dernière réservant semble-t-il la notion d’hypothèse pour les cas 2) de Johnson-Laird. La position de Corblin (supra, § 1.2.1., i) rejoint celle de Comrie et Johnson-Laird. On pourrait rapprocher la position de Montolío-Durán de celle de Ducrot [1972] qui préfère supposition à hypothèse, ce qui lui évite d’utiliser le second terme pour dénommer un fait dont on sait qu’il est non réalisé39.

Comme pour la notion de condition, la terminologie est adaptative. Les linguistes spécialisent le terme hypothèse par pure commodité et il est vain de prétendre donner un contenu stable aux notions de condition et d’hypothèse. Celles-ci sont trop polysémiques40. Il est plus intéressant de se pencher sur la fonction assignée au métalangage, à l’usage qui en est fait. Dans notre étude, la notion de condition, associée au morphème si et à une conception référentialiste-logiciste41 sera autant que possible exclue du métalangage. Un nombre considérable de constructions que l’on souhaite décrire supportent mal une paraphrase en à condition de / que :

(8) (a) « Ce qui est décisif, c'est que Basso fait face à des preuves accablantes. Et si Basso a été en contact avec Fuentes, il m'aura menti et trahi par conséquent toute l'équipe et les valeurs que nous défendons, et il sera alors un homme fini chez CSC », a conclu Riis. [w, lequipe.fr]

(a’) ? A condition que Basso ait été en contact avec Fuentes, il m’aura menti… (b) Touchez-y, vous verrez ce qui vous arrivera. [< Frei]

(b’) ? A condition d’y toucher, vous verrez ce qui vous arrivera.

De Vogüé [2001 : 21] écrit : « On admet que les énoncés qui relèvent du champ de la condition sont ceux qui peuvent être glosés à l’aide du terme de condition ». De l’aveu même de l’auteur, une telle définition place hors du champ de la condition des exemples comme :

(9) (a) S’il est riche, il n’est pas milliardaire. [< de Vogüé]

(b) *S’il est riche, dans ces conditions-là, il n’est pas milliardaire. [ibid.]

Attribuer la dénomination de « conditionnelles » à une construction qui ne se glose pas par à condition de / que peut paraître discutable.

Les mêmes problèmes se posent pour l’hypothèse si on veut définir le concept au moyen des paraphrases en au cas où, dans l’éventualité où [Anscombre, 2004]. On a pourtant choisi d’utiliser le concept d’hypothèse, sans toutefois recourir à la paraphrase, ceci afin d’éviter de retomber sur une partition hypothétique VS factuelle : on veut en effet intégrer les

« factuelles » dans le domaine de l’hypothèse. Le contenu du concept d’hypothèse est certes

39 Signalons encore que Rocq-Migette [1997 : 10] réserve le terme d’hypothèse pour ce qui relève de

l’éventualité et utilise hypothétique pour les contrefactuelles.

40 Cf. Peirce [1984 : 203n] qui liste huit acceptions distinctes pour le mot hypothèse.

41 Les notions héritées de la logique formelle sont très présentes dans les travaux sur si : les binômes antécédent /

conséquent sont couramment employés, de même que la notion d’implication au niveau sémantique ; ainsi, pour

les exemples du genre si tu as soif, il y a de la bière, il est souvent affirmé que l’acte de langage A implique l’actualisation de l’acte de langage Z. Le logicisme est dual – cela se comprend – du référentialisme. Par exemple, la distinction entre mondes accidentellement contrefactuels et mondes essentiellement contrefactuels – signalée par Montolío-Durán [1999 : 3660] – relève des deux domaines.

tout aussi flou que celui de condition, mais il nous semble transporter moins d’a priori théoriques. La plasticité de la notion d’hypothèse permet d’intégrer à ce concept au moins deux composantes sémantiques :

1) L’ouverture d’un univers de fiction (Comrie). 2) Une opération de prédiction (Montolío-Durán).

Selon que l’on donne la primauté à 1) ou à 2), on aboutit à des contenus différents pour la notion, ce qui provoque une dispersion terminologique. Pour notre part, nous opterons pour la position 1), du moins à ce stade de notre recherche. Quand on parlera d’hypothèse, on visera une propriété sémantique, l’ouverture d’un référentiel fictif42.

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